Chapitre 7
Les révélations de Sarah remuèrent Emma. Elle se sentait égoïste et tellement coupable. Quand bien même elle ne pouvait rien au sort réservé à sa sœur, quand bien même elle ne regrettait pas d’avoir fait ce choix, l’appeler, elle, pour la soutenir dans son geste, avait été la plus monstrueuse des demandes. Elle ne pouvait même pas imaginer ce qu’elle avait dû ressentir. Se répandant en excuses, Emma se leva pour serrer sa sœur dans ses bras. Un geste effectué des dizaines de fois durant leur existence, mais qui, à ce moment précis, tintait d’un douloureux écho à leur désespoir respectif.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— On se parlait si peu à l’époque. T’avais ta vie…
— Mais tu n’as pas hésité une seule seconde quand je t’ai appelée. Tu dois tellement m’en vouloir !
— Je comprends ton choix, même si ce n’est pas celui que j’aurais fait. Et puis, c’est la vie n’est-ce pas ! On rêve toujours d’avoir ce qu’on n’a pas.
Putain de vie, pensa Emma.
Elle avait toujours éprouvé pour Sarah un agacement sans nom. La voir s’efforcer à être la meilleure dans tous les domaines l’avait toujours énervée. Sa sœur brillait là ou Emma ne montrait même pas l’ombre d’un reflet. Sarah était belle, intelligente, réfléchie, discrète, généreuse et polie alors qu’elle, était indécente, rebelle, extravertie, immature, égoïste et aigrie. Aujourd’hui, elle prenait la mesure du caractère de sa sœur et voyait dans tout ce qu’elle avait détesté la valeur de sa personne. Sarah ne méritait pas de souffrir, d’être privée de ce en quoi elle aspirait au plus profond d’elle même.
Emma sentit une rage folle gonfler en elle. Elle en avait voulu à sa mère, à son père, à sa sœur, à Loïc mais c’était cette garce de vie qui tirait toutes les ficelles.
Sale chienne de vie de merde ! Va te faire mettre !
— Qu’est-ce que je peux faire Sarah ?
— Rien Em, tu ne peux rien faire. Y’a des solutions, on a en a déjà parlé avec Gab. On pourrait adopter… Mais j’arrive pas à faire mon deuil.
Les mots de Sarah résonnaient au creux d’Emma. Leurs histoires étaient en tous points différentes, comme les deux femmes qu’elles représentaient, pourtant c’est le deuil d’un amour avorté qui les réunissait autant d’années après.
— Le pire dans tout ça, c’est que Gabriel m’a déjà pardonné mon incartade. Je mérite pas un homme comme lui. C’est lui qui aurait dû aller voir ailleurs, chercher en d’autres femmes ce que je ne suis pas en mesure de lui donner.
— Sarah, c’est pas qu’un problème personnel, c’est une affaire de couple. C’est avec toi que Gab veut des enfants, qu’ils soient de lui, de toi ou pas !
— Je sais et moi je fous tout en l’air…
— Tu veux qu’on parte un peu toutes les deux ?
Sarah la regardait, les yeux écarquillés. Emma n’en revenait pas elle-même de cette proposition spontanée.
— C’est gentil mais je dois recoller les morceaux de ma vie que j’ai moi-même brisé.
— Tu vas y arriver ! Si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas et appelle-moi ! J’arrive un peu tard mais je suis là ok ?
Sarah gratifia sa petite sœur d’un sourire reconnaissant.
— Moi aussi je suis là, le jour où tu voudras parler de Loïc.
**
À son retour à la maison, Emma avait ressenti le besoin d’aller marcher. Si, plus jeune, elle détestait suivre ses parents sur les pentes des Monts de Flandre, le désir de prendre un peu de hauteur la submergeait.
Elle attendit patiemment que le repas fusse prêt et s’attabla auprès de sa mère et son beau-père.
— Je vais aller marcher un peu après. M’attendez pas pour vous coucher.
— Tu vas marcher à cette heure ? Enfin Em, attends demain et accompagne Bertrand.
— Mais laisse-la faire ce qu’elle veut.
— C’est quand même pas très prudent.
— Il est à peine vingt heures. Elle sera rentrée avant même qu’il fasse nuit !
Emma ne releva pas, s’efforçant de comprendre les inquiétudes de sa mère qui n’ébranlaient pourtant en rien sa décision d’aller se dégourdir les jambes à cette heure tardive.
Parée de son sac banane - qu’elle portait évidemment en travers de l’épaule malgré les protestations de Bertrand qui jurait que cela se mettait autour de la taille - Emma s’éloigna de la maison pour plonger dans les sentiers boisés du Mont Noir.
À mesure qu’elle avançait, la boule de colère qu’elle contenait depuis l’annonce de la stérilité de sa sœur grandissait. Courir à en perdre haleine lui aurait fait du bien si ce n’est que les années de clope qu’elle trainait derrière elle, l’en dissuadaient. À défaut, Emma serra les dents et accéléra simplement le pas. Sa rage ne désemplissait pas. À vingt-sept ans, elle ne comprenait toujours rien au sens même de la vie. Elle avait cru que l’amour guidait les êtres à travers l’existence. Mais que valait l’amour d’un père, d’un ami, d’un amant ? À quoi rimait une vie faite d’amertume et de désolation ? La vie s’échinait-elle à briser tous les êtres qui peuplaient l’univers ou alors le désespoir ne leur était réservé qu’à sa mère, sa sœur et elle ?
Emma parvint au sommet du Mont Noir au rythme de ces questions qui lui brûlaient davantage les poumons que ses bouffées de Marlboro. Elle comprenait la douleur de Sarah. Cependant, une fois encore, la Nature lui prouvait qu’elle avait fait le bon choix en expulsant de son corps une vie à peine formée. Elle n’aurait pas supporté le désespoir grandissant d’un enfant qui se heurte à la dureté du monde. Elle n’aurait pas su le consoler, lui montrer des chemins plus éclairés. Non ! Pour elle, la vie n’était qu’un tourbillon dans lequel on évoluait jusqu’à ce qu’il décide de nous emporter à tout jamais.
Annotations
Versions