Alzheimer
Je pénètre dans la chambre. Les stores sont encore baissés mais j'aperçois en contre-jour la silhouette recroquevillée de ma mère. L’infirmière me sourit et s'éclipse en refermant doucement la porte derrière elle. La fragrance reconnaissable de son eau de toilette remplit l'atmosphère et m'enveloppe comme un châle douillet. Si seulement, je pouvais mettre cette odeur en bouteille pour pouvoir la respirer plus tard.
- Maman ?
Elle se tourne vers moi et j'ai du mal à masquer mon malaise. Depuis ma dernière visite il y a deux semaines, elle semble avoir encore maigri. Elle a le teint gris, ses lèvres sont craquelées, et sa peau irritée par le contact des draps rêches est constellée de petites rougeurs.
Je prends la chaise réservée aux visiteurs et viens m'installer près d'elle.
Je l'entends murmurer à voix basse dans un curieux langage connu d'elle seule.
Inquiète, je guette des trous, des incohérences dans son récit.
Brusquement, elle me saisit le poignet et une moue accusatrice crispe son visage.
- Ma chérie, enfin tu te décides à venir rendre visite à ta mère. C'est pas trop tôt. J'ai bien cru que tu m'avais oubliée.
Dieu merci. Je suis tellement heureuse que je me penche vers elle pour l'entourer de mes bras et coller mon visage contre sa peau douce. Aujourd'hui, elle m'invite dans un monde dont l’accès était jusqu'alors verrouillé.
- Bien sûr que non maman. Et même si je le voulais, comment pourrais-je faire l'impasse sur une emmerdeuse de ton acabit ?
Elle se détend et se met à glousser comme une adolescente à son premier rendez-vous.
- Tu l'as dit. Mais comme disait ton père, c'est aussi ce qui fait mon charme.
Je souris. Je la reconnais telle qu'elle a toujours été, une femme forte, malmenée par la vie mais toujours prête à rire de ses chagrins et à se tourner en autodérision. Lorsque je devais faire face à une situation délicate, elle savait toujours relâcher ma tension et les sombres pensées qui les accompagnaient en employant l'humour.
Elle avait été non désirée et humiliée pendant son enfance et la seule parade qu'elle avait imaginée pour se protéger était de se railler elle-même la première.
Même aujourd'hui, je suis encore surprise par ses blagues et par cette complicité qu'elle engendre entre nous.
Je me penche vers mon sac et en sors triomphalement un pack de yaourts « chocolat liégeois » et plusieurs tablettes de chocolat au lait.
Son regard s'illumine et elle me lance un regard coquin :
- Enfin je vais pouvoir m'alimenter correctement. La nourriture ici est infecte. A-t-on idée de mélanger des petits pois avec du steak haché ?
Je remarque alors les reliefs de son repas de midi, véritable arsenal de mauvais cholestérol dispersé encore sur la table.
- Si j'avais osé préparer ça à ton père, il...
Soudain, elle trébuche sur les mots. À l’évocation de son mari, son regard s'obscurcit.
Je lui prends doucement la main et oriente la conversation vers un sujet moins douloureux.
- Tu as le bonjour de Madame Andreani. Tu te souviens de la voisine du cinquième ?
Elle me lance un regard outragé.
- Évidemment que je m'en souviens. Quarante ans de vie commune avec cette pimbêche au-dessus de nos têtes, ça ne s'oublie pas. Elle se fait toujours livrer ses jeunes amants à domicile par « Sports en chambre 2000 » ?
Clairvoyante, cynique et crue. Les fameux trois C qui la caractérisent.
- Maman, tu exagères. Et puis sa vie privée ne nous regarde pas.
Je souris intérieurement car je connais déjà sa réponse.
- Et comment que ça me regarde ! On dit que les murs ont des oreilles. Je dirais plutôt qu'ils ont des haut-parleurs. J'entendais tout et c’était pas joli joli.
Soudain, son visage s'assombrit et son regard triste glisse avec tendresse sur les courbes de mes épaules.
- Tu as l'air fatiguée ma chérie. Tu devrais penser un peu plus à toi. Rappelle-toi ce que je t'ai toujours appris. La personne la plus importante au monde, c'est toi.
Je sais parfaitement ce qu'elle sous-entend. Aussi, je lui réponds du tac au tac.
- Tu as raison et c'est pour cette raison que je suis ici aujourd'hui. J'avais un besoin vital de te voir, de te sentir, de te parler. C'est par pur égoïsme que je suis ici avec toi.
