Le songe - 1
Une île suspendue, nimbée de la lumière du soleil. Un palais céleste.
Cela faisait plusieurs fois que Daniel en rêvait. Encore et encore, le songe lui revenait avec ténacité, toujours plus précis, toujours plus lumineux. La radiance qui en émanait le touchait encore au moment où il se réveillait.
Mais l’obscurité l’environnait, et pendant un bref instant de panique, il se crut dans la geôle du château d’Autremont, lorsqu’il émergeait des visions données par la belladone et se retrouvait entre les mêmes murs infâmes. Puis il se rappelait où il se trouvait. Il était couché sur une paillasse, plusieurs couvertures un peu râpeuses sur lui et Amelina qui dormait blottie contre sa poitrine. Il entendait le souffle lourd de toutes les personnes qui dormaient dans la même pièce. L’air trop peu renouvelé était saturé de l’humidité des haleines et de l’odeur âcre des corps confinés. Le froid hivernal était tenu à distance par les murs d’argile qui rayonnaient encore de la chaleur du feu.
Daniel n’était pas malheureux. Il partageait le sort de milliers de personnes semblables à lui ; il avait connu la faim, il avait du pain désormais tous les jours ; il avait connu le froid et un foyer maintenant l’en protégeait. Il savait tout cela, et pourtant certains matins, comme celui-là, il ressentait une impression aiguë de déphasage, comme s’il volait la vie de quelqu’un d’autre sans l’avoir désirée. Depuis quelque temps, son esprit s’engluait dans une tristesse morne. Quoiqu’il n’eût pas grand-chose à faire d’indispensable en cette saison, ou peut-être justement à cause de cela, passer une journée lui semblait un effort trop grand. L’idée de répéter cet effort tous les jours lui paraissait insurmontable. Il se sentait las, si las ; comme fatigué d’être lui-même, de se réveiller tous les jours dans cette même peau, au milieu de toutes ces pensées absurdes qui le tourmentaient et le piquaient comme une nuée d’oiseaux sur une miche, sans le mener nulle part.
Depuis qu’il avait commencé à s’enfoncer dans cet état, le rêve s’était imposé, sa lumière comme un éclatant reproche aux ténèbres dont il se laissait envahir. Il ne tentait pas pourtant d’en saisir un sens : il se complaisait dans sa mélancolie et n’avait que bien peu la volonté de lutter contre elle. Tout au plus tâchait-il de faire bonne figure auprès d’Amelina – il croyait y parvenir.
***
Lorsqu’Amelina sortit de la demeure de l’ermite où elle prenait école, la neige avait commencé à tomber depuis déjà quelques heures.
Elle avait eu particulièrement hâte de quitter l’endroit ce jour-là. Tout le monde se doutait, au froid particulièrement piquant qui régnait, que la neige tomberait bientôt. Il faisait très froid dans l’ermitage où Thierry n’allumait que très peu de feu, et il avait été particulièrement difficile de faire entrer dans sa tête les notions que l’ermite s’évertuait à lui inculquer, à elle et ses trois jeunes compagnons de classe. Depuis un moment, Daniel avait cessé d’assister aux leçons.
Aussitôt lâchés, les enfants s’égaillèrent dans le bois. Amelina ne suivit pas ses camarades et prit son propre chemin, qui n’allait pas directement vers le village. Elle avait un ami auquel rendre visite auparavant.
Depuis quelques semaines, elle s’était liée d’amitié – du moins le voyait-elle ainsi – avec un tout jeune renard manifestement solitaire. Depuis le présent de Laurine, la petite se considérait amie des renards ; aussi, la première fois qu’elle l’avait rencontrée, n’avait-elle pas lâché l’animal de vue jusqu’à ce qu’elle découvre son trou. Depuis, elle y venait régulièrement, et l’animal, petit à petit, courait de moins en moins vite dans son refuge, se laissait approcher de plus en plus près. Elle avait fait une tradition de lui rendre visite après les classes. C’était aussi, sans qu’elle se le formule clairement ainsi, une manière pour elle de repousser le moment de rentrer – de se retrouver face à Daniel. Face à cette affliction inguérissable dont il semblait atteint. Elle aimait et idolâtrait son oncle, et pourtant ces derniers temps elle souffrait de se retrouver en sa présence, impuissante à ranimer plus que le fantôme de son sourire. Une force de vie habitait la petite fille qui la poussait à chercher des sources de joie plutôt que de tristesse.
