Chapitre 17
"Il était Armstrong sur la Lune. Ce baiser étant un si grand pas pour son humanité"
- David Foenkinos
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Sa façon de se dresser devant moi, ne présage rien de bon, non, il a la posture d'un homme qui n'a plus rien à perdre, ses poings sont serrés et tremblants, ce qui signifie que l'adrénaline commence à prendre le dessus et que la douleur ne l'atteindra pas tout de suite. Ian se lève et se positionne devant moi, protégeant ainsi mon corps avec le sien.
— J'ai deux choses à éclaircir avec la demoiselle.
Ian me lance un regard inquiet, mais se tient prêt à affronter son assaillant.
L'homme se rapproche encore et lève sa tête avant de planter son regard dans le mien. Je comprends alors de qui il s'agit. Le grand costaud du bar avec qui je me suis battu. Ce que je ne comprends pas, c'est son visage entièrement tuméfié de bleus, de croûtes de sang, il ressemble à un boxeur venant de perdre un match, presque méconnaissable, et ce n'est pas moi qui lui ai infligé ces coups même si c'était mon souhait.
— Tout est de ta faute ! Mes camarades sont introuvables, injoignables et je suis sûre que tu peux faire un bon appât ! Après tout, c'est arrivé par ta faute. Je ne sais même pas si ils sont vivants? alors tu vas me suivre, sans faire d'histoire !
Un frisson me parcourt le dos, et mon corps se tend.
— Je ne vais nulle part avec toi.
Je lui fonce dessus avec mon épaule, afin de passer la porte, mais il me rattrape d'une main et serre fortement mon poignet.
— Si tu essaies de partir, je ne te laisserai pas indemne.
Mon poing part en avant, et s'écrase sur sa joue, mais il ne bouge pas du tout, étant bien trop lourd. Il me prend par les cheveux, et me plaque contre le mur.
— Je vais te briser, putain, fulmine-t-il en serrant la mâchoire.
Ian attrape le poignet libre de l'homme et le tord dans son dos afin, il grogne tel un animal mais ne lâche pas sa prise. Je reçois un coup de genou dans le ventre qui m'envoie quelques étoiles dans les yeux. Ma plaie se réouvre et ma tension monte rien qu'à l'idée de devoir refaire ces foutus points de suture.
Les clients du restaurant se sont réfugiés au fond de la pièce, évitant nos regards, ne pouvant pas s'échapper par la porte d'entrée.
Il me faut quelques secondes pour retrouver la vue et mon audition dû au coup qui me fait siffler les oreilles. Je crois apercevoir Ian faisant une prise compliquée sur un homme de ce calibre, avant de lui donner un léger coup dans le cou, l'empêchant de respirer quelques instants. Ian en profite pour attraper mon poignet et nous tire à l'extérieur. Il se met à courir sous la pluie désormais battante, et je cours à ses côtés sans faire de jérémiades.
Sa main est désormais dans la mienne, nos doigts entrelacés, pour ne pas me lâcher, ou plutôt afin que je ne le lâche pas.
Nous nous enfuyons du restaurant, laissant derrière nous l'homme énervé et l'odeur de la nourriture asiatique qu'Ian avait heureusement payé lors de la prise de commande. Les cris du colosse blessé résonnent jusqu'à nous, mêlés au bruit de la pluie qui s'abat sur la ville tandis que nos pas de course s'unissent.
Nous courons, au cœur de la nuit noire et froide, tournant à gauche, puis à droite, empruntant des chemins étroits et sinueux que je ne connais pas. Ian semble avoir un plan précis en tête, comme s'il connaissait chaque recoin de cette ville labyrinthique. Le souffle court, les muscles endoloris, je peine à suivre Ian, dont la carrure athlétique semble lui permettre de ne pas s'essouffler.
Cette pluie, qui tombe depuis là-haut, bat nos visages, nous enveloppant d'un voile de brume. Mon esprit étourdi, s'enfonce à chaque seconde dans ce brouillard cérébral. Sa main, toujours serrée dans la mienne, devient le seul lien, fragile, mon seul rempart, pour que je ne m'évanouisse pas dû à la douleur que ma plaie sur le ventre, gentiment m'assaille.
Pendant ce temps, la pluie continue sa chute vertigineuse, dans son murmure incessant, elle joue le rôle d'un confident mélancolique. Ses gouttes, semblables à des larmes, rythment le tempo de mes pensées auparavant plus que solitaires. Elles ruissellent sur ma peau, créant un rideau liquide qui me sépare du monde extérieur. Dans cet espace intime, les rêves et la solitude se confondent, se nourrissant l'un de l'autre, me désagrégeant.
