La terre ferme

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Il chutait, irrésistiblement. Rien ne le ralentirait, ni n’amortirait le nécessaire impact. L’air appuyait sur son visage comme pour lui signifier le rejet, il n’appartenait pas à ce monde et devait retourner d’où il venait.

  • Vous êtes prêt ? Je tire !

Le parachute se déploya, ils s’envolèrent un instant avant de redescendre doucement.

  • Alors c’était génial, non ?

Génial, il n’aurait pas employé ce mot. Pour la seconde fois, son corps expérimentait cette sensation de chute libre et, à nouveau, Il s’était tétanisé. Face au mutisme de son client, le parachutiste poursuivit, haussant la voix pour couvrir le bruit du vent.

  • Il n’y a qu’ici qu’on peut voir des paysages pareils, regardez !

Des chaînes de montagnes à perte de vue, aux pieds desquelles s’étendait une forêt luxuriante. Un panorama atypique que Luc Bell admirait avec les yeux naïfs d’un jeune garçon. Il imaginait quelles incroyables histoires allaient bientôt lui inspirer cette scène. Quels personnages défieraient la rudesse des sommets enneigés, quels elfes et quels nains se cacheraient dans ces bois empreints de magie. Après s’être muré dans le silence quelques instants, pour ne pas paraître impoli, il répondit :

  • Magnifique.

Six jours plus tard.

Il s’installa dans la salle d’attente, sur le siège du fond, comme d’habitude, et se plongea dans ses pensées. Il trouvait toujours drôle la façon dont son esprit s’embrouillait à l’approche des échéances, ce qui lui semblait clair et intelligible devenait tout à coup confus et vide de sens. Ce jour-là, il pensait avoir trouvé des réponses, être prêt à aller de l’avant, mais à peine le docteur avait-il fait irruption dans la pièce que ses convictions volèrent en éclats.

  • Bonjour M. Bell
  • M. Jean
  • Installez-vous.

M. Jean, Harry de son prénom, le suivait depuis presque six ans, et savait des choses que beaucoup ignoraient à son sujet. Tout sourire, il lui indiqua le divan d'un geste gracieux avant d'amorcer la séance comme il en avait coutume.

  • Alors… Dites-moi.

La routine, Luc inspira et prit la parole.

  • J’ai finalement fait ce saut en parachute dont nous parlions l’autre jour.
  • Vraiment ? C’est fantastique ! À vrai dire, je n’avais aucun doute. Vous n’êtes pas du genre à abandonner. Et donc ?

Le patient prit le temps de considérer la question, il détourna le regard pour observer ce cabinet qu’il avait pourtant étudié à maintes reprises. Des reproductions de toiles célèbres ornaient les murs : des Van Gogh, des Delacroix, des de Vinci et, à l'angle, une interprétation du portrait de Dorian Gray réalisé par un artiste inconnu. Sur le bureau, en face du divan, il reconnut la plante qu’il avait failli faire tomber lors de sa première entrevue avec le docteur. Un “sansevieria trifasciata”, la plante serpent, lui avait-il précisé.

  • M. Bell ? Vous êtes avec moi ?
  • Oui oui, excusez-moi. Hum, je ne sais pas trop à vrai dire. J’ai eu la sensation de combattre quelque chose d’invincible. Que ma lutte, aussi intense soit-elle, restait vaine. Mais à présent, le simple fait de pouvoir me dire “je l’ai fait et je pourrai sans doute le refaire” constitue une sorte de victoire à mes yeux…
  • Ce n’est pas une sorte de victoire M. Bell, c’en est une !

Luc esquissa un sourire. Le docteur refletait décidément tout ce qu'il rêvait d'incarner : la confiance, la force, la passion. Son éloquence dissipait jusqu'au moindre doute et son allure, digne de celle d'un héros grec, achevait de le rendre sympathique.

  • Vous avez raison.

Le silence s’installa dans la pièce, seul résonnait le tic-tac de l’horloge trônant malicieusement au-dessus des tableaux prétentieux. Etait-ce si incroyable de sauter dans le vide pour lutter contre une peur irraisonnée ? Ne l’était-il pas davantage de se concentrer sur cette peur jusqu’à en faire l’épicentre de sa vie ? Luc posa le regard sur son interlocuteur, il pouvait presque anticiper la suite de la conversation.

  • Et votre roman ? vous m’aviez dit manquer d’inspiration. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Au départ, le ton quasi paternaliste du psychologue et sa propension à considérer des actes à priori banals comme des exploits homériques l’agaçait, mais cette défiance s’était progressivement dissoute. Il se trouvait en terrain connu et appréciait, malgré lui, de se voir féliciter lorsqu’il atteignait ses objectifs.

  • J’en déborde ! C’est amusant comme une simple escapade vous change un homme.
  • Le saut en parachute ?
  • Le saut en parachute.
  • Evidemment ! exulta M. Jean, tandis qu'un orage éclatait. Je vous l’ai dit et répété et vous avez enfin eu la chance de le découvrir par vous-même. Je ne suis pas l’objet de votre thérapie, M. Bell, vous l’êtes. Et cette chute n’est que la première étape sur le chemin de la renaissance.

En insistant sur les progrès de ses patients, le psychologue cherchait à planter en eux les graines de l’optimisme, le seul véritable remède, selon lui, aux maux de notre monde. Et Luc, éternel insatisfait, s’avérait réceptif à cette méthode qu’il encourageait avec d’autant plus d’entrain qu’elle incarnait l’une des seules sources de satisfaction de sa vie.

  • Vous avancez, M. Bell, ajouta le docteur, en fermant la fenêtre qu'il avait laissé entrouverte, rendez-vous la semaine prochaine.

Luc marchait sur le goudron mouillé. Les gouttes de pluies impatientes frappaient déjà à la vitre lors de la séance, et le romancier s’était imaginé trempé jusqu’aux os. La prophétie se réalisait. Pas de parapluie, ni d'anorak car de ses propres mots, la prévoyance restait l’adage des âmes terre à terre. Lui, flottait dans un monde qui lui appartenait, aussi se contentait-il de rester cloîtré chez lui. Seulement, la réalité est tenace, “on ne peut pas s’en débarrasser” lui avait un jour dit M. Jean.

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