Le spectacle
Luc porta l'inconnue jusqu'à son vélo. Il parvint, via des manœuvres maladroites, à la faire tenir sur la selle derrière lui. Elle ne se réveillait pas et son visage tuméfié l'inquiétait, devait-il craindre un arrêt cardiaque ? Dans le doute, il s'élança en direction de la ville, ignorant douleur et fatigue. Son corps pesait une tonne, heureusement, une partie du trajet était en pente. Le soleil encore endormi le saluait à l'horizon et les nuages, teintés d'un rose matinal, prirent la forme de visages oubliés. Il se souvint alors d'une conversation perdue dans le lointain.
À qui appartiennent ces voix ? Pourquoi maintenant ?
- Luc, j'ai appris pour l’école. Des élèves t’ont maltraité et tu ne t’es pas défendu.
Ce n’était pas nécessaire.
- Ce n’est rien…
- C’est important, regarde-moi.
L'était-ce ?
- Ça n'aurait rien changé.
- Écoute-moi chéri. Il faut que tu te défendes, pour le principe. Je ne te demande pas de te battre, mais de t’imposer. La vie est dure, il te faut l’être autant qu’elle, entendu ?
- Je les déteste.
Tu me comprenais mieux que personne.
- Je sais que ce doit être frustrant pour toi. Je sais aussi que tu détestes la violence et pour ça, je suis fier de toi.
Je n’ai pas changé.
- Et si la violence vient à moi ?
- Que ferais-tu ?
- Mmm, je l'ignorerais ! Elle aurait l’air bête.
Ma réponse t’avait fait rire.
- Je vois. Mais je pense qu’il ne faut pas avoir peur de la violence, il faut l’accepter, l’appréhender, parce qu’elle fait partie de nous. Ce n’est qu’ainsi que tu pourras la maîtriser. N’oublie jamais cela.
Ces personnages nébuleux demeuraient innommables. Lorsque Luc s'échappa de sa rêverie, les tours de la ville tentaculaire étaient en vue. Il entendit gémir sa passagère et s'empressa de l'interroger sur son état.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'une voix faible.
- Je m'appelle Luc, je vous emmène à l'hôpital.
- Christine, je suis Christine...
Sur le point de répondre, l'écrivain s'interrompit, elle s'était rendormie. Il tint son engagement et la confia au centre hospitalier le plus proche. Les médecins insistèrent pour le soigner également, mais il refusa poliment. Curieusement, ses plaies ne le faisaient plus souffrir, certaines semblaient même se refermer. Il lui fallait juste un peu de repos.
Deux semaines plus tard
Les locaux de la chaîne étaient en ébullition, des dizaines de professionnels, des journalistes, des cameramen et des ingénieurs allaient et venaient. Ils se bousculaient dans une précipitation qui les ralentissait. Les mots fusaient et se répandaient sans se poser dans les mémoires, l’instant régnait sur ce ballet chaotique. Marie Dianté, comme toujours au cœur du tumulte, se préparait à apparaître devant des millions de téléspectateurs.
- Marie, on a du nouveau. Le bouquin de Bell aurait été repoussé à on ne sait quand.
- Quelles sont les tendances ?
- #menteur et #écivaindepacotille sont en top. Par contre, les précommandes se portent bien.
- Ok.
Elle s'apprêta à prendre place devant la caméra, quand son maquilleur la retint.
- Attendez Madame, juste un instant.
Il ajouta furtivement, comme s’il ne voulait pas être vu, une touche de fond de teint sur le visage de la présentatrice. Ses mouvements précis camouflèrent les dernières imperfections de celle que l’on surnommait "l’immortelle" pour sa longévité exceptionnelle dans un monde en constante mutation.
- Merci Kevin.
***
- Mesdames et Messieurs bonsoir. Au programme, les manifestations se poursuivent alors que la réunion de crise proposée par le gouvernement n’a pas permis aux acteurs impliqués de trouver un terrain d’entente. Le pouvoir dénonce une hypocrisie contestataire et demande la révision des revendications. / Le bilan comptable s’élève maintenant à 150 000 décès pour les victimes du tsunami, la population souffre toujours du manque de vivres, notre reporter est sur place pour recueillir les témoignages vibrants des sinistrés. / Nos enfants iront-ils au front ? Cette question brûle nos lèvres depuis maintenant plusieurs jours. Le discours tempéré du pouvoir est-il gage de sûreté où présage-t-il d’un désastre à venir ? Notre analyste livrera des éléments de réponse. / Gigantesque déception pour les fans de Luc Bell dont l’éditeur vient d’annoncer le report de Au-delà d’un rêve, son nouvel ouvrage sensation. Alors que certains annulent déjà leur précommande, tous ont en mémoire l’incident d’il y a cinq ans et on se demande bien dans quel état se trouve l’auteur à l’instant où je vous parle. Alors simple erreur de calendrier ou véritable tragédie ? Bernard Baal répondra sur notre plateau lundi prochain.
