Le sculpteur - 8
L’arrivée de Tourse et Jehanne au château comtal fut fort différente de celle de Daniel et Amelina. Contrairement à ce jour, ils trouvèrent l’entrée de la bâtisse hermétiquement fermée. Le pont-levis était levé, la herse rabattue, et des gardes veillaient du poste supérieur de la barbacane. Tout semblait indiquer que les habitants de la demeure s’attendaient à une attaque à tout moment.
Au moment où ils allaient être visibles des gardes, Tourse retint sa maîtresse :
– Dame, êtes-vous sûre que votre famille habite encore ces lieux ? Et si vous n’y trouviez que des ennemis ?
– Ce n’est pas probable, Tourse. Les Clarisses l’auraient su.
– Ce n’est pas probable, répéta-t-il, mais ce n’est pas impossible. Nous devrions interroger des habitants aux alentours avant de nous exposer devant ces remparts.
Jehanne tourna ses yeux vers la bâtisse. Le fauconnier croyait deviner ses pensées. C’était la demeure de son enfance, la propriété de sa lignée. C’était chez elle. Sa fille se trouvait peut-être là, à une épaisseur de mur. Elle avait fait un long chemin pour y parvenir. Elle hésita, fit un léger pas de recul. Tourse crut qu’elle allait se ranger à ses raisons. Puis soudain, un brusque carmin aux joues, elle se redressa et s’élança avec détermination vers le château. Il dut trotter pour la rejoindre.
– Je veux savoir, Tourse, dit-elle d’une voix étouffée lorsqu’il fut à sa hauteur. Je ne veux plus attendre. Ne te mets pas en danger pour moi.
– Ma dame, je ne vous abandonnerai pas à cet instant. Je ne vous laisserai pas aussi longtemps que vous ne m’en donnerez pas l’ordre.
Un bref sourire contenu éclaira brièvement le visage de Jehanne. Ils marchèrent côte à côte d’un pas vif, presque à courir, en direction de la forteresse.
***
– Hé ! Qui vive ?
– Jehanne de Beljour, comtesse de Beljour et duchesse d’Autremont ! Et Tourse le fauconnier, au service des ducs d’Autremont !
Tourse eut un petit hoquet vite réprimé. Jehanne avait hurlé pour se faire entendre par-dessus les douves, mais le vent portait sa voix. La tête ahurie du garde sur le poste supérieur de la barbacane se pencha davantage, puis il éclata de rire.
– Et moi, je suis le cardinal ! Allons, gueuse, déguerpis ! Tu n’as rien à faire ici.
– Depuis quand es-tu au service des comtes de Beljour, soldat ?
– Que peut te faire ? Disparais, si tu n’as point de commerce en ces murs. Le comte ne fait pas la charité !
Pendant qu’il parlait, une seconde tête était apparue près de la sienne. Des cheveux blonds-gris, agités par le vent. Il examina à son tour les visiteurs et, malgré la distance, Tourse vit ses traits se décomposer. Brusquement, il flanqua une bourrade à son voisin :
– Tais-toi, imbécile !
Son compagnon le regarda avec stupeur. Jehanne s’éclaira soudain.
– Claude Beau Regard ! cria-t-elle. Me reconnais-tu ?
Le dénommé Claude la fixait avec des yeux écarquillés. Il était pâle comme la mort, et pourtant sa voix résonna clair :
– Ne nous fais pas de mal, insepulti ! Nous sommes innocents des torts que tu as subis ! Epargne-nous…
Jehanne rit, d’un drôle de rire qui fit frissonner même Tourse. Comme il devait sembler sortir droit des catacombes aux oreilles des pauvres gardes !
– Je ne suis pas une revenante, Beau Regard ! Viens toucher cette main que je te tends. Tu la sentiras chaude de vie !