La solitude, loin d'être un fardeau, peut devenir un terreau fertile pour l'imagination, je l'ai vécu dans mes peintures, je le vis dans mes pensées, chaque jour. Cette solitude, je la chéri, elle m'offre un espace de liberté où mes pensées peuvent s'épanouir sans entrave, où je peux tout inventer, et même tout détruire si je le souhaite. C'est dans ce silence intérieur que je me retrouve en ce moment. Les oreilles sifflantes, mes sens s'épuisent et malgré la situation, je n'ai pas la force de quitter l'emprise d'Ian, j'en arriverai presque à lui demander de ne pas me lâcher.
Putain, je ne me sens pas très bien. Je n'arrive plus à savoir si ce sont les gouttes de pluie qui détalent sur mon visage ou bien les gouttes de sueurs de la fièvre qui continue de grimper.
L'obscurité qui nous entoure à chaque changement de ruelle étroite est à la fois menaçante et protectrice. Elle dissimule le danger, ne laissant aucune ombre, amplifiant la sensation d'isolement et de vulnérabilité. Ballottée par les événements, la main ferme d'Ian me rassure. Son toucher est une ancre dans la tempête qui fait rage en moi, retenant un espoir enfoui, qui refusait peut-être de s'éteindre depuis toutes ces années.
Légèrement en arrière de lui, je ne fixe plus que son dos, sa carrure large, son cou, ses cheveux, ses épaules, devenant de plus en plus trempes. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et le temps d'une seconde, la douleur s'éteint.
L'amour, je ne sais pas ce que c'est, je dois alors me l'imaginer avec ce que me raconte Cassie. Si les sensations que je ressens maintenant s'y apparentent, alors Ian est tel un parapluie protecteur, qui tente de m'abriter de la solitude et me permet de poursuivre des rêves qui ne font qu'être rêvé. Main dans la main, remplissant petit à petit la fiole brisée de désir incrustée dans mon cœur de pierre.
Rêves, solitude, pluie et amour s'entremêlent dans une danse cosmique dans les ruelles de Puento. Je me perds à me demander si ensemble, nous pourrions former une symphonie complexe, reflétant la beauté fragile et intemporelle de la condition humaine. Si, auprès de lui, je me sentirai en sécurité, comme je le suis quand il tient ma main.
La peur, toujours présente, est tempérée par la chaleur humaine qui émane de lui, réchauffant mon corps froid pourtant à une température corporelle élevée.
J'ai eu un parcours semé d'embûches et de dangers, et dans les moments les plus sombres, j'ai toujours réussi à trouver encore plus de pénombre, je n'ai jamais eu de lueur d'espoir comme raconté dans les films ou dans les livres, cette fameuse lumière censée nous tirer d'affaire. Mon regard descend sur nos mains et un instant, je me demande ce qu'il me serait arrivé, si j'avais été seule. Aurai-je été kidnappée, torturée, violée ou bien même assassinée...
Le silence de ce soir est feutré, mon esprit s'échappe face aux contraintes de la réalité. Ces rêves que je ne m'autorisais auparavant pas et étaient insaisissables, dansent maintenant dans les méandres de mon inconscient, dessinant des paysages fantastiques ainsi que des émotions indécelables que je ne peux pas interpréter.
Soudain, Ian débouche sur une petite place cachée, entourée de vieux bâtiments aux façades décrépies, aux fenêtres brisées et aux murs tagués. Au centre, une fontaine jaillit son jet d'eau vert, illuminé par la faible lumière d'un lampadaire solitaire d'où émane de petites étincelles orange. Nous nous engouffrons dans l'ombre d'un porche, cherchant refuge. Un silence relatif s'installe, brisé uniquement par le son de la pluie qui s'écrase et de mon souffle irrégulier.
— Il ne nous trouvera pas ici, murmure Ian. C'est un endroit que peu de gens connaissent.
Je m'adosse au mur, les jambes tremblantes. La tension qui m'étreignait depuis le début de la soirée commence à se relâcher. Je regarde Ian, son visage ruisselant d'eau, ses yeux perçants fixés sur moi.
— Merci, chuchotai-je d'une voix faible.
Ian sourit, un sourire timide éclaire son visage marqué par l'inquiétude.
— De rien.
Ces mots simples expriment une profondeur d'émotion que ni l'un ni l'autre ne parvient à formuler.
Ian vient s'adosser contre le mur à mes côtés, nos épaules se frôlent sans plus aucune timidité. Il s'assoit, profitant de ce porche qui nous abrite, j'en fais de même, me laissant glisser contre la paroi en lambeaux. Ian semble être perdu dans ses pensées, une expression étrange déposée sur son visage.
Mais je n'ai pas la force de demander quoi que ce soit, je contemple alors la cascade qui dégringole du porche, fascinée par la danse que les gouttes d'eau nous offrent et qui finissent leurs courses sur les pavés glissants, recouverts de mousses et de brindilles d'herbes. Quelque part, au fond de moi, une lueur d'espoir s'allume sans que je ne puisse la voir.