Nous restons un moment, silencieuses, main dans la main. Nul besoin de mots pour exprimer ce que nous ressentons. Nous savons déjà que nous sommes en train de vivre un de ces rares moments privilégiés que le caprice du futur est à tout moment susceptible de nous enlever.
Un coup léger frappé à la porte brise cette douce intimité. C'est la femme de service. Un sourire avenant aux lèvres, elle dépose sur la table roulante un plateau miniature sur lequel je distingue une tasse fumante et un gâteau rabougri. Sur cet espace infime, on dirait qu'ils se disputent le prix du plus mauvais goût. La femme annonce avec une emphase non justifiée.
- C'est l'heure du goûter.
Ma mère soupire, lève les yeux au ciel et lâche un laconique.
- Je passe. Régime.
Habituée à ses frasques, l'auxiliaire ne répond pas et me décoche un clin d’œil avant de quitter la chambre.
Je connais Juliette depuis plusieurs mois et je sais qu'elle apprécie ma mère. J'aimerais croire que c'est exceptionnel, que maman surpasse d'une quelconque manière les autres malades mais dans le fond, je sais qu'elle traite tous les patients avec la même bienveillance. Je l'admire et la respecte pour ce travail difficile, de même que les autres membres du personnel.
Ma mère s'impatiente et d'un mouvement du menton m'invite à ouvrir le yaourt au chocolat.
- Tu as entendu comme moi non ? C'est l'heure du goûter.
« - Oui, message reçu ! »
Je lui fais gentiment remarquer que Juliette est une fille adorable et qu'elle aurait pu être plus gentille, ce à quoi elle me répond :
- Ma fille, être méchante est l'un des seuls avantages qu'il me reste à mon âge !
Pendant qu'elle savoure son péché mignon, je m'attarde sur ses traits. Depuis toujours, on me dit que je suis son portrait craché et j'en suis fière. On n'a jamais dit d'elle qu'elle était une belle femme. Pas de pommettes hautes ni de bouche gourmande pour se conformer aux stéréotypes de la beauté actuelle.
Elle est bien mieux que ça, bien au-dessus de ces clichés falots. Du haut de son mètre cinquante, elle possède ce petit quelque chose en plus qui tourneboulingue quiconque l'a rencontrée au moins une fois dans sa vie. Ses petits yeux pétillent de malice. Sa coupe en brosse accroche le regard autant qu'elle déroute. Son sourire vous ferre comme un appât.
Elle est juste unique, majestueuse, sublime.
Quelques vieilles anecdotes reviennent asticoter ma mémoire. Alors qu'elle s'empare avec avidité d'un morceau de chocolat, j’éclate de rire. Elle se tourne vers moi, les sourcils froncés comme lorsqu'elle était sur le point de me faire la morale.
- Quoi ? Qu'est-ce qui te fait rire comme ça ?
- J’étais en train de me remémorer ton carnet d'adresses.
Elle ne répond pas mais je devine un sourire se dessiner dans son cœur. Ce carnet, elle en est fière. Pendant des années, il a été l'objet de plaisanterie le plus populaire de notre famille.
N'ayant jamais vraiment eu la mémoire des noms, elle avait pris pour habitude d'attribuer un sobriquet à tous les contacts qu'elle inscrivait.
Un jour que je cherchais le numéro de téléphone de Monsieur Paulino, plombier de son état, je ne le trouvais nulle part à la lettre P.
- Maman, où as-tu noté le numéro du plombier ? Il n'est pas à la lettre P.
Elle me répondit.
- Normal. Regarde à la lettre B.
Je ne trouvais aucun Baulino.
Excédée, je lançais.
- Il n'y est pas. Je vais prendre l'annuaire.
Je la revois encore se frottant les mains sur le torchon avant de me prendre le carnet des mains, un sourire espiègle au coin des lèvres.
- C'est parce que tu ne regardes pas au bon endroit. Voilà c'est ici.
Je regardais, interloquée le nom associé au numéro de téléphone. Je répétais.
- Bouchabé ? Mais il s'appelle Paulino.
- Et alors ? Pour moi, c'est plus facile de m'en souvenir sous ce nom.
- Tu pourrais m'expliquer ? De façon à ce que je puisse te décoder.
Sa réponse me laissa sans voix.
- Il est portugais et il commence toutes ses phrases par « boushabé ». Je suppose que ça signifie « vous savez « !
J'ai découvert ainsi un florilège de noms de guerre plus savoureux les uns que les autres.
C'est ainsi que monsieur Dubois, l’électricien est passé de la lettre D à la lettre A :
- « Au noir », car il effectuait quelques petits travaux sans les déclarer aux impôts.