- Eeeeeh coupé. Génial Marie, la partie sur Bell était phénoménale.
Ignorant les compliments vaseux de son adjoint, Diante quitta le plateau d’un pas déterminé. Un œil aguerri aurait pu lire sa colère, masquée par les multiples opérations de chirurgie esthétique. Après avoir longé les couloirs labyrinthiques menant au bureau de la directrice, elle y entra sans prendre la peine de frapper à la porte.
- Marie ? Que me vaut ce plaisir ? demanda la jeune femme à la tête de l’un des groupes audiovisuels les plus puissants du pays.
Diante observait son interlocutrice. Elle avait rapidement gravi les échelons jusqu’à obtenir ce poste qui, étrangement, lui allait à ravir. Il émanait d’elle une sérénité presque contagieuse, et aussi surprenant que cela puisse paraître, personne ne s’était risqué à remettre en cause sa légitimité. Liliane Lilotte patientait sans lever les yeux de son ordinateur.
- Il me faut un autre maquilleur !
- Un autre maquilleur, répéta Lilotte sans conviction.
- Un autre ! s’exclama Diante.
Elle tremblait de rage. L’accélération de son rythme cardiaque provoquait une sur-irrigation de ses artères temporales. Ses yeux, injectés de sang, laissaient penser qu’elle était sur le point d’exploser. “Cet imbécile, quel toupet ! Croit-il vraiment que j’ai besoin de ses services ? Qu’est-ce que ça signifie ? Que je suis trop vieille pour apparaître à l’écran ? Que je pourrai me décomposer à tout instant ? Il veut me mettre à la porte, ils veulent tous se débarrasser de moi, comme on le ferait d’une capote usagée. Je ne m’avouerai pas vaincu aussi facilement !”
- Entendu, dit sobrement la jeune directrice en ajustant ses lunettes, mais le maquilleur actuel restera en service le temps que l’on vous en trouve un autre. Cela ne prendra pas plus d’une semaine, pourrez-vous l’endurer ?
- Ai-je le choix ?
L’immortelle tourna les talons. Elle espérait rentrer chez elle rapidement, mais se retrouva coincée dans le trafic autoroutier ; des centaines d’automobilistes d’origines et de classes sociales différentes réunis dans une même galère. Elle, reconnue, respectée, aux côtés de la plèbe. Cette nouvelle contrariété poussa Diante à allumer son poste de radio, les mélodies de son enfance feraient office de salut. Après trois coupures publicitaires, elle l'éteignit. Lorsqu’elle franchit enfin le seuil de sa vaste demeure, le silence l’accueillit. Sur la table de la salle à manger, une assiette de haricots blancs, et un petit flacon de médicaments l'attendaient, ils furent royalement ignorés. Dans la chambre à coucher, la seule pièce encore éclairée : un lit sur lequel on devinait une silhouette endormie. “Cet imbécile se couche de plus en plus tôt, à quoi me sert-il ?” Son mari possédait lui aussi argent et influence, ils formaient un couple parfait, symbole de réussite et de prestige social, mais il la dégoûtait. Lentement, elle se dévêtit. Le stress de la journée s’évacuait peu à peu. Sur les murs se projetait l’ombre de sa silhouette, déformée par la lumière tamisée de la pièce. Marie Diante observait son enveloppe onduler sur cette image trompeuse, elle pouvait sentir la présence du miroir dans son dos. Une glace froide, implacable, qu’elle n’avait plus la force d’affronter depuis des années. Qu’y avait-il à craindre ? Elle se retourna et observa. De ses orteils aux ongles grisonnants jusqu’à son cou fripé, tout sur son corps témoignait de l’emprise du temps. Elle eut envie de hurler. Non pas à cause de son teint cadavérique qui laissait apparaître quantité de vaisseaux verdâtres, pas plus que les rides qu’elle avait finies par ne plus compter. Ses yeux. Alors que le reste de son anatomie dépérissait, son regard, lui, restait le même. Elle voulait crier à ce vestige de jeunesse qui s’évertuait à lui rappeler combien elle était misérable, s’en débarrasser une fois pour toutes.
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