Chapitre 1
19 février, DRPJ de Versailles
Enfermé dans son bureau de la DRPJ, Ange mettait un terme à plusieurs semaines d’investigations avant de transmettre son dossier au procureur. L’essentiel avait déjà été validé oralement mais il tenait à ne laisser aucun espace qui pourrait permettre à un avocat retors de démonter son enquête.
Il lui avait fallu du temps pour mettre à jour les rouages d’un trafic bien rôdé, dans lequel, sous couverture pseudo-diplomatique, des individus aux apparences respectables faisaient entrer armes et drogues diverses sur le territoire en toute impunité.
Ange et son équipe avaient également mis à jour des connexions avec des réseaux de prostitution particulièrement sordides, dans lesquels de pauvres filles étaient tirées de la misère dans leur pays d’origine, le plus souvent dans les Balkans, pour finir comme esclaves sexuelles dans des conditions inimaginables, à quelques kilomètres à peine des plus beaux quartiers de la capitale.
L’affaire n’avait pas été une partie de plaisir et la dernière intervention avait bien failli coûter la vie à l’une des jeunes recrues de son groupe, sauvée par son gilet pare-balles. Magali avait tout de même été sérieusement secouée et son chef avait été rassuré quand le lendemain, elle était entrée dans son bureau et avait soulevé son tee-shirt pour lui montrer l’hématome causé par l’impact, juste sous le sein droit.
Pour le moment il voyait sa petite troupe préparant verres et bouteilles pour célébrer la fin de la procédure autant que le baptême du feu de Magali.
Ils allaient devoir patienter encore un peu car Ange venait de recevoir un appel du Commiussaire Divisionnaire lui demandant de passer sans tarder à son bureau. Il avait eu l’occasion de débriefer cette affaire à plusieurs reprises avec son supérieur et il ne savait pas pourquoi il désirait encore lui parler à ce moment précis.
Ange Ségafredi, surnommé Sega « c’est plus fort que toi », commandant de police judiciaire, était issu d’une famille corse où les hommes ne peuvent être que flics ou bandits. Son père, Charles Ségafredi, avait dirigé plusieurs services au Quai des Orfèvres avant de profiter d’une retraite méritée dans sa maison sur les hauteurs de Porto-Vecchio.
À quarante ans, son fils avait fait ses preuves dans différentes affectations et menait son groupe avec le juste dosage de poigne et de compréhension pour les vies parfois difficiles qu’il imposait à son équipe. Hommes et femmes ne comptaient pas leurs heures, mobilisables jour et nuit, en semaine ou le week-end. Il n’oubliait pas non plus qu’ils risquaient leurs vies pour un salaire modeste et passait parfois sur certaines faiblesses, tant qu’elles ne nuisaient pas à la marche du service et à la sécurité des équipiers.
Ange Ségafredi obtenait des résultats et ses hommes l’appréciaient, il se demandait donc ce que le Commissaire attendait de lui. Il quitta son étage, non sans calmer sa troupe qui commençait à s’impatienter, et se dirigea vers le bureau du Patron.
Le Commissaire Principal Dupré qui dirigeait le service à Versailles ne ressemblait en rien aux fonctionnaires de police que l’on voit dans les films. En dehors des cérémonies officielles, Ange ne l’avait jamais vu en costume-cravate et cet homme calme affichait une cinquantaine assumée, virile et sportive. Ange l’appréciait autant pour l’autonomie et la confiance accordées que pour les paravents qu’il avait toujours su déployer pour le maintenir, lui et ses hommes, à l’abri des intrigues administratives et politiques. Ange n’aimait pas les jeux de pouvoir et était reconnaissant à Dupré de le protéger de toutes les influences. Il n’en était pas moins curieux de savoir ce qui justifiait cette convocation soudaine.
— Entrez, Commandant et asseyez-vous.
— Merci, Commissaire.
— Je tiens encore à vous féliciter pour le dénouement de l’affaire des Balkans. Nous sommes passés à deux doigts du drame avec le lieutenant Sanchez, mais je suis heureux que tout se termine bien pour elle. Je sais que votre équipe vous attend et je ne vous retiendrai pas longtemps.
— Le champagne va tiédir.
— Vous êtes l’un de mes meilleurs chefs de groupe et je vais avoir du mal à vous remplacer, mais vous méritez d’aller plus loin et une belle carrière se profile. Je vous ai inscrit sur le tableau d’avancement et vous avez été admis par la voie directe. Il vous restera à présenter une planche devant un jury, mais ce ne sera qu’une formalité. Si tout va bien, dans trois mois, vous serez Commissaire.
— Je dois avouer que c’est inattendu, mon groupe et le service vont me manquer, je me plaisais bien ici.
— Je m’en doute, mais vous trouverez à coup sûr une autre affectation aussi motivante. Vous êtes dans les traces de votre père. Je ne serais pas surpris si l’on vous proposait une affectation centrale, c’est moins opérationnel que la DRPJ, mais c’est un passage obligé à ce stade de votre parcours. En attendant, mettez de l’ordre dans vos affaires et proposez-moi un nom pour prendre le commandement de votre groupe. Ensuite, vous solderez vos congés, je sais que vous avez beaucoup de jours de reliquat et vous savez qu’on ne vous les paiera pas.
Quelques minutes plus tard, Ange était de retour à son étage.
— Alors, qu’est-ce qu’il te voulait le Vieux ?
— Ne l’appelle pas comme ça, Doume, il est plus jeune que toi.
Dominique Fratelli, corse lui aussi, était le doyen du groupe, proche de la retraite. Fatigué par les nuits de planque et les heures passées loin de chez lui, il était maintenant chargé des tâches administratives et de toutes ces activités que personne n’avait envie de faire, ce dont il s’acquittait à merveille. Passé de la machine à écrire au traitement de texte, il ne tapait toujours qu’avec deux doigts mais aurait pu battre n’importe qui dans le service dans un concours de dictée.
— J’ai deux nouvelles, une bonne et une moins bonne.
— La bonne d’abord.
— OK, le Commissaire nous félicite tous.
— Et la moins bonne ?
— Ce n’est pas pour autant que vous aurez une prime.
Tout le groupe éclata de rire.
— Et autre chose, je vais vous quitter. Je suis nommé Commissaire. Je connaîtrai ma nouvelle affectation en mai. D’ici là vous ne me verrez pas beaucoup car je pars en vacances.
— Champagne !
Ange entendit les bouchons sauter et les gobelets passèrent de main en main. Il n’appréciait pas spécialement le champagne servi tiède dans un gobelet à café, mais c’est tout ce qu’ils avaient et c’était offert dans la bonne humeur. Il appréciait cette atmosphère de camaraderie qu’il regretterait sans doute.
Annotations
Versions