La fin de la chasse - 4
La forteresse d’Autremont était réputée imprenable, et de fait elle l’était pour qui n’en connaissait pas les secrets et les faiblesses. Parmi les soldats de Beljour qui, sous l’habit de la garnison d’Autremont, avaient avec Cyrille franchi le châtelet, une poignée avait pris la direction du cellier de la tour ouest en direction du passage par où le précédent couple ducal s’était échappé. Après cet évènement, Victor avait bien éventé son secret et jugé prudent de remplacer la porte vermoulue par un solide huis barré de fer ; mais celui-ci était conçu pour résister à une attaque extérieure et faciliter à l’inverse la fuite des défenseurs. Débarré sans effort par l’avant-garde, il livra docilement passage aux fantassins qui patientaient du côté opposé. Une partie rejoignit le haut de la tour ouest par l’ancienne chambre de dame Jehanne, le reste surgit du cellier ; ainsi les envahisseurs déferlèrent-ils de tous les côtés à la fois, par la cour, par les remparts, comme une inondation qui se répand par toutes les ouvertures.
Ils n’avaient pu pourtant prendre assez tôt le châtelet pour empêcher la levée du pont-levis et donner accès aux cavaliers de Beljour. Sans leur appui, les fantassins connurent un moment de difficulté : les défenseurs avaient pu se positionner aux postes de défense des tours et une pluie de flèches et de carreaux d’arbalète était venu endiguer la progression sur les remparts aussi bien que l’invasion de la cour. Les assiégés n’étaient cependant pas tous unis. Le bruit se répandait que dame Jehanne de Beljour était à l’origine de l’assault ; une partie des défenseurs soutenait qu’une duchesse ne pouvait envahir son propre fief et qu’il était vain de donner sa vie pour l’empêcher de reprendre ce qui était déjà sien. Des querelles éclatèrent et certains de ces tièdes, accusés de traîtrise, furent tus dans le sang. Mais Victor n’était pas dans les murs et le chancelier Edouard, piégé dans le donjon avec le lieutenant de la garnison, était coupé du reste des hommes. La défense était morcelée, privée de chef qui aurait pu guider une action d’ensemble et soutenir leur moral. L’une des tours cessa son feu et rendit les armes. Lorsque cette reddition devint évidente pour les gardes des autres tours, ils finirent par imiter leurs camarades.
Un à un, les bastions de la défense tombèrent.
Seul le châtelet et le donjon faisait encore barrage à la victoire des hommes de Beljour ; c’était néanmoins deux éléments primordiaux. Le donjon, forteresse dans la forteresse, aurait pu permettre à ses défenseurs de résister peut-être indéfiniment, s’ils en étaient encore les maîtres dans son entièreté. Mais son rez-de-chaussée appartenait déjà aux assaillants, ce qui isolait les assiégés des cuisines et des réserves. La contre-attaque par la chapelle avait été réduite à néant et l’accès à celle-ci était désormais gardée. L’attaque était venue s’enliser dans l’escalier en colimaçon et se transformait en siège, mais celui-ci ne promettait pas d’être bien long.
***
– Ma dame ? Nous vous amenons la prisonnière qui se trouvait dans les geôles.
Jehanne, agenouillée au sol, leva les yeux de son ouvrage et rencontra ceux de Manon. Celle-ci s’inclina maladroitement. Elles se trouvaient dans son ancienne chambre, où Jehanne avait établi ses quartiers pendant l’accalmie ayant suivi les combats. Sur un grand parchemin étalée à même le sol, l’ancienne duchesse dessinait au charbon un plan du donjon et le détail de certains de ses accès les plus secrets pour s’assurer que la nasse qui l’enserrait ne comportait pas de faille. Elle était vêtue d’une tenue masculine rehaussée d’une broigne. Manon fut frappée de cette apparence, et plus encore quand elle aperçut les doigts manquants à la main de la comtesse et la cicatrice qui lui barrait la tempe. Elle n’avait plus rien de la jouvencelle que Manon avait connue, l’épouse malheureuse de son ancien amant. Malgré l’euphorie de sa libération, elle fut prise d’une frayeur inattendue : se pouvait-il que la dame la haïsse encore pour ses anciennes frasques ? Maintenant qu’elle était dans une position de pouvoir, il lui serait facile de se venger de la maîtresse de son mari. Mais le regard de Jehanne s’attarda peu sur elle et fureta aussitôt pour identifier ceux qui l’escortaient : il n’était pas difficile de deviner ce qui était dans son esprit – et le passé de Manon n’était certainement pas sa priorité.
– Ma dame, dit rapidement Manon en se jetant à genoux, pardonnez-moi : il n’y a que moi.
– Je le sais, hélas, répliqua Jehanne. Le père Simon a été évacué en litière pour je ne sais où. Mais personne dans ce château ne sait me dire ce qu’il est advenu de sire Daniel. Certains disent qu’il est mort, d’autres qu’il a été relâché. Le sais-tu, toi ?
– Non, dame. Seulement que des hommes d’armes sont venus chercher Daniel il y a de cela cinq jours.
Malgré un peu de confusion au début de son récit, Manon parvint à lui raconter tout ce qu’elle savait – les rendez-vous réguliers que Victor imposait à son prisonnier, le départ du père Simon et celle de Daniel, sa suspicion qu’ils avaient été tout trois endormis pour elle ne savait quelle fin. C’était finalement peu de choses, mais Manon s’aperçut vite que son interlocutrice n’avait retenu qu’une information principale.
– Cinq jours…
Un silence funeste accueillit les mots de Jehanne.
– Et personne ne sait rien, reprit-elle.
– Sire Edouard sait certainement quelque chose, dit Manon, se souvenant soudain de l’attitude bizarre du chancelier peu avant que Daniel soit emmené. Il…
– Edouard et Victor, bien sûr, interrompit Jehanne avant qu’elle ait pu achever.
Manon écarquilla les yeux. Était-ce le début d’un sourire qui tordait les lèvres de Jehanne ?
– Eh bien, il nous dira tout bientôt lui-même, je crois.
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