mardi 8 novembre – Emmenez-moi

4 minutes de lecture

Cher Journal,

Je n’ai pas encore commencé la guitare, j’ai déjà ma première fan : ma grand-mère. Elle adore mon idée : passer trente jours chez moi, à jouer de la guitare, logique pour quelqu'un qui passe ses jours chez elle à jouer de malchance. Entre la mort de papi, les soucis de santé, les engueulades de familles, elle voit plus souvent Jean-Luc Reichmann que ses propres enfants, et Jean-Luc ne passe qu’une heure par jour. Alors, recevoir des messages d’un petit-fils, comme :

« Pour ma version de « L’aigle noir » de Barbara, je pourrais représenter mon père par un paresseux. »

Ça l’occupe, et ça l’amuse.

Elle veut que je m’investisse à cent pour cent dans mon défi. Elle veut aussi que je l’emmène régulièrement à ses rendez-vous. Mamie et ses contradictions. Le genre de grand-mère qui criait :

« Surtout, ne joue pas au mariole, je ne te rends pas à tes parents couverts de bleus ! »

Mais qui me laissait remonter le toboggan à l’envers en rollers et s'étonnait de voir mon bras en écharpe le week-end suivant.

J'avais promis d'emmener Mamie chez le garagiste aujourd'hui, elle ne veut plus conduire sa voiture.

« Et au garage, elle ne va pas y rouler toute seule, ma voiture ! »

Petit un : pour toute question contenant les mots « pourquoi », « Mamie », « voiture », « garagiste », et « vu qu’elle ne conduit plus quel est l’intérêt ? », je n’ai pas la réponse.

Petit deux : Mamie, tu crois que Jacques Brel, entre deux Olympia, il se tapait un scrabble chez Tatie Renée ? OK, je ne suis pas Jacques Brel. Et peut-être qu’il adorait le Scrabble. Et sa Tatie Renée. Mais quand même !

Une partie de moi rêvait d'avouer à Mamie que je n’ai ni le temps ni l'envie, de discuter feux de croisement, essence ou plaquettes de frein avec quelqu'un qui n'a pas conduit depuis le jour de son permis. Une fois devant le garagiste, j’ai réalisé que cette partie était restée cachée bien profondément en moi, à côté de toutes les autres :

« Salut ! Tu dois être la nouvelle pensée inavouée, celle qui n'ose pas dire non à ses proches ? Bienvenue dans la tête d’un humain qui ne va pas au bout de ses rêves ! Attends, je te présente aux autres pensées : celle-ci a gardé le chat d’un