Le sculpteur - 10

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Les soldats se répandirent dans la cour en ménageant un grand espace pour Jehanne et Stéphane. La foule des curieux augmentaient au fur et à mesure que les habitants du château étaient mis au courant de l’évènement. Stéphane se débarrassa de la mante dont il était enveloppé, et Jehanne posa son arc et le carquois qui lui ceignait la ceinture. Le frère avait une épée d’excellente facture, Claude confia la sienne à la sœur. Elle dut la prendre à deux mains, affaiblie par sa blessure ; les spectateurs murmurèrent. Le duel ne promettait pas d’être équitable, et certains chuchotaient qu’il aurait dû être organisé d’après les règles d’un combat judiciaire, selon les traditions anciennes.

Claude donna le signal. Stéphane ne bougea pas, s’attendant à ce que Jehanne s’élance contre lui ; en quoi elle ne le déçut pas. Il crut qu’il pourrait aussitôt la cueillir à la pointe de l’épée, mais au dernier instant elle se déroba et se décala sur le côté : l’attaque n’avait été qu’une feinte, et Stéphane dut se retourner promptement pour être de nouveau face à elle. Ils se jaugèrent. Jehanne semblait beaucoup plus calme que lorsqu’elle l’avait attaquée dans le donjon. Un instant, l’image de leur mère se superposa à son visage. C’est la tresse, comprit Stéphane. Elle se coiffe à la manière dont le faisait notre mère, et la ressemblance en est accentuée. Il fut un bref instant troublé. Ils ne s’étaient jamais vraiment bien entendus, Jehanne et lui : la rivalité était trop prégnante dans leurs relations, et ils s’étaient souvent battus. Leur mère les séparait alors, bien souvent, puis après sa mort c’était leur père. Mais aujourd’hui personne ne les séparerait. Ils ne se battaient plus aux poings. Aujourd’hui, l’un d’eux devrait rester couché au sol.

Stéphane changea la position de son épée, et il vit la méfiance passer dans les yeux de Jehanne. Elle ne connaît pas les positions, les enchaînements de l’épée, songea Stéphane avec un sentiment de supériorité. Il avait appris cet art sérieusement, comme tout fils de noble : à Jehanne, on avait permis de s’amuser quelque peu avec les armes, surtout le tir à l’arc, mais jamais on ne lui avait véritablement enseigné à se battre. Elle n’y était pas destinée. « Tu le vois à présent », songea-t-il. « Tu n’as aucune chance contre moi. Je te prouverai lequel de nous deux mérite le titre. » Il profita de son incertitude pour attaquer. Il la déborda, et elle dut battre en retraite pour échapper à sa lame ; Stéphane rit tout haut, pour être entendu de tous. Il ne cessa pas de rire lorsqu’elle l’assaillit à son tour, parant facilement le coup de son épée ; soudain, Jehanne lâcha sa lame, et la brusque absence de résistance déséquilibra Stéphane. Il poussa un cri : Jehanne venait de lui planter de la main gauche un petit couteau dans la cuisse, puis le lui arracher tout aussitôt. Il lança son épée contre elle, mais elle s’était déjà éloignée. Stéphane tomba sur un genou, sous le choc de la blessure. La poussière de la cour buvait déjà son sang. La douleur le faisait haleter. Sa voix était rauque quand il protesta :

– Tricherie ! Tu te bats comme un détrousseur des bas-fonds !

Jehanne était debout face à lui, son petit couteau dégouttant de liquide vermillon. Ses yeux flamboyaient, et il réalisa qu’elle allait attaquer encore, qu’elle ne se soucierait pas de lui proposer la reddition. Il saisit l’épée qu’elle avait abandonnée et la planta au sol pour se relever avec effort. Jehanne chargea aussitôt ; mais elle ne le trouva pas aussi faible qu’elle pouvait s’y attendre. Il visa la tête, et elle n’eut pas le temps d’esquiver tout à fait : un jaillissement de sang apparut au bout de l’épée de Stéphane. Aussitôt après elle le renversait. Quand il toucha terre, Stéphane réalisa qu’elle l’avait poussé en appuyant sur le couteau qu’elle lui avait enfoncé dans la poitrine. Elle l’arracha brutalement, comme la première fois ; Stéphane poussa un horrible râle qui fit frémir toute l’assistance. Il y eut un cri de femme, quelque part, qui s’acheva dans un sanglot.

