dimanche 6 novembre – Nuit de folie
Cher Journal,
Je suis bourré.
Pas tout le temps, hein. Juste là, je suis bourré. Je suis rentré d'une soirée. Et je suis bourré. J’ai vu des amis qui disent qu'on ne se voit jamais. J’étais tellement bourré, même en face d’eux, je ne les voyais toujours pas. C’était chez la copine de… Avec des gens qui… Vous voyez des trentenaires alcoolisés qui pensent encore avoir vingt ans ? C'étaient eux. Si vous voulez en savoir plus, lisez leur journal, là, c’est le mien, je parle de moi, et tout ce que je peux dire sur moi, c’est que je suis bourré.
J’écris cette page bourré, et écrire bourré, c'est comme conduire bourré : ça termine souvent en accident. L'accident classique, c'est d'envoyer des messages à une ex. Moi, j'ai envoyé des messages à ma grand-mère. Elle est très heureuse que je me lance dans ma musique, elle veut être au courant dès que je progresse dans le défi. J'aurais pu lui envoyer des conneries comme :
« Ça avance, doucement, mais sûrement… »
Mais je lui ai écrit d’autres conneries comme :
« Je bois un coup avec des amis, la seule chose qui avance, c’est ma future dépendance à l’alcool. Et toi, comment ça va ? »
Affalé sur un canapé, un verre à la main, trois ou quatre dans le ventre, j'ai reçu :
« Je suis un peu malade, je ne me suis pas senti bien aujourd’hui, je me suis reposée toute la journée. »
J'ai lu bourré, j’ai compris :
« Je vais mourir. »
Mon visage est devenu tout triste. Mon pote Clément l’a remarqué et m’a demandé ce qu’il se passait. A cause de la musique ultra forte, j'ai crié :
« Ma grand-mère va mourir ! »
Ma phrase a débuté pile quand la chanson s’est arrêtée. Toute la soirée s’est retournée, choquée par mes mots. Clément a rigolé. Donc j'ai rigolé. Ça m’a donné une idée : mon verre terminé, je m'approchais tout près des gens pour leur glisser à l’oreille :
« Ma grand-mère va mourir… »
Je voyais leur visage dégouliner de malaise et d’incompréhension, un bonheur dans ma tête bourré, mon divertissement préféré depuis Toy Story 2.
J'ai menti, ma grand-mère ne va pas mourir. Enfin, si, comme tout le monde, mais pas tout de suite. Elle a juste écrit :
« Je suis un peu malade, je ne me suis pas senti bien aujourd’hui. »
Mais Mamie, qui se sent bien aujourd’hui ? Tout le monde est malade ! On devrait tous se reposer aujourd’hui. Ou boire. Car ce qui est bien avec l’alcool, c’est que tes problèmes sont aussi bourrés que toi. Et après, ils ont la même gueule de bois que toi, deviennent aussi déprimés et bourrés de regrets que toi, et se rapprochent encore plus de toi pour se sentir moins seuls… Mais ça, ce sera demain, là, j’m'en fous, je suis bourré !
La première semaine de mon défi s'achève avec un goût de whisky-coca, sans coca. On arrive au moment de mon histoire où vous devriez vous attacher à moi, croire en mon rêve, en mon histoire. Si on était dans un Disney, je vous chanterais ma quête, mon envie de réussir, de tout donner pour changer de vie. Mais je n’ai toujours pas commencé ma chanson. Et je suis bourré. Et j'suis pas une princesse Disney, car les princesses Disney, elles sont jamais bourrées, enfin, j'crois pas, j'ai zéro souvenir de la Petite Sirène qui s’ouvre une bouteille de Ricard en pleine mer, qui se mélange à l'eau pour créer un pastis géant, Arielle qui nage dans l’alcool et le bonheur, qui oublie ses projets d’humain à la con le temps d'une beuverie, avec son pote le crabe qui découvre l'état de la mer, stupéfait, et décide de chanter :
« Eh ! On est vraiment mieux sous l’océan ! »
J'suis pas dans un Disney… Je suis censé parler de musique, mais à part vous dire qu'elle était trop forte… À un moment de la soirée, j'ai rejoint le canapé d'un petit groupe éloigné des danseurs et des créateurs de cocktails, qui papotait à propos de tout, sauf de musique. Étant très à l'aise, très social, et totalement sobre (cherchez l’erreur), je suis resté vingt minutes en ne prononçant que les mots :
« Ah ouais, grave ! »
Un gars d’une vingtaine d’années tenait la conversation. Et sa copine, avec trop d’emprise sur elle, à se demander si c’est de l’amour ou une prise d’otages. Il ramenait tout au cinéma :
« Je ne peux pas m’empêcher de trouver beaux les films de Gaspar Noé, c’est ingénieux, dans Vortex, sa façon de toujours suivre les deux vieux, même si… Nan, on peut raconter une histoire banale avec de la violence, le dégueulasse de certains aspects de la vie ! Pas vrai ? »
Il m'a fixé du regard, une invitation à entrer dans la conversation. Que j’ai accepté par erreur :
« Ah ouais, grave ! T’imagines si la Petite Sirène, elle trouvait de l’alcool ? Ce serait trop marrant, là, avec le crabe qui chante dans le pastis ! »
Silence. (Vous avez trouvé l’erreur.) Bourré ou pas, mes pensées sortent mieux sur le papier que dans la vraie vie.
Après plusieurs échecs, j’ai compris que la musique ne serait pas le sujet du soir, sauf si je l’amenais. J’ai rejoint une inconnue, seule. Émilie. Ou Amandine, j’sais plus. On a commencé à discuter… Enfin, je me suis approché d’elle et j’ai dit :
« Je me suis mis à la guitare ! »
Je n’ai pas entendu la réponse d’Émeline, j’ai dû lui couper la parole pour lui raconter ma vie, écrire une page de journal par jour n’a pas l’air de me suffire, faut que je partage mes monologues en soirée.
« Ce n’est pas facile de se lancer dans un projet pareil, tu sais ? Après chacun son truc, ici ça n'a pas l'air d'être trop branché musique, ils sont plus branchés… Tu vois. »
Une phrase dans le genre. L’expression d’Élodie a changé, la rendant aussi chaleureuse qu’un rocher qu’on a insulté de cailloux, de quoi me laisser silencieux. Emmy en a profité :
« Excuse-moi, tu sais pourquoi on organise cette soirée ? »
La seule réponse qui se baladait dans ma tête y est restée. C’était non.
« On vient de sortir un album avec mon groupe, et vu ton projet, Clément t'a invité pour que tu rencontres d’autres musiciens. Mais qu’est-ce que t’as fait pendant cette soirée ? Tu t’es assis avec le batteur et la bassiste sans prononcer un mot, tu as fait croire à la chanteuse que ta grand-mère allait mourir, et là, tu me racontes ta vie, alors qu’on s’est déjà vu chez Clément, quand il t’a confié mon poisson rouge, que t’as laissé crever. Et en plus, t’es bourré. »
Amélie est partie. Elle m’aura appris deux trois trucs. Je connaissais juste la dernière info. Je me suis senti un peu con. Mais je suis bourré, j’attendrai demain pour me sentir très con.
Moi aussi, je suis parti.
Vous savez quoi ? Je ne sais pas si je regrette. D’être bourré. C’est comme ça. Et puis ça me donne une bonne excuse : on ne peut pas reprocher à un mec bourré d’avoir rien fait.
On peut juste reprocher à un mec qui ne fout rien d’être bourré.
Demain, promis, on parlera musique. Sobrement.
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