Le chancelier - 5
Les heures étaient longues mais Gontran était habitué aux longues vigilances. Il se faisait de temps en temps relayer de son poste de garde, mais il préférait dans l’ensemble assurer lui-même la surveillance de la chambre de Stéphane : ce dernier avait encore des partisans au château et Gontran redoutait qu’un autre que lui se laissât corrompre ou convaincre. Aubin, le chapelain ou quelque servante venait parfois lui apporter un brin de compagnie : Gontran attendait toujours ces moments avec impatience. Une fois et une seule, il avait reçu l’ordre de laisser entrer dame Hersande dans la chambre qui servait de prison à son époux. Elle n’avait pas masqué sa fureur à voir Gontran offrir sa loyauté à dame Jehanne plutôt qu’à Stéphane : elle l’avait traité de félon, de lâche, avait tenté de le souiller de tous les déshonneurs possibles. Gontran lui avait rappelé que sans lui Aubin l’eût tuée peut-être ; elle l’avait alors accusé d’avoir bien plutôt aidé à la fuite de Daniel, accusation qui lui avait déjà été sous-entendue, et qui lui avait valu d’être désigné à l’exécution du châtiment d’Aubin. Manière de punir en même temps le châtié et le châtiant… Hersande et Stéphane avaient aussi cru ainsi les dresser l’un contre l’autre comme des ennemis ; mais c’était l’inverse qui s’était produit. Gontran avait eu tout le temps de méditer sur les étranges ressorts qui agitent le cœur des hommes, et combien Hersande et Stéphane étaient pauvres à décrypter ces ressorts. Désormais Gontran eût donné sa vie pour se racheter auprès du plus jeune fils des Beljour : si fort était ce sentiment, qu’il lui fit même quitter son poste ce jour-là, lorsqu’il entendit Aubin crier dans l’escalier.
Il descendit précipitamment les marches, et trouva Aubin étendu à terre en travers des degrés, se protégeant le visage de son bras mutilé, et de l’autre tâchant en vain de se relever : il était aux prises avec deux serviteurs de dame Hersande dont les coups le faisait retomber au sol. Le soldat poussa un rugissement d’indignation. Les deux serviteurs aussitôt refluèrent et s’enfuirent comme des moineaux. Gontran hésita à les poursuivre, mais décida de se soucier d’abord de son jeune maître. Il se pencha sur lui.
– Sire Aubin, êtes-vous blessé ?
Le jeune homme se hissa sur ses coudes : son visage présentait quelques contusions et il saignait du nez.
– Ne vous relevez pas trop vite, conseilla Gontran. Vérifiez que vous n’avez rien de cassé.
– Non, rien, Gontran. Tu es arrivé à temps. Je n’ai pas trop de mal.
« Les lâches », songea Gontran. « S’y prendre à deux pour attaquer un homme qui n’a qu’une main ! »
– Que s’est-il passé ?
– Je ne saurais te dire : ces deux-là m’ont assailli en me croisant dans l’escalier, sans raison apparente…
Aubin soudain se fit pensif et il regarda Gontran d’un air étrange.
– Tu gardais la porte de Stéphane, n’est-ce pas ? Y a-t-il quelqu’un devant sa porte à l’instant où nous parlons ?
– Je… non, je… je vous ai entendu, et…
– Va vite, Gontran, coupa Aubin. Quelqu’un est peut-être en train d’essayer de faire évader Stéphane.
Gontran eut un sursaut.
– Va ! dit Aubin d’une voix impérieuse, et cette fois Gontran bondit à cet ordre.
La porte de Stéphane était toujours fermée ; les clefs n’étaient d’ailleurs nulle part ailleurs qu’à la ceinture de Gontran. Par acquit de conscience, Gontran ouvrit l’huis : Stéphane était couché en travers de ses couvertures et lui lança un bref regard interrogateur. Rassuré, Gontran referma la porte. Aubin apparut quelques minutes plus tard. Son nez ne coulait plus et en dehors de quelques traces de coups sur son visage, il semblait indemne.
– Il est toujours là, sire, assura le soldat.
***
Stéphane aussi avait entendu le cri d’Aubin, et le pas précipité du soldat volant à son secours. Sans perdre une minute, il s’était précipité vers les barreaux qui scellaient sa fenêtre : plusieurs vitraux avaient été déboîtés pour lui permettre de saisir à pleine main les tiges de fer. Depuis quelques semaines Stéphane était capable de se lever et avait recouvré la majeure partie de ses forces, ravivées par de réguliers exercices physiques qu’il effectuait dans le secret de sa prison, tout en prétendant par ailleurs être encore fort souffrant. Les jours précédents, il avait fait jouer un par un les tiges dans leur emplacement, et s’était efforcé de dégager celles qui étaient trop bien fixées. A force de s’user les ongles et tous les ustensiles qu’il avait sous la main contre la pierre, il était presque parvenu à détacher la grille de métal : il lui suffisait, il l’espérait, de tirer, mais ce ne se pouvait sans probablement générer un grand fracas. Grâce aux messages secrets qu’il échangeait avec Hersande, au moyen d’un rouleau dissimulé dans le pied de la timbale qu’on lui servait chaque jour, il était prévenu que ce jour-là il aurait l’occasion d’une diversion qui éloignerait provisoirement son gardien.
Stéphane s’arque-bouta vaillamment, fit jouer les tiges contre la pierre ; enfin la grille bascula légèrement. Il tira de toutes ses forces, raclant l’objet contre le moellon, le long des rigoles qu’il avait creusées pour faciliter le passage des barreaux ; si Gontran entendait cela, nul doute qu’il serait averti. Stéphane n’avait que quelques minutes avant son retour, il le savait, et la grille ne venait pas ; il s’autorisa un grognement d’effort, et enfin la résistance céda : il bascula en arrière, tenant les barreaux contre lui. Quelques carreaux restants se brisèrent sous l’impact. La douleur fusa dans sa jambe et lui arracha un second grognement ; mais il ne pouvait pas s’y attarder : déjà il entendait le pas de Gontran dans l’escalier. Il balaya du pied les débris de verre pour les dissimuler sous sa paillasse, puis se précipitant à la fenêtre, posa les barreaux descellés contre le linteau, et courut se réfugier de nouveau sous les couvertures comme un blessé récupérant. Il entendit des clefs fourrager la serrure, et un instant après le soldat passa la tête. Stéphane s’efforça de rester impassible, quoique son cœur battît à tout rompre et qu’il devait être encore rouge d’effort. Mais Gontran parut satisfait de le trouver là et ne songea pas à tourner le regard vers la fenêtre. Il referma la porte sans plus d’inquisition, au grand soulagement de Stéphane. Le jeune homme entendit le soldat échanger quelques mots avec Aubin, puis la discussion s’éteignit. Stéphane s’autorisa un soupir de soulagement. La ruse avait fonctionné.
Cette nuit, si Dieu le voulait, il était libre.
Annotations
Versions