L'attaque - 2
– Je vais sans doute te faire un peu mal, mais essaie de ne pas bouger.
Louis hocha la tête en signe d’assentiment. Au moyen du fin rasoir prêté par leurs hôtes, Bérengère commença à tondre le crâne autour de la plaie. Daniel et Gaétan se rinçaient les mains dans une bassine d’eau glacée dont la transparence se brouillait de carmin. Ils se trouvaient dans une basse maison aux murs imprégnés d’humidité, malgré l’âtre où brûlait un feu étique. Comme leurs hôtes se trouvaient dehors, Bérengère édicta :
– Nous devrions faire une garde cette nuit. Rien ne dit que ce généreux couple n’est pas de la même espèce que ceux qui nous ont attaqués.
– C’est sage, approuva Louis qui restait parfaitement quiet sous ses soins.
Gaétan ôta sa chemise et se contorsionna pour examiner son entaille.
– Il faut la laver, dit Daniel. Laisse-moi t’aider.
Gaétan grimaça tout d’abord au contact de l’eau, mais la douleur reflua bientôt et il se détendit. Le liquide emporta un peu de sang sur son passage mais celui-ci se tarit bientôt, à l’étonnement de Louis qui observait la manœuvre pour tâcher d’oublier son propre soin, autrement plus douloureux que semblait être celui de son frère. La marchande reprit :
– Pensez-vous que nous pourrons rester quelques jours ici – en admettant que nos hôtes soient d’honnêtes chrétiens ?
– Pas question de rester dans ces maudits marais un jour de plus, grommela Gaétan.
– Tu es peut-être en état de marcher, mais Louis ?
– Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, frérot, mais la tête me tourne sacrément. J’ai l’impression qu’un petit diable s’amuse à danser la gigue sous mon crâne.
– Nous verrons demain. Chaque chose en son temps.
***
Amelina se retournait et s’agitait sur la paillasse si bien que Daniel s’en réveilla. L’image de la pièce obscure se troubla un instant des lambeaux de son rêve. Il était de nouveau à Mons-en-Pévèle, et le roi avait… quoi ? Aussitôt qu’il voulut s’en saisir, le songe lui échappa. Amelina lui agrippa le vêtement, pinçant la peau en dessous ; Daniel émergea complètement du sommeil et posa les yeux sur sa nièce endormie. Elle semblait en proie à quelque mauvais rêve, elle aussi : son souffle était court et son visage se crispait par instant. Vu les évènements de la journée, il était surprenant qu’elle eût trouvé le sommeil.
Les yeux de Daniel se portèrent vers le foyer où les braises rougeoyaient mais dont les flammes s’étaient éteintes faute d’aliments. Gaétan, supposément de garde, était adossé contre l’âtre ; son visage était plongé dans la pénombre mais Daniel le soupçonnait de s’être endormi, la tête dans sa main. Néanmoins les pèlerins n’avaient été ni assassinés ni dérobés pendant la nuit, leur méfiance était peut-être superflue. Daniel considéra un bref instant la silhouette allongée de Bérengère. Elle avait dormi loin de lui, cette nuit-là. C’était peut-être fortuit : ils s’étaient tous couchés épuisés.
La quiétude avait tout à fait quitté Daniel et il se redressa sur son séant – après avoir détaché avec précaution la main de sa nièce – puis se leva silencieusement pour prendre place à côté de Gaétan. Comme deviné, celui-ci avait les yeux tout à fait clos et ne remua pas d’un cil jusqu’à ce que Daniel pose une main sur son épaule. Le jeune homme sursauta et ouvrit des yeux flous et effarés sur son compagnon.
– Va t’allonger, chuchota Daniel. Je vais prendre le relai.
Gaétan n’obtempéra pas immédiatement. Il se malaxa la figure pour mieux s’éveiller. Il voulut s’étirer mais la blessure de son dos se rappela brusquement à son bon souvenir et il eut une grimace. Il grogna à voix basse quelques jurons dans une langue que Daniel ne reconnut pas et qu’il avait sans doute glanés pendant ses pérégrinations.