La neige tombait de plus en plus drue ; Amelina s’amusa à chercher des trouées d’arbres pour cueillir les flocons du bout de la langue. Elle adorait sentir le grésillement de la glace qui fondait sur ses papilles et l’eau couler ensuite jusqu’à sa gorge. Parfois de gros paquets de neige tombait brusquement des branches. Une forme noire et rapide se laissa un instant entrevoir – peut-être une martre. Aucune bête dangereuse n’habitait ces bois, aussi Amelina ne ressentait-elle aucune peur. Le chemin vers le terrier était cependant bien long pour ses petites jambes.
***
Comme toujours pendant les trop courts jours d’hiver, la lumière commença très tôt à décliner. Daniel ouvrit la porte de la masure et observa d’un air soucieux les flocons qui tombaient encore et la couche épaisse de neige qui s’était déjà formée. Amelina aurait dû rentrer il y a au moins une heure, voire deux. Il savait qu’elle vadrouillait parfois un peu après avoir quitté l’ermitage, mais son absence devenait inquiétante.
– Ferme la porte, geignit Florent derrière lui. Il fait un froid à geler une statue de sel.
Daniel haussa un sourcil, fort peu réconforté de cette assertion.
– Amelina aurait dû rentrer déjà.
– Elle traîne souvent, non ?
– Oui, mais cela commence à faire longtemps. Je vais aller voir à l’ermitage.
Tout en parlant, Daniel saisit sa pelisse et s’en enveloppa.
– Tu devrais mettre des bottes, fit Florent avant qu’il eût passé la porte.
– Bah ! L’ermitage n’est pas loin, répliqua Daniel, et il disparut en prenant soin de fermer derrière lui.
La couche de neige sur le sol dehors était déjà épaisse, et Daniel grogna, songeant qu’il aurait dû s’enquérir d’Amelina plus tôt. Il se retrouva bientôt les pieds complètement trempés – Florent l’avait pourtant averti. Quand il eut atteint le bois, la neige se fit plus rare sur le sol, retenue encore par les frondaisons. La marche de Daniel en fut plus aisée et il ne fut pas long à atteindre l’ermitage. Tout y semblait désert. Le jeune homme frappa doucement d’abord, puis plus vigoureusement à l’huis. La figure revêche de l’ermite se laissa bientôt voir par l’ouverture. Il était frileusement pelotonné dans une couverture : l’air à l’intérieur était à peine plus tiède qu’à l’extérieur.
– Les enfants sont-ils encore ici ?
– Vous voyez bien que non.
– Mais Amelina… Amelina non plus ?
– Elle est partie en même temps que les autres.
Une boule d’anxiété gonfla aussitôt dans le ventre de Daniel.
– Depuis combien de temps ?
– Humpf… au moins une heure et demie ? Deux heures ?
En voyant l’expression de Daniel, il ajouta :
– Allons, elle n’a pas pu aller bien loin. Elle a dû aller s’amuser quelque part et peut-être s’égarer. Vous me pardonnerez, mais il fait froid dehors, conclut-il en repoussant doucement Daniel, et la porte se referma.
Daniel resta un moment indécis. Il était tenté de frapper à nouveau pour questionner Thierry mais il était clair qu’il n’en tirerait rien de plus. Il tourna le regard autour de lui sur le sol, mais il n’aperçut guère de traces en dehors du sentier que de nombreux pas avaient fini par tracer vers le village. Il le suivit de nouveau une minute, commença à appeler. Mais il fut bientôt de nouveau en vue de l’orée de bois ; pivotant les talons, il s’enfonça au hasard entre les arbres.
– Amelina ! Amia !
Un bruissement de feuillage lui indiqua qu’il avait effrayé quelque créature, mais nul autre son ne lui répondit. Daniel poursuivit sa progression. Son pas se faisait de plus en plus nerveux et rapide. L’air glacé lui brûlait la gorge, et son appel se faisait de plus en plus rauque. Bientôt il ne sut même plus où il se trouvait ; pourquoi n’était-il pas allé chercher de l’aide au village ? Des sortes d’éblouissements lui troublaient la vue, il reconnut les signes. La vieille migraine pointait. Il était terriblement seul dans le silence ouaté du bois, seul son appel et le crissement de son pas venaient le briser.
