Quatre-vingt-six-mille quatre cents secondes
J’ai le regard baissé. Ma nuque est ankylosée et ma tête semble peser une tonne, comme coulée dans un bloc de béton. Mes yeux fatigués, pointés sur le sol – façon canons de revolver – passent nerveusement d’une latte à l'autre sur le parquet caramel du cabinet du toubib.
« Et là, imaginez que tout s’arrête demain, me dit ce dernier, un air impénétrable sur le visage. Il ne vous reste plus que vingt-quatre heures à vivre. Il n’y a rien à faire pour l’empêcher. C’est comme ça, vous allez mourir. »
Je relève la tête. Mes cervicales se débloquent. Libérées. Il a toute mon attention.
« Nous avons déjà beaucoup parlé de ce que vous avez fait, de ce que vous n’avez pas fait, de ce que vous auriez voulu faire et de ce que vous regrettez. Mais ce que vous feriez, là, s’il ne vous restait qu’une journée à passer sur cette terre, c’est ça, aujourd’hui, qui m’intéresse. »
Je souris. De séance en séance, depuis des mois et des mois, je m’épanche sur ma vie, mes angoisses, mes remords, mes échecs. Il m’arrive de pleurer, de bégayer, de hurler aussi. Pathétique créature privée des rennes de son destin. Un être libre ? Mon cul.
À chaque fois, je lui jette à la tronche la même rengaine, la même petite chanson qu’il doit connaître, à force, par cœur : Je ne sais rien, je ne suis sûr de rien, j’ai le sentiment de n’être à ma place nulle part, je ne suis pas vraiment heureux.
Et là, voilà qu’il me pose la seule question à laquelle je suis certain de pouvoir apporter une réponse claire, limpide, aussi droite qu’un poing ganté dans la mâchoire d’un boxeur poids lourd.
« Le temps file, dis-je en verrouillant mon regard sur le sien. L’énoncer revient à enfoncer une porte ouverte. Le constater, par contre, c’est se sentir tout à coup bien fragile. Et le vivre dans sa chair, à chaque seconde qui s’égrène, je veux dire, c’est déjà commencer à envisager la fin. Parce que tout s’arrête. Là encore, l’annoncer, comme ça, y a pas plus cliché, je veux bien vous l’accorder, docteur. Mais votre truc, là, votre histoire de tu vas mourir demain, ça me fait pas peur. La mort, je sais qu’elle peut me tomber dessus dans la seconde, et paf, game over, fini, bye bye. »
Le psychiatre lève un sourcil. Son index droit tapote sa tempe avec une précision de métronome.
« Vous voulez savoir ce que je ferais ? Si je ferais l’amour à ma femme sans m’arrêter – jusqu’à ce que mon cœur explose – ou si j’irais cracher à la gueule de mon patron en lui balançant tout ce que je lui reproche ? Vous vous demandez si j’irais me taper la plus grosse entrecôte frites de toute l’histoire de l’humanité ou si je préfèrerais plutôt m’envoyer un mec pour savoir ce que ça fait ? »
Cette fois, c’est lui qui sourit. Et voilà qu’il se marre pendant que je sors mon portable de ma poche, allume l’application calculette et me lance dans une savante opération.
« Il y a soixante secondes dans une minute. Soixante minutes dans une heure. Vingt-quatre heures dans une journée. Ça fait… pas moins de quatre-vingt-six-mille quatre cents secondes à occuper avant la mort. Avant d’être fixé pour de bon sur ce qui nous attend après.
— Une autre vie ou le néant.
— Une autre vie ou le néant. Mais ça, presque, je m’en fous ! Je sais même pas si je veux qu’il y ait quelque chose après tout ça. Ça non plus, j’en sais rien, en fait. Ce que je sais, en revanche, c’est ce que je ferais de cette journée. Là, docteur, je me pose même pas la question. »
Il y a un silence. Je vois que, cette fois, c’est moi qui ai capté son attention. Puis je reprends.
« Chacune de ces quatre-vingt-six mille quatre cents secondes, je voudrais les passer avec mes gosses. »
Je me gratte la tête. Je sens des embryons de larmes m’embuer la vue.
