Fin
Nous pérégrinâmes à nouveau des semaines. Ou des mois. Ou des années. Ou des jours. Jusqu’à ce qu’enfin, nous tombâmes sur ce fameux clocher pourpre. Bien gardé, le bousin. Faut leur reconnaître ça, ils sont ingénieux, ces bipèdes. On jurerait que leur pile de pierre s’effondrerait au premier coup de vent mais que nenni. Il tient. Après, pourquoi ils s’embêtent à construire ça ? Voilà un mystère qui me dépasse. Et d’au moins cent pieds je dirais. Je suis peut-être nul en temps et en nom mais on ne me la fait pas en ce qui concerne les hauteurs.
— Bon, je n’ai plus de machin doré à leur refiler, il va falloir ruser, rumina Tracassin.
Le seigneur des lurons en pleine improvisation, voilà pourquoi j’étais venu ! À quelques pas à peine de l’enceinte du fort, il tournait en rond réfléchissant tout haut.
— Tagadouille… Non, marotte d’andouille… Perlimpimpin… Zut, j’ai oublié mon vilbrequin… Clapapouette… hmm… ça pourrait être chouette, une autre fois peut-être.
Les gardes regardaient ce drôle d’enfant déambuler et marmonner sous leurs yeux comme le dernier des déments. Ils se jetèrent des regards incrédules quand soudain :
— Turlututu, j’ai un plan !
— Tu ne rimes pas, cette fois ?
— Seulement quand l’idée est foireuse, c’est à ça qu’on les reconnaît d’ailleurs.
Il m’attrapa aussitôt l’épaule et entonna un air joyeux que je m’empressais d’imiter.
— Tralalala, vireladada et ougdala !
— Halte-là !
— Oh, mes excuses, mon frère et moi ne vous avions pas vus. Que protégez-vous au sein de ces murailles ? Un trésor ? Deux trésors ? Le plus gros gâteau du monde ?
— Ah ! Ah ! Non, rien de tout ça, une princesse si tu veux tout savoir mon petit !
— Une princesse ? Comme dans les contes de fée ?
— Exactement !
En deux phrases, le vioque se retrouvait plus attendri que la viande de Panpan l’autre fois.
— Mais, où sont vos parents ?
— Des messieurs habillés un peu comme vous sont venus à la maison, mais avec moins de bleu et plus de rouge. Maman nous a demandé de partir et de nous arrêter que lorsqu’on croiserait des gens avec vos tenues. Je pense qu’ils voulaient passer la soirée entre grandes personnes, ils ont dû sortir un gigot, ça sentait la viande grillée.
— Pauvres mioches…
— Pourquoi ?
— Pour rien… Vous… vous voulez entrer ?
— On pourra voir la princesse ? Papa et maman ne vont pas en croire leurs oreilles !
— Si vous voulez, mais pas longtemps.
De mon côté, je me contentais de sourire benoîtement. Ce rôle m’allait comme un gant. Plein de compassion, les sentinelles nous accompagnèrent. Drôles de bestioles. Les mêmes en pourpres avaient menacé de nous étriper, ceux-là nous servaient à manger. C’est ce qui les rend si cocasse. Ils organisèrent un immense banquet en notre honneur. On devint les coqueluches de la soirée. Tracassin, le joyeux trublion qui effectuait d’improbables cabrioles, et moi, Jacassin, le grincheux turlupin, toujours à faire la tête. Clown heureux et clown triste en somme. C’est que, depuis notre arrivée, je ne me marrais pas beaucoup.
On buvait, on braillait on se trémoussait mais on ne rigolait pas. Je ne rigolais pas en tout cas. Tout ça, ce sont des activités de gens qui n’ont pas mille ans. Tracassin avait beau me taper le bras du coude, me cracher sa bière au visage, commettre mille gaudrioles et s’esclaffer en m’emmenant tourner en rond au rythme des chansons, ça ne changeait rien. Pirouettes et girouettes ne m’excitaient plus depuis des lustres. Ou des siècles. Ou des plombes. Quelque chose dans ce goût-là. Et ces fadaises ne divertissaient pas davantage mon complice.