Jehanne s’apprêta à frapper encore, pour l’achever. Quelque chose suspendit son geste. Quelque chose dans la grimace de Stéphane, dans la manière dont il fermait les yeux en attendant le coup. Elle n’avait jamais tué un homme, pourtant elle l’avait frappé par deux fois sans la moindre hésitation. Si elle avait su toucher le cœur dès ces moments, il aurait été déjà mort. Alors pourquoi hésiter maintenant ? Elle s’imaginait soudain devant Daniel qui la regardait fratricide. Elle songeait à Claude qui disait « au nom de feu votre père… » Aux murs qui l’entourait et à l’abri desquels ils avaient grandi tous deux. Au sang qui coulait sur son propre visage et lui brouillait la vue d’un œil, à celui qui s’épanouissait en fleur hors du flanc de Stéphane, à celui d’Aubin qui avait été répandu dans cette même cour.

Elle se releva. Stéphane resta à terre.

***

– Vous êtes la maîtresse de Beljour désormais.

Jehanne agita sa jambe avec impatience depuis son siège. Elle s’était laissée soigner et baigner par Laurine et d’autres servantes. On avait déniché pour elle une de ses anciennes toilettes, une cotte brune dont on avait coupé une manche pour laisser libre son bras enturbanné. Son front aussi était ceint d’un linge – il lui faudrait plus tard affronter son reflet et la plaie qui la défigurait. Le sang battait douloureusement dans les moignons de ses doigts : pendant le combat, elle n’avait pas lâché la dague par calcul, mais parce que sa main diminuée l’avait trahie. Elle ne parvenait pas à rester quiète, aiguillonnée par la douleur lancinante de ses plaies et plus encore par une anxiété sourde.

– Qu’importe, Armand ? Je n’étais pas venue pour cela. Je souhaitais trouver ma fille avant toute chose, et j’ai échoué.

– Qu’importe ?

Le jeune homme qui lui faisait face fronça ses sourcils clairs au-dessus de ses yeux gris. Il avait un très beau visage aux traits réguliers, surmontés de cheveux blonds paille qui ressemblaient un peu à ceux de Vivian. La lenteur de ses mouvements se rompait parfois d’une réaction vive, comme à cet instant devant les paroles de Jehanne.

– Cela importe beaucoup pour nous tous. Tout le monde vous croyait disparue à jamais. Seriez-vous la seule à être indifférente à votre retour ici ?

Jehanne sourit avec excuse.

– Pardonne-moi, Armand. Je suis heureuse de retrouver ma demeure natale, bien sûr. De retrouver certains visages de mon enfance… le tien aussi. Je ne t’ai pas oublié.

Armand lui rendit son sourire. Jehanne et lui avaient été camarades autrefois sous la férule de Claude, le maître d’armes. Il était sincèrement heureux de la savoir en vie et de la retrouver. Sa joie s’accompagnait d’un espoir plus calculateur, un projet qui prenait forme dans sa tête. Il était charmé de la retrouver ainsi toute femme – moins jouvencelle que lorsqu’il l’avait vue partir en Autremont, mais bien plus séduisante dans sa maturité. Il aimait même ses cicatrices, ses blessures, ses doigts manquants ; et surtout, le regard qui en était assombri et comme recelant une force secrète. Jehanne était une comtesse célibataire, un magnifique parti. Lui était de moindre noblesse mais il était déjà capitaine malgré son jeune âge, et il comptait lui prouver qu’il était le plus loyal de ses hommes. Il se rêvait comte.

– J’aurais tant aimé que mon retour se passe autrement, expliqua Jehanne. Et comment retrouver ma fille à présent ? Je n’ai pas perdu espoir, Armand. J’ai juré de retrouver ma fille où qu’elle soit. Je ne peux pas abandonner maintenant pour m’occuper des affaires de Beljour.