Notre voisin du quatrième, monsieur Giraud s'est vu ainsi octroyer le pseudonyme peu glorieux de « Machouille ». Selon les explications de ma mère, il aurait été bien avisé de mâcher de temps en temps des chewing-gums à la menthe pour rafraîchir son haleine. Et hop, Giraud se trouvait ainsi relégué à la lettre M.
Il en allait de même pour les commerces. Inutile de chercher le numéro de Lidl à L mais plutôt à M comme « Moins cher » !
Les noms de tous ses contacts étaient ainsi soumis aux caprices de son imagination fertile.
Avec le recul, je me rends compte qu'elle utilisait depuis bien longtemps ces tours de passe-passe mentaux pour empêcher que son esprit ne parte à la dérive.
Je me rappelle particulièrement le jour où elle a confondu le jour du décès de mon père avec la date de leur mariage. À cette époque, je lui en avais terriblement voulu.
Je n'avais pas encore admis que l’aliénation s'installait sournoisement, rampant en silence dans les replis obscurs de son esprit.
Pourtant, tous les signes étaient là, bien évidence, mais je refusais de les voir.
Pendant qu'elle ampute cérémonieusement le chocolat de son emballage, je jette un regard dans la chambre. Près de son lit inclinable, elle a converti la table de chevet en un véritable
autel familial. Je compte des dizaines de portraits de mon frère et moi à tous les âges, des rejetons aux dents barricadées derrière un affreux collier argenté aux adolescents renfrognés, le visage bouffé par l’acné jusqu'aux adultes épanouis, entourés de leur nouvelle progéniture. À me voir ainsi exposée, j'ai la curieuse sensation d'avoir été piégée et emprisonnée sous verre avec le reste de ma famille. Je me demande aussi si ces images figées ont vraiment le pouvoir de réciter le poème de toute une vie ?
Au milieu de cet essaim familial, la photo de son mariage préside telle une reine sur son peuple. Heureux, mes parents affrontent l'objectif avec un sourire épanoui. Je me demande si elle regarde tous les soirs ces images avant de s'endormir, si elle reconnaît encore ces visages statufiés sur papier glacé.
Elle a terminé son chocolat et se frotte les yeux comme une enfant qui réclame sa sieste.
- Je suis fatiguée ma chérie. Peux-tu m'aider à me mettre au lit ?
Elle se lève péniblement et je la maintiens en passant un bras autour de sa taille et l'autre sous ses aisselles. Debout, elle paraît encore plus maigre et fragile. Désignant son déambulateur, elle m'adresse un clin d’œil complice.
- Regarde, je suis comme les bébés. J'ai mon Youpala.
J'éclate de rire. Je ne peux qu'admirer son sens de l'autodérision.
Elle avance lentement mais la tête haute.
Une fois allongée, elle tapote le matelas pour que je m'installe près d'elle.
- J'en ai de la chance non. Assise ou couchée. Ce n'est pas demain la veille que je fais une crise cardiaque. J'ai la belle vie.
Pourtant, derrière ces paroles débonnaires, je devine tout le désespoir d'une femme qui sait qu'elle est malade. La dernière fois que j'ai essayé d'aborder son état, elle a esquivé en diagonale ce sujet délicat.
- Nous savons toutes les deux ce qu'il en est. Je ne sais plus de ce que j'ai mangé au petit-déjeuner, mais je me souviens très bien de Boushabé. C'est assez comique quand on y pense.
Je voyage dans le temps, c'est plutôt une chance non ?
Il n'y a rien à faire alors s'il te plaît, profitons de mes brèves éclaircies pour savourer ce moment mère-fille.
Oh ! il y a tant de souffrance accumulée derrière ces mots.
La tempête qui s'est abattue avec violence sur sa vie nous a tous précipités sur un rivage inconnu. Depuis quelques semaines, mon frère n'a plus le courage de venir la voir. D'un commun accord, nous avons décidé lors d'une réunion familiale de protéger nos enfants d'une visite à leur grand-mère qui pourrait tourner au traumatisme. Je suis la seule à m'aventurer encore sur un territoire miné de mauvaises surprises.
Une envie irrésistible de fumer taquine sournoisement mes nerfs. Je prétexte l'envie de boire un soda frais pour m'esquiver, le temps d'inhaler mon péché mignon. Au moment où je sors, je l'entends me crier.
- Ma chérie, tu ne me la fais pas. Je n'en finis pas d’être surprise par la façon dont la cigarette pousse à la ruse.
Je souris intérieurement. Je n'ai jamais pu lui cacher quoi que ce soit. Sacrée Maman. Avant même que je ne lève le pied, elle sait déjà où je vais le poser.