– Tu as encore mal ? fit Daniel en posant une main légère sur l’entaille qu’il devinait sous le tissu.
Quelques secondes s’écoulèrent avant que Gaétan ne réponde :
– Plus maintenant.
Sans transition apparente, il ajouta :
– Tu sais, Daniel, ça fait des semaines qu’on voyage ensemble… et je crois que je ne te connais pas du tout.
L’interpellé s’immobilisa. Gaétan semblait à mi-chemin entre la lucidité de l’éveil et la torpeur. Il se leva sans plus rien ajouter et alla s’installer aux côtés de son frère : il s’agita quelques minutes avant de trouver une position où il pouvait s’abandonner au sommeil. Daniel demeura seul. Après quelques instants de réflexion, il s’autorisa à ajouter une bûche dans le foyer et ranima les flammes. La chaleur renouvelée le réconforta. Il perçut un mouvement dans son dos et tourna juste assez la tête pour reconnaître Bérengère qui se levait et le rejoignait. Elle s’assit à ses côtés et il en fut heureux un bref instant, pris dans l’illusion que rien n’avait changé entre eux ; mais la question qu’elle lui posa à voix basse le détrompa.
– Ce n’est pas le premier homme que tu tuais, n’est-ce pas ?
La méfiance, voire le dégoût qui se dégageaient de ces paroles lui glacèrent le cœur – autant que la sensation qu’elles rappelaient et qu’il tâchait d’oublier.
– Non, reconnut-il.
Il jeta un regard inquiet vers les endormis. Pourvu que personne ne perçoive leur échange. Quand il reporta son attention sur sa compagne, il fut frappé par le masque de dureté qu’elle arborait.
– Combien ?
– Combien quoi ? fit Daniel qui avait très bien compris la question et aurait voulu ne pas connaître si bien la réponse.
– Combien d’hommes as-tu tués ?
– … quatorze.
Bérengère eut un bref sursaut. Sous la cape qui dissimulait ses bras Daniel perçut le bref éclat du métal. Elle cachait un couteau. Il en fut marri jusqu’au fond du cœur. Pouvait-elle croire qu’il serait un tel danger pour elle ?
– Bérengère, je n’ai pas…
– Qui es-tu ? Un criminel ?
– Non !… je ne crois pas.
– Tu n’as pas l’air sûr de grand-chose. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? J’ai partagé mon lit avec un assassin.
Il voulut lever un bras vers elle mais son mouvement eut l’effet opposé de celui qu’il escomptait : elle recula le buste en levant sa lame, manquant de peu de l’entailler. Ses yeux brillaient de larmes et s’enflammaient du reflet du brasier. Ils n’avaient pas élevé la voix et encore aucun remuement ne se laissait percevoir du côté des dormeurs, mais Daniel craignait que la marchande ne se mette à crier pour les alerter.
– Je ne suis pas un assassin, Bérengère. J’ai été un homme de guerre.
– Tu affirmais n’être qu’un paysan. Je me doutais que tu cachais quelque chose, mais pas ça. Pourquoi ne l’aurais-tu pas dit ?
– Parce que… c’est une longue histoire, Bérengère.
– N’avons-nous pas eu le temps pour les longues histoires ces dernières semaines ?
Sa voix se faisait plus aiguë et il voulut temporiser. Elle semblait prête à tout instant à lancer son couteau contre lui.
– Je te jure, Bérengère, que tu n’as rien à craindre de moi.
– Quelle parole est-ce là ?
– Celle d’un chevalier.
Elle eut un petit rire, plus de surprise que d’incrédulité. Consciemment ou non, elle baissa son arme de quelques centimètres.
– Je te dirai toute la vérité, Bérengère, si tu promets de la garder secrète.
– Je ne promets rien sans explication. Tu as trop menti et dissimulé jusqu’à maintenant. Parle et je jugerai si tu mérites mon silence.
– Soit, se résigna Daniel.
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