– Mais comme comtesse, ma dame, vous avez bien plus de pouvoir pour retrouver votre fille. Vous pouvez envoyer vos hommes pour la chercher à votre place.

Il s’inclina et déclara :

– Ma dame, je vous suis entièrement dévoué. Sur un mot de vous, je parcourrai tout le royaume de France jusqu’à ce que j’ai trouvé votre fille.

La théâtralité de cette déclaration aurait pu prêter à sourire, si le sujet avait été moins grave aux yeux de la jeune comtesse. Elle le considéra. L’idée faisait du chemin dans sa tête. Envoyer plusieurs hommes fidèles et bien équipés, au lieu de sillonner le pays seule et désargentée… Oui, cela pouvait grandement augmenter ses chances de retrouver Amelina et Daniel, malgré le désir qu’elle avait de s’y engager en personne.

– Mon bel ami, je vous remercie et j’accepte votre aide. Choisissez pour moi, je vous prie, quelques hommes sur lesquels vous pouvez compter pour vous aider dans cette entreprise. Rappelez-vous que je ne suis pas la seule à chercher Amelina et que vous devrez opérer vos recherches avec le plus de discrétion possible. Il faudrait que je vous donne le plus d’éléments possible pour vous y aider…

Son regard devint flou, tandis qu’elle fouillait sa mémoire pour y démêler les informations utiles, ce qu’elle savait de Daniel et qui aurait pu guider Armand. Mais son esprit dansait comme un feu follet. Elle porta sans y penser la main à la blessure sur son front. Armand vit ce geste et compris le trouble extrême qui agitait sa comtesse.

– Ma dame, vous êtes exténuée. Ne vous demandez pas trop d’efforts pour le moment. Reposez-vous : je vais commencer à rassembler des hommes et à réunir des cartes. Nous nous reverrons les prochains jours pour discuter de la manière de mener ces recherches.

Elle fut touchée de sa sollicitude. Armand se pencha pour lui baiser la main, y mettant un rien plus de temps qu’il n’aurait dû. Il voulait la séduire, mais pas la scandaliser par une cour trop pressante et prématurée. Avec un dernier sourire, il prit congé.

Restée seule, Jehanne se sentit submergée par l’épuisement. Elle s’abandonna enfin dans son fauteuil. Son regard erra vers la fenêtre où elle ne voyait qu’un coin de rempart se découpant sur le ciel. Les notes d’un psaltérion se firent entendre, à peine au-dessus du bruit de fond de la cour. Une voix s’éleva, une mélodie qui aurait dû être joyeuse, mais qui était comme empreinte d’une noirceur indicible. Quelque chose secoua le cœur de Jehanne avant même qu’elle eut tout à fait reconnu la chanson. C’était la voix d’Aubin, qui psalmodiait une ballade familière : les souvenirs jaillirent comme une fontaine. Ils étaient assis, eux trois, devant les ménestrels qui contaient et chantaient l’histoire de ce pèlerin qui retrouvait la route de son foyer. Cela avait été de rares moments d’harmonies, où ils formaient une fratrie, sous le regard vigilant de leur père. Leur mère avait déjà disparu de ce tableau, mais son image demeurait dans beaucoup de leurs traits. Que devaient penser leurs parents depuis le Ciel, en voyant leurs enfants s’entre-déchirer ? Aubin chantait, grattait les cordes de sa main unique, autant pour elle, se dit Jehanne, que pour Stéphane, étendu sur le lit où il avait été soigné et attendait de savoir s’il allait vivre ou mourir. Sa voix était douce ainsi qu’il convenait à la ballade, et pourtant Jehanne y entendait des accents âpres. La fragile tapisserie de leur enfance commune était lacérée à jamais de longues entailles sanglantes. Les larmes se mirent à couler sur le visage de la jeune femme en longs sillons tièdes. Elle enfouit le visage dans ses mains.

– Comment en sommes-nous arrivés là ?

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