J’en vins à soupçonner ce cabotin de trouver son plaisir non pas dans ses ridicules pas de danse mais dans mon dépit. Son expression railleuse se renforçait au fur et à mesure que ma lassitude grimpait. Sans aucun doute, il m’avait réservé le rôle de dindon de cette farce-ci. Et il ne comptait pas appliquer la maxime universelle des comiques qui stipule que les meilleures blagues sont les plus courtes. Je dus attendre la trente-huitième farandole, je les comptais tellement je m’embêtais, pour qu’il daigne abréger mon calvaire. Il me susurra :
« T’inquiète, on va bientôt la secourir notre fille de roi. Tout ça, c’est du flan, du pipeau, rien que de l’esbroufe. »
Enfin ! Sans délai, il se mit à bâiller et à tituber.
— Alors, on est fatigué les minots ?
— N… non… Fouah…
Tous les adultes gloussèrent. Il en faut bien peu pour leur faire plisser les yeux à ceux-là. La sentinelle qui nous avait recueillis s’approcha de nous, posa ses mains sur nos épaules et déclara d’une voix calme :
— Voilà venu le temps d’aller vous coucher.
Et Tracassin de répondre en se frottant les yeux :
— Fouah… Non…
— Si, si, si !
— Bon… D’accord… Mais d’abord, je veux aller voir la princesse. Je veux un bisou de la princesse !
— Tu te sens de monter toute la tour !
— Voui…
Ce demi-mot l’amusa. Il sortit à notre suite et gravit les marches derrière nous pour parer à une éventuelle chute. Il commença à nous raconter sa vie.
— Vous savez, j’avais deux petits aussi… Oh, ils ne vous ressemblaient pas mais…
Et il continua à déblatérer sur sa vie morne et insipide pendant les secondes, les minutes ou les heures que dura notre ascension. Barbant celui-là. Mais, enfin, nous arrivions au bout de notre quête, devant une lourde porte en chêne bardée de métal. Y avait-il vraiment besoin de la fermer à clef ? Une frêle jeune fille aurait éprouvé bien des difficultés à la faire bouger d’un iota. Même notre humain dut utiliser ses deux bras et déployer toute sa force pour y parvenir.
Les grincements du bois contre la pierre réveillèrent la belle en sursaut. La peur laissa ensuite la place à l’incompréhension puis à la joie. Deux adorables anges venaient égailler ses jours. Elle jeta un regard méfiant au garde qui lui rétorqua simplement :
— Mes hommages, ma Dame. Deux pauvres orphelins qui n’avaient jamais vu de princesse. Je me suis dit que je pourrai faire trois heureux. Je vous laisse. Le temps de monter puis de redescendre et je vous les reprends. Ils sont fatigués.
— Mille merci, messire, concéda la douce au bord des larmes.
Dès que le soldat fut parti, elle nous étreignit contre son cœur.
— Pardonnez-moi, je ne sais pas qui vous êtes mais cela fait trop longtemps que je demeure ici pour ne pas caresser la bouille de deux adorables enfants comme vous. Comment vous appelez vous ?
— Moi c’est Jacassin.
— Et moi Tracassin, pour vous servir.
Nos noms la surprirent un peu.
— Tracaquoi ?
— Tracassin, mais trêve de mignonnerie et autres accolades, nous sommes ici pour vous délivrer.
Je hochais fièrement la tête en signe d’acquiescement.
— Comment ? Mais, qui vous envoie ?
— Personne d’autre que nous-mêmes, ma chère.
— Mais… Et, le garde ?
— Inutile de vous en faire, il ne surveille pas la fenêtre.
— La fenêtre, mais que voulez-vous… Ah !
Sans lui laisser le temps de finir, Tracassin lui attrapa les poignets et m’indiqua ses chevilles. Je m’en saisis sans délai. Elle gigotait beaucoup. Elle criait aussi, ça faisait mal aux oreilles. Heureusement, elle n’avait plus beaucoup de force. Lorsque nous nous retrouvâmes au bord de l’ajour, Tracassin entonna tout en commençant à balancer la demoiselle en détresse :
— À la une…
— Non arrêtez, vous êtes fous !