Je longe un long couloir impersonnel à la peinture verte mouchetée de traînées brunes qui me font penser aux taches de vieillesse qui marbrent le dessus des mains des personnes âgées.
Derrière l'enfilade de portes aux numéros anonymes, d'autres vieillards, assis devant leur fenêtre, attendent impatiemment la visite de leur famille alors que d'autres se demandent encore pourquoi ils sont ici.
Je déambule dans cet univers de néons blafards et de maladie avant de déboucher sur un patio aussi triste que le reste du complexe. Malgré les murs fraîchement repeints en ocre dans l'espoir d'adoucir l'intrusion dans l’intimité de la maladie, l'endroit reste sinistre.
Adossée contre le muret, je savoure ma dose de poison en pensant à ma mère. Je tire sur ma cigarette avec l’avidité de l’intoxiquée. Combien de temps encore avant l’inéluctable ?
J'ai peur. Peur de ne pas être capable de me souvenir d'elle autrement que dévastée, défigurée, transformée à jamais par cette maladie qui la dépouille jour après jour de sa lumière. Mes yeux me piquent et je prends soudain conscience que je suis en train de pleurer. J'avale une dernière bouffée avant de sortir un miroir de mon sac. Je ne veux pas qu'elle s'aperçoive de ma faiblesse.
Je me console en repensant à ces dernières minutes.
Dès que je pénètre dans la chambre, je perçois aussitôt le changement. Une lueur de colère intense illumine son regard. Son ton agressif plus que les mots eux-mêmes me déchirent le cœur.
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites dans ma chambre ? Si vous ne partez pas de suite,
J'appelle l’infirmière.
- Maman, c'est moi.
Elle me fixe, le regard sévère. Elle hésite quelques secondes.
- Allez-vous-en... Je suis si fatiguée... S'il vous plaît...
Son rythme ralentit. On dirait que ses paroles connaissent déjà vers quelle zone obscure elles vont s’éteindre. C'est fini. Notre complicité s'est évanouie, je ne devine plus ses pensées.
Je déglutis. Je veux effacer ce que ses paroles dégagent de sinistre et de glauque, mais je sais par avance que ça sera impossible.
Ma mère vient de mettre ses souvenirs sous scellés et je n'ai pas les moyens de les raviver. Sa colère est tombée et c'est pire. À présent,
son visage arbore ce masque froid, détaché qu'elle oppose à tout ce qui lui est étranger. Son esprit rode à la lisière d'un monde de folie dont je suis exclue. Un sombre rideau est tombé sur ses pensées.
Sa mémoire a craqué aux coutures, son tissu cérébral s'est déchiré.
Avec tristesse, je reconnais les murs qu'elle a élevés autour d'elle comme si elle souhaitait se protéger d'un traumatisme trop dur à supporter.
Doucement, je m'approche du lit. Son regard fossilisé me transperce sans me voir. La maladie a éteint les lueurs furtives qui ont, l'espace d'un instant, brillé dans ses yeux. Je me penche délicatement et dépose un baiser sur son front. Elle ne réagit pas, toute à son escapade mentale.
« - Maman où es-tu ? »
J'aimerais tant pouvoir me frayer un chemin à travers ses rêves. Mais ses secrets, elle les a emportés avec elle, elle les empêche d'affleurer en les gardant jalousement dans son esprit embrumé.
Trop tard. Le dernier rempart de lumière face aux ténèbres est tombé aux mains de l'ennemi.
« - Maman, ouvre-moi la porte. »
J'enfouis mon visage dans son cou pour remonter le temps, me raccrocher à elle comme une naufragée à un rocher. Après toutes ces années, c'est encore l'endroit où je me sens le plus en
sécurité. Je n'ose affronter ce regard terrifiant tant il est absent. Toutes traces de rêve et d’espièglerie ont disparu.
J'ai peur que cette vision ne s'installe à demeure dans mon esprit et ne vienne me hanter à chaque fois que je penserai à elle.
Je la serre très fort contre ma poitrine comme pour conjurer le mal qui s'est emparé de son esprit. Je redoute l’obscurité dans laquelle elle a sombré comme si elle pouvait me la ravir pour toujours.
Lorsque je sors, je sens les larmes couler sur mes joues. Je devrais être heureuse d'avoir pu goûter cinq minutes de lucidité. Pourtant, je suis anéantie.
Que me réservera ma prochaine visite ?
Son cerveau aura-t-il rendu les armes ? Aura-t-il capitulé une fois pour toutes ?
Saloperie de maladie d'Alzheimer...
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