Elle tendit le bras, dans un geste d’invite. Il y eut un flottement sur les remparts. Claude se tourna vers son compagnon et lui murmura quelques mots. Ce dernier eut un geste d’assentiment, le visage figé d’effroi. Puis la tête de Claude disparut. Quelques minutes plus tard, alors que Tourse commençait à désespérer, un grincement se fit entendre et le pont-levis commença à s’abaisser. De l’autre côté, par une petite poterne, apparut la silhouette de l’homme aux cheveux blonds-gris. Il s’avança d’un pas décidé pour franchir les douves. Au fur et à mesure qu’il approchait des deux voyageurs, ses traits se firent plus distincts : c’était un homme assez vieux de visage, mais à l’expression déterminée et au corps encore robuste. Son apparente assurance se fendilla quelque peu cependant lorsqu’il se trouva à quelques mètres de Jehanne.
– Ma damoiselle… c’est vraiment vous ?
Jehanne lui tendit à nouveau sa main, la main intacte. Une émotion nouvelle, jumelle de celle du soldat, réchauffait ses traits.
– Je ne suis plus une damoiselle désormais, Claude. Mais je suis toujours Jehanne, celle à qui tu as appris à tirer à l’arc.
Le soldat tendit le bras, lui saisit la main, comme avec réticence d’abord. Puis il la serra. Jehanne sourit et, impulsivement, étreignit le corps massif. L’homme tressaillit, puis se détendit et referma à son tour les bras autour de Jehanne. Un soupir s’échappa de ses lèvres, un murmure que Tourse connaissait bien, pour l’avoir lui-même exprimé.
– Ô Jehanne, tu es vivante ! J’ai tant prié le Seigneur pour ton âme ! J’ai tant cru qu’elle errait, privée de sépulture, sans trouver le chemin du Ciel !
– Tes prières n’ont pas été vaines, Claude, doux ami. J’ai survécu à ma chute, mais j’ai perdu la mémoire pendant près de deux années. Dis-moi donc : les Beljour sont donc encore les maîtres en ces lieux ?
– Oh, damoiselle, si ce n’était le cas, vous ne m’y auriez pas trouvé, proclama Beau Regard.
« Sans doute », songea Tourse. « Tu te serais rebellé contre les usurpateurs. Mais si tu avais survécu à ta rébellion, tu te serais fait brigand, faute de ressources. » Le soldat relâcha son étreinte.
– Les Beljour possèdent toujours ce château, mais il est vrai que sire Stéphane craint à tout moment une attaque du duc Victor de Galefeuille… Venez donc. Je vais vous mener à votre famille.
Il fit demi-tour et les précéda à grands pas pour traverser le pont-levis. Jehanne eut un geste comme pour le retenir, mais il était déjà loin devant.
« Comme s’il craignait la question suivante », pensa Tourse. Cela ne lui parut pas bon signe.
La plupart des visages qu’ils croisèrent dans la cour semblèrent vaguement curieux de ces nouveaux visiteurs, mais pas aussi ébahis qu’il s’y attendait. Ce qui signifiait probablement qu’ils ne reconnaissaient pas Jehanne, et la réciproque semblait vraie : les yeux de la jeune femme voletaient de figure en figure, sans s’y arrêter. Claude héla une servante :
– Pauline, où est sire Stéphane ?
– Dans la grande salle des gardes, messire, avec sire Armand.
Claude les entraîna dans le donjon, et ils grimpèrent l’escalier en colimaçon jusqu’au premier étage. Ils débouchèrent sur une pièce assez vaste mais assez nue, aux grandes ouvertures permettant de surveiller l’extérieur. Un certain nombre d’hommes d’armes se trouvaient là. Ainsi qu’un jeune homme richement vêtu, manifestement en grande discussion avec un autre qui, au vu de sa vêture, semblait être quelque capitaine. D’une voix de stentor, qui n’était pas sans rappeler la manière dont Jehanne elle-même s’était présentée devant le château, Claude annonça :
– Messire, voici votre sœur, dame Jehanne de Beljour !
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