Casus belli - 2
A mesure que les voyageurs redescendaient vers les terres, la neige se raréfiait et se transformait en une boue glacée qui souillait leur chausses jusqu’aux genoux. Le crépuscule de plus en plus tardif ne les obligeait plus à s’inquiéter de chercher refuge tôt après la repue de midi. Les jambes de Daniel s’étaient faites à l’effort régulier de la marche. Il se remémorait la façon dont il parcourait le pays lorsqu’il était encore un soldat au milieu d’un ost, envoyé rejoindre de lointaines guerres. Bien qu’il soit alors à cheval, il suivait le rythme lent de la cohorte et n’allait guère plus vite qu’à pied. La perspective de la bataille assombrissait son horizon. Dans quel état d’esprit différent il était alors ! La force du pèlerinage, il l’avait bien compris maintenant, ne résidait pas dans son arrivée au lieu sacré. C’était cet effort dans ses muscles, ces chants qui rythmaient leur pas, la façon même dont le chemin souillait leur vêture, qui constituaient le geste religieux. Sinon comment expliquer cet apaisement de son âme alors qu’ils étaient encore si loin de leur but ?
Il fut quelque peu désenchanté pourtant lorsqu’ils découvrirent que l’hôpital destiné à les héberger ce soir-là ne possédait nul feu pour se réchauffer.
– Ils vont nous apporter de l’eau pour nous décrasser, déclara Louis, mais ne vous attendez pas à ce qu’elle ait été attiédie.
Ils s’emmitouflèrent dans leurs couvertures et se serrèrent les uns contre les autres. La lumière qui passait à travers les vitraux gris s’anémiait par degré. Amelina et Léon se montraient la collection de cailloux étranges qu’ils avaient récupérés sur le chemin et menaient d’âpres négociations d’échange. Daniel se sentait fourbu et l’humidité de ses chausses le faisait frissonner.
– Tu as froid, remarqua Bérengère. Viens plus près.
Gaétan eut un ricanement silencieux et chuchota quelque chose à l’oreille de son frère. Daniel s’efforça de les ignorer tout en obtempérant à sa compagne de route. Il n’était pas naïf au point de mésestimer l’attention dont il était l’objet ; Bérengère, en retour, lui plaisait fort. C’était une femme de forte charnure, tout à la fois grasse et costaude ; son caractère était à l’avenant, robuste dans l’épreuve, attentionné lors du repos. Mais Daniel était troublé de savoir quelle suite donner à ses avances. Elle ne connaissait rien de lui et il ne pouvait guère se révéler à elle. Que construire avec une femme dans cette situation ?
Bérengère était une femme de trente-cinq ans, commerçante de son état. Son mari et elle revendaient toutes sortes de denrées alimentaires ou produits de luxe de toutes les régions de France et au-delà. Si leur pèlerinage était un acte de foi sincère, il n’était pas exempt d’arrière-pensée lucrative, ce genre de voyage étant propice aux rencontres et aux trouvailles pouvant déboucher sur de bonnes affaires à venir. Mais une maladie foudroyante avait surpris le marchand au tout début de leur entreprise. Il avait chargé son épouse d’achever pour lui le pèlerinage et de prier l’archange psychopompe pour le salut de son âme. Bérengère avait pleuré son époux comme il se devait et son nom revenait encore dans ses prières quotidiennes. Mais elle n’était pas de ces veuves éplorées qui gardent le deuil des années durant. En femme énergique, elle regardait déjà de l’avant. Elle était bien sûre de pouvoir gérer leur commerce seule et même s’en réjouissait ; elle ne cherchait pas de partenaire d’affaire. Ce qu’elle voulait, c’était un homme dans son lit et un père pour son fils. C’était aussi une chrétienne pragmatique. Lorsqu’elle se glissa cette nuit-là contre le corps de son voisin sous la couverture, elle posa d’emblée les conditions :
– Nous n’irons pas bien loin. Je veux me présenter sans rougir devant l’archange.
Daniel eut plus d’une occasion de se demander où était la limite qui la ferait rougir. Mais il ne protesta pas contre sa bonne fortune. Une douce fragrance émanait de la peau de Bérengère et elle irradiait de chaleur. Elle lui prodigua ses caresses avec plus de tendresse que son attitude prosaïque ne le laissait présager ; lui se perdit avec délices dans ses rondeurs suaves. L’aube les trouva endormis dans les bras l’un de l’autre.
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