– Mon père ?

L’ermite était dehors, assis sur un banc de pierre contre le mur de sa maison. Daniel l’approcha en hésitant. Il y avait toujours chez cet homme quelque chose qui le lui rendait incompréhensible. Mais il était étrangement certain que le prêtre était son allié quoiqu’il en fût. Aussi était-ce vers lui qu’il se tournait aujourd’hui. Il s’était enfin décidé à chercher une réponse à une question qu’il évitait depuis trop longtemps.

– Que puis-je faire pour vous, mon fils ?

Thierry était manifestement dans un bon jour, bien qu’il fût dérangé dans sa méditation. La courbe de ses épais sourcils était sereine et son front était sans pli.

– Mon père, je fais un rêve étrange qui me poursuit presque toutes les nuits.

– Quelle partie de la nuit ? Le concubinum ? La nox intempestia ?

Daniel eut un vague sourire. Le prêtre faisait référence à Virgile et croyait prendre en défaut son ignorance.

– Plutôt la nox media.

Le prêtre eut un long regard et Daniel se fustigea mentalement. Il s’était laissé prendre au piège. Quel besoin avait-il de montrer sa science ? Comment pourrait-on jamais croire qu’il n’était qu’un simple paysan ? Curieusement, le prêtre ne fit pas outre commentaire.

– Les songes qui surviennent en début de nuit sont plus susceptibles d’être inspirés par le Démon, mais ceux qui surviennent à la fin peuvent être insufflés par le Seigneur. Racontez-moi le vôtre.

Daniel dépeignit l’image radieuse du palais suspendu, son haut rempart et ses mille tours dont l’ensemble formait comme une pointe qui perçait le ciel. Thierry l’écouta attentivement sans l’interrompre. Lorsque Daniel eut achevé, il déclara :

– J’ai connu un endroit qui ressemblait à ce que vous décrivez. Quand je l’ai vu, j’étais éreinté et souillé de la boue de la route. Il est apparu comme une vision divine… une cité entre la mer et le ciel, nimbée de soleil, aux remparts imprenables et aux clochers glorieux… le Mont Saint-Michel.

Thierry avait fermé les yeux, pour mieux ramener cette vision à ses souvenirs. Il conclut :

– Vous devez faire ce pèlerinage, mon fils, c’est un ordre divin.

Daniel resta frappé par la certitude du prêtre. Cette idée s’emboîtait avec perfection à l’injonction d’Estelle. Un pèlerinage… oui, il pouvait y trouver un remède à sa tristesse et une réponse à ses doutes.

Thierry observa du coin de l’œil la progression de la pensée sur le visage de son interlocuteur. Il se réjouit en son cœur. Cette âme égarée cherchait le chemin. L’ermite croyait plus fermement que jamais que Daniel était un Templier en fuite – n’avait-il pas trahi sa trop grande éducation ? Le prêtre croyait cet ordre coupable, quoique point assez pour mériter tous les tourments qu’il avait vus infliger à ses membres. Qui, plus que ces pécheurs et victimes tout à la fois, pouvaient avoir besoin d’un pèlerinage ?

– Je vous ferai une lettre de créance qui vous ouvrira les portes des auberges de pèlerins, et de quelques amis que j’ai pu conserver dans certaines villes. Sans doute aussi puis-je retrouver la chape et l’insigne que je possédais quand j’ai moi-même effectué ce pèlerinage.

– Merci, mon père.

Thierry semblait toujours avide de lui porter secours, à lui en particulier, et Daniel s’était souvent questionné à ce sujet. Mais après tout, pourquoi se méfier toujours des gestes généreux ? La conviction du prêtre était contagieuse. Daniel décida qu’il partirait dès le début du dégel.