« Mon fils a quatre ans. C’est un vrai petit diable, et c'est pas des conneries. Il tient pas en place, casse continuellement des trucs ou parvient à se faire mal même dans des endroits où le danger est proche de zéro. »
Un nouveau temps d’arrêt. Et je continue :
« Je sais plus : je vous ai raconté la fois où il s’est cassé une cheville au cinéma, à force de faire le con ? J’ai l’impression de passer mon temps à faire le gendarme avec lui, mais je l’aime tellement. S’il se blesse, j’ai mal pour lui. S’il souffre, je souffre. Je l’ai dans la peau. Et ça dure depuis l’instant où, dans la salle d’accouchement, j’ai posé mes yeux sur les siens. Il me regardait avec ses deux magnifiques pupilles noires. J’ai jamais rien vu d’aussi beau et vibrant par la suite. Je déconne pas : les yeux de ce petit bébé, c’était plus beau qu’un Rembrandt. »
Dehors, j’entends des bruits de pas dans le couloir. Et les pleurs d’un enfant. Ils appuient les mots qui sortent de ma bouche, passent sur les syllabes qui les composent un bon gros coup de stabilo.
— Si je devais mourir demain, j’irais voir mon fils, je m’agenouillerais devant lui, pour être à sa hauteur, et je le serrerais fort contre moi. Peut-être qu’il voudrait s’échapper, me repousser, mais j’insisterais. Je le retiendrais et je lui dirais que je l’aime. Vous savez, je le lui dis tous les jours, c’est pas la question. Mais cette fois, je mettrais dans ces paroles toute mon âme et tout mon cœur. J’y injecterais tout mon sang, la moindre parcelle d’atome de ce que je peux avoir de meilleur en moi. Je tâcherais d’imprégner tout mon être de la chaleur de cette étreinte pour que je puisse l’emporter dans ce qui nous attend après – qu’il s’agisse du paradis, de l’enfer ou d’un grand vide où on ne ressent plus rien. »
Il y a quelque chose qui gonfle dans ma poitrine.
« Et je ferais la même chose avec ma fille. Elle est petite, ma fille, vous savez. Un an et demi, mais elle dit plein de choses. Elle a beaucoup de vocabulaire, sait compter jusqu’à six, et elle dit même "je t’aime". »
Le doc me coupe :
« C’est l’essentiel, plaisante-t-il.
— Et vous avez raison. Elle est toute ronde, comme une patate. Quand je la vois, il y a des envies cannibales qui me prennent. Elle est tellement à croquer qu’un jour je vais la manger. Sa mère dit la même chose, ça nous fait bien rigoler. »
Cette fois, les larmes sont là. Imaginer que cette gosse puisse grandir sans moi, ça me flingue.
« Elle aussi, je la serrerais fort. Je la ferais tourner dans mes bras. Au creux de l’oreille, je lui dirais mille fois que je l’aime. Puis tous les trois, pour occuper à fond ce dernier jour sur la Terre, on irait au manège et au parc. On ne se refuserait rien : crêpes, glaces, menu Happy Meal chez Ronald et razzia au magasin de jouets. On jouerait dans l’herbe et on rirait comme des fous ! Le soir, je leur lirais leurs histoires préférées avant de les border. Je tâcherais de pas pleurer mais je pourrais rien garantir. J’essaierais surtout de prendre la pleine mesure de la chance qui a été la mienne. Cette chance d’avoir pu les rencontrer. »
Le docteur se tait. Il attend que je poursuive, mais je ne peux plus rien dire. Il m’a suffi d’évoquer mes enfants et le risque de les perdre pour comprendre qu’ils sont toujours là, que je suis toujours là. Il nous reste des choses à voir, à vivre, à rêver. C’est magnifique. Quant à mes angoisses et mes regrets, tout à coup, ils ne pèsent plus bien lourd. Je vais mieux. Mon vieux corps a rajeuni de dix ans. Le voilà léger, tout à coup.
Plus de larmes. Ça va. Ce type est un génie.
Et moi, je suis vivant.
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