Il s’arrêta soudain et passa une main tremblante dans ses cheveux : les doigts gourds vinrent accrocher des petits cristaux d’humidité. La douleur sous son crâne s’intensifiait. S’appuyant contre un tronc, il poussa un gémissement. Puis le brouillard rouge devant ses yeux se déchira soudain. Comme un éclair de lumière, le palais céleste de son songe s’imposa à sa vision, avec une telle netteté qu’il pouvait presque en sentir les rayons percer le froid et l’ombre du bois pour le toucher. Le souffle lui manqua un instant. Petit à petit, l’image s’estompa et il revint à la réalité. La douleur s’atténua dans le même temps, et son esprit s’éclaircit. Il fut d’un coup beaucoup plus lucide qu’il ne l’avait été depuis tout le temps qu’il avait follement couru le bois, et il reconnut où il était. S’il ne trouvait pas Amelina dans les prochaines minutes, il lui fallait revenir au village et organiser une battue. Il appela une dernière fois, et sa voix cette fois résonna haut et porta loin.
– Amelina !
« Dan’ ! »
Il eut un coup au cœur. La réponse était à peine un faible écho et il n’était même pas bien sûr de l’avoir entendu. Il était pourtant étonnamment certain de la direction à prendre et s’y précipita.
Il faillit la dépasser sans la voir. Elle était presque toute entière blottie à l’entrée d’une espèce de terrier sous la neige. Daniel poussa un long soupir. Il s’agenouilla pour se mettre à portée de la petite et tendit la main. Trop fatigué pour autre chose, il dit simplement :
– Allons, viens.
– Je ne peux pas le lâcher. Il faut que je le r… réchauffe. Si je le réchauffe assez, il se réveillera.
Amelina tenait quelque chose étroitement serré contre elle. Se penchant, Daniel vit un morceau de fourrure rousse qui dépassait de sous la cape de la petite. Il toucha l’animal du bout du doigt : il était froid et raide.
– Ça ne sert à rien, Amelina…
Mais l’enfant secoua farouchement la tête, des larmes plein les yeux. Daniel renonça. Tendant les bras, il les prit tout deux ensemble, fillette et renardeau, et les extirpa de leur trou. Même sans compter le poids de l’animal, Amelina était bien plus lourde que lorsque le chevalier l’avait portée pour s’enfuir de Combelierre. Elle était trop saisie de froid pour pouvoir marcher : Daniel s’efforça de l’installer au mieux contre lui. La neige avait cessé de tomber et un rayon de soleil lui permit de s’orienter. Il entama sa marche.
Lorsqu’ils parvinrent au village, le soleil était à peine plus bas que lorsque Daniel l’avait quitté. Bien moins de temps s’était écoulé qu’il se l’était imaginé. Sur le pas de la porte, Florent s’apprêtait tout juste à quêter de l’aide pour les chercher.
– Tout de même ! Je commençai à croire que quelque chose dans le bois vous avait engloutis tout deux…
Daniel posa Amelina à terre. Elle vacilla sur ses jambes. Florent arriva aussitôt à la rescousse pour la mener jusqu’à l’âtre.
– Ma pauvre, tu es à demi gelée. Allons, viens par là.
Daniel se massa lentement les épaules. Il était exténué, de son effort physique mais surtout par l’angoisse qui l’avait habitée et qui retombait à présent. Sa gorge mal protégée était brûlée de froid. Il s’abattit à son tour devant l’âtre et Florent leur servit à tous deux une tisane chaude. Amelina ne toucha pas la sienne, serrant toujours son animal contre sa poitrine.
– Il ne… ne se réveille pas, finit-elle par dire.
– Il ne se réveillera plus, Amelina. Il est mort.
– Mais il était vi… vivant quand je l’ai trouvé. J’en suis sûre.
Daniel haussa une épaule. C’était peut-être vrai.
– Qu’est-ce qu’on va faire ?
Daniel faillit se mettre en colère. Il avait battu la forêt un temps interminable, pris d’une angoisse folle. Qu’importait ce maudit goupil ! Mais il croisa le regard plein de larmes de la fillette et son ire retomba. Elle s’était attachée à cet animal comme à un ami. Elle avait cru le sauver et il était mort entre ses bras. A son échelle, c’était un évènement aussi dramatique que la mort de Vivian avait été pour lui. Il s’efforça de s’adoucir :
– On va l’enterrer, proposa-t-il. Où tu voudras. On pourra mettre une petite pierre ou quelque chose pour marquer l’endroit. Il saura que tu as pris soin de lui jusqu’au bout.
– L’enterrer… comme le vieux Joseph ?
– Oui, comme le vieux Joseph. Mais sans doute pas derrière l’église. Dans la forêt plutôt, son territoire.
Amelina hocha la tête. Enterrer la dépouille avec gentillesse, mettre une marque : sans qu’elle sache pourquoi, cette idée la réconfortait. Elle caressa la fourrure raidie, y enfouit son visage, et enfin, pleura.
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