Le sculpteur - 4

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Sœur Alix achevait d’étendre la literie, en extérieur, profitant du soleil de septembre, lorsqu’on vint l’avertir qu’un arrivant nécessitait des soins. Elle tira sur ses manches roulées et rajusta son voile pour aller l’accueillir. Elle trouva deux visiteurs plantés au milieu du potager, semblant contempler les rangées de légumes. L’un était un grand échalas vêtu de mauvaise toile, aux yeux perçants : il se tenait légèrement en retrait de l’autre, plutôt petit, encapuchonné d’une chape de baladin. Quand ce dernier leva les yeux vers elle, Alix crut un instant qu’il s’agissait d’un jeune garçon, mais le voyageur rabattit alors sa capuche et un flot épais de cheveux châtains coula dans son dos. La jeune femme se tenait drôlement, une main dissimulée sous son autre bras, même lorsqu’elle avait levé celui-ci pour ôter sa capuche. Ses yeux étaient anormalement brillants et ses joues étaient roses : sœur Alix vit tout de suite qu’elle avait un peu de fièvre.

– Vous êtes l’abbesse ?

– Non point, je suis sœur Alix. Voulez-vous entrer prendre un peu d’eau ? Vous devez avoir soif, par cette chaleur.

– Je vous remercie. Je ne m’attarderai pas. Je souhaiterais seulement rencontrer l’abbesse.

– Vous la verrez en temps utile, dit sœur Alix sans s’engager. Suivez-moi. Qu’avez-vous à la main ?

– Rien de grave, fit la jeune femme en serrant davantage son bras autour de sa main cachée.

Pourtant, sœur Alix était sûre que c’était la raison pour laquelle on lui avait affirmé qu’elle nécessitait des soins.

– Allons, montrez-moi.

La voyageuse finit lui tendre sa main à contrecœur. Elle était rouge et enflée : les deux derniers doigts manquaient, et suppuraient. L’homme derrière elle observait chacun des gestes de la religieuse avec un regard vigilant. Il faisait l’effet à Alix d’un garde du corps.

– Ça s’est infectée, constata sœur Alix. Il faut soigner cela.

– Non, non… ça commençait à guérir.

– Eh bien, vous n’avez pas gardé votre plaie suffisamment propre, et l’infection est repartie.

– Je voudrais simplement rencontrer l’abbesse… je ne veux pas m’attarder…

– Mais vous êtes blessée et vous avez de la fièvre. Vous ne pouvez pas partir ainsi. L’infection est encore récente, on doit pouvoir la faire régresser : si vous attendez davantage, il faudra vous couper la main.

La jeune femme déglutit. Sœur Alix la prit d’un geste doux mais ferme par l’épaule et elle se laissa entraîner sans résistance.

***

Jehanne s’éveilla d’un long sommeil d’épuisement dans lequel elle ne se souvenait pas avoir sombré. Elle se trouvait dans une petite pièce emplies d’entêtantes fragrances végétales. Sa main l’élança vivement, tirant son esprit de la brume : elle se souvint de son trajet, accompagnée de Tourse le Fauconnier, jusqu’à l’abbaye des Clarisses. Elle était à l’infirmerie, où sœur Alix était venue nettoyer sa main et lui donner une potion pour vaincre l’infection. Elle baissa les yeux sur sa main mutilée : une fois de plus, la conscience de sa chair perdue, qui jamais ne reviendrait s’attacher au reste de son corps, lui retourna l’estomac. Elle se força à l’examiner sous tous les angles, malgré l’envie qu’elle avait d’en détourner les yeux, d’observer avec soin les zones boursouflés, cramoisis, où la cicatrisation commençait à arrondir l’arrête de la blessure. Des traînées noirâtres apparaissaient sur les moignons ; elle sentait le sang y affleurer et battre douloureusement. L’idée qu’il faudrait lui couper toute la main, si la gangrène s’y installait, la terrifiait. Bien des personnes subissent des pertes tant plus graves, songea-t-elle. Ne suis-je donc pas plus brave que le moindre des soldats ? N’aurais-je pas dû me préoccuper bien davantage de ma fille ? D’une certaine façon, les deux sont liés, songea-t-elle abruptement. Mais la logique de la chose lui échappa à peine l’idée se forma-t-elle dans son esprit.

Elle regarda autour d’elle, la pièce simple et obscure, les pots à herbe séchée sur les étagères, un petit coffret qu’elle reconnut pour être une trousse à outils chirurgicaux, la paillasse sur laquelle elle reposait. Daniel a été soigné ici, très certainement, réalisa-t-elle. Blessé, aux dires de Matthieu d’Arras, comme au sortir d’un combat mortel. Était-ce du fait de Victor de Galefeuille ? Quand elle y songeait, sa poitrine se serrait douloureusement et une bouffée de colère faisait pulser son cœur. Si un jour je suis à nouveau une noble dame, songea-t-elle, je le leur ferai payer à tous. Comme elle serrait inconsciemment les poings, la douleur fusa dans sa main mutilée. Daniel avait sans doute souffert bien davantage. Mis bien plus de temps à se remettre. Et cela pour protéger ma fille. Je ne peux pas être moins forte que lui, estima-t-elle.

Se massant le poignet, elle songea à ce coup du sort qui avait réuni sa fille et son ancien amant. Elle se souvenait avoir confié Amelina à sa nourrice Lucie : comment s’était-elle retrouvée avec Daniel, qui devait alors être encore en Mourjevoic ? Mais il était revenu à Combelierre, pour tenter de sauver Vivian, se remembra-t-elle. Ensuite, il avait dû s’enfuir, et sa route avait d’une façon ou d’une autre croisé celle de Lucie et d’Amelina. Mais Mathieu le sculpteur avait bien dit que l’homme était seul avec l’enfant. Lucie avait-elle été tuée dans l’affrontement où Daniel avait été blessé ? Par quelle ironie divine la Providence avait-elle décidé de confier sa fille à celui qui avait été éloigné d’elle car on le soupçonnait d’en être le père ? Son regard tomba sur le crucifix pendu au mur. Elle le fixa sans ciller. Dieu aimait-il donc se jouer des desseins des hommes ?

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