— À la deux…
— Pitié !
— À la trois…
Puis il ralentit le rythme. Pendant un instant, la mortifiée reprit son souffle. Mon compagnon m’adressa alors un petit clin d’œil :
— À la quatre !
Nous la jetâmes par-dessus bord, parachevant ainsi l’évasion de l’emprisonnée. Nous n’entendîmes plus d’elle qu’un long cri suivi d’un « crounch » dur et sec.
— Hi ! Hi ! Hi ! Mission accomplie ! jubila Tracassin en sortant les ailes.
— Hé ! Hé ! Tu as vu sa tête ?
— Et encore, contrairement à ce que tu pourrais croire, nous n’avons pas assisté à la chute de toute cette histoire !
— Ah bon ?
— Suis-moi !
Nous nous élançâmes à travers le trou de princesse. Combien de temps restâmes-nous dans les nuages à contempler les marasmes d’en bas ? Une heure ? Un jour ? Un an ? La conclusion demeure que notre sympathique bienfaiteur finit pendu par ses camarades. Qu’est-ce que je me suis bidonné lorsque je l’ai entendu hurler :
« Ce n’est pas moi… Ce sont les enfants ! Les enfants ! »
Pas grand monde ne le crut. Il finit avec la tête bleue comme son tabard.
— Viens, la suite nous attend !
J’avais déjà plus ri que durant ces deux dernières éternités et Tracassin m’en promettait toujours plus. Je ne me fis pas prier. Nous remontâmes le chemin que nous avions emprunté jusqu’à apercevoir la joyeuse bande de mercenaires amputée de son chef. Il gisait, une demi-douzaine de couteaux plantés dans le dos pendant que les autres comptaient, non sans quelques haussements de ton, les pièces qu’ils lui avaient arrachées.
— On ne divise pas aisément vingt-trois en six. Ni en cinq, d’ailleurs. Ni en rien à part un, pouffa Tracassin. Ne nous attardons pas avec ces attardés !
Sans me laisser le temps de rouspéter, il m’emporta avec lui. Je voulais voir la suite, moi. Mais il a de la force sous ses airs de bébé dodu. Nous arpentâmes le ciel jusqu’au premier village que nous avions rencontré. La femme au bracelet volée dormait sous une couverture de gravas et chaque passant crachait sur la nouvelle statue.
— Flûte ! On a raté la lapidation ! Le meilleur moment. Me voilà désappointé ! Enfin, le gadin continue, j’ai hâte d’assister à l’atterrissage.
Combien de temps sillonnâmes-nous ce pays pour bien profiter de tous les rebondissements de notre plaisanterie ? Un an ? Une décennie ? Un siècle ? Les batailles succédaient aux massacres et aux complots, tout ça au nom de la belle évadée. Les rouges tuaient les bleus et vice-versa. À coup d’épée, d’arbalète ou de poison, rien n’était trop beau pour pimenter ce spectacle. Nos petits jouets se donnaient beaucoup de mal pour nous divertir et, force est de le reconnaître, ils ne se débrouillaient pas si mal. Tracassin et moi riions aux éclats devant tant d’ingéniosité, tant de sauvagerie et tant de fourberie. Tout ça pour une pauvre dame dans une jolie robe.
À la fin, le camp azur avait disparu. Ou le carmin. Zut, c’était lequel ? Bof, quelle différence au fond ? Si une bonne farce commence au premier décès, celle-ci relevait du chef d’œuvre, même selon les standards de Tracassin.
Pourquoi les hommes se battent-ils, en fait ? Cela demeure toujours un grand mystère pour moi. Ils hurlent « Gloire ! », « Vengeance ! », « Honneur ! », « Richesse ! », « Foi ! » … Nous, c’est plus simple. Nous, nous ne luttons jamais que contre notre sempiternel ennemi, l’ennui. Hélas, j’avais beau survoler ces charniers le sourire aux lèvres, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une pointe de jalousie. Contrairement à eux dont la vie s’achève si vite, la nôtre constitue un éternel combat que jamais nous ne remporterons.
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