Cette averse, qui lave les traces de nos pas, n'est pas assez forte pour dissimuler les secrets douloureux et épuisants, que nous portons visiblement tous les deux en nous.
Attirée par ses grandes mains qui tremblent discrètement, je me penche en avant pour lui faire remarquer ma présence, le sortant de sa transe qui me paraît être déplaisante.
— Tout va bien ? Demandai-je.
Il cligne des yeux frénétiquement et tourne son regard vers moi, ébahi comme si je venais de revenir d'une autre dimension. Je ne l'avais encore jamais vu dans cet état, cela attise ma curiosité, l'envie de savoir si comme moi, il est un être torturé...
— Je. Vais. Bien, appuie-t-il pour me montrer qu'il ne souhaite pas rentrer sur ce sujet.
Son sourire, qui s'efface rapidement, ne m'échappe pas, je sais qu'il ment. Il regarde tout autour de lui, observe les environs avec minutie, et enfin, n'y voyant aucun danger ses traits se détendent, serein.
Le temps semble figé, comme s'il n'existait plus que lui et moi. Mon souffle toujours court, nos torses se soulevant au rythme des inspirations et expirations. Ian, aussi trempé que moi, m'observe de cet air insondable, comme s'il cherchait une réponse, une explication.
Ses pupilles dilatées se mouvent rapidement, scrutant les moindres recoins de mon visage, se posant un instant sur mes lèvres, me laissant légèrement gênée. Il a cet air désespéré, celui d'un enfant perdu. Ses bras s'entrouvrent et un frisson me parcourt, une pensée me criant de me tirer d'ici, mais je n'ai pas la force de bouger, tandis qu'une de mes mains se trouve sur mon ventre, appuyant autant que je peux sur la blessure pour ne pas perdre plus de sang. Ian ne l'a toujours pas remarqué et je préfère que cela reste comme ça.
Bizarrement, je cède, le laissant passer un de ses bras autour de ma taille et l'autre au-dessus de mes épaules, ses mains déposées contre mon dos et mes bras, son front placé sur mon épaule. Je le ressens au fond de moi, ce besoin grandissant de sentir un corps chaud et vivant, essayant de déchiffrer l'écho de nos deux corps.
C'est là, dans l'espace du porche à peine éclairé, que je découvre ce que ça fait de ressentir. Le cœur battant à tout rompre, les sens en ébullition, les désirs qui s'expriment sans mots, une certaine tension sexuelle s'agrippe à ma peau, hérissant mes poils. Il me tire légèrement contre lui, et un petit gémissement sort de ma bouche, mélangé entre la douleur et le plaisir d'être prise dans les bras d'un homme.
Il relève son visage, nos nez à quelques centimètres de l'autre, la respiration haletante, les pupilles dilatées, j'observe la pomme d'Adam d'Ian monter et descendre. Sans rien dire, il dépose doucement ses lèvres sur les miennes, tandis qu'ils remontent ses doigts, vers mes cheveux, m'envoyant une vague de chaleur dans tout le corps, telle une étincelle qui explose et s'infiltre en moi avant de parcourir tous les recoins de mon corps.
Je reçois ses lèvres, je ne sais plus quoi faire, si j'aime ça ou si je déteste. Je suis prise de court. C'est un moment qui ne peut pas durer, mais auquel je veux croire, sans trop savoir pourquoi. Par réflexe, ma main vient s'écraser contre son visage qui s'écarte de moi sous le coup.
Je me lève d'un bond, trouvant de je ne sais où la force de bouger. Dos à lui, sous la pluie, prête à m'enfuir, je ferme les yeux et passe un doigt sur ma lèvre inférieure, me remémorant les moindres sensations que m'a procuré son baiser. Son odeur musqué enivrante me parvient alors qu'il attrape mon poignet et me retourne face à lui. J'aimerais être ivre, afin d'éviter que mes larmes ne coulent et que la vérité de ce que je ressens disparaisse. Pour une fois, j'accepte tout ce qui arrive vers moi, je l'accepte, et c'est là, quand il me murmure à l'oreille :
— Reste avec moi.
Que je perds toutes mes résolutions de ces dernières longues années. La pluie continue de s'abattre sur nous et je l'attrape violemment par le col de sa chemise, faisant voler un des boutons me gratifiant une vue directe sur son torse humide.
Je relève les yeux après avoir dégluti bruyamment, fronçant les sourcils autant que je le peux, exprimant une colère démesurée en son égard. Bien décidée à lui faire comprendre que je ne veux plus le revoir, mais mon corps lui, en décide autrement.
C'est envoûtée par je ne sais quelle sorcellerie, que mes lèvres se plantent contre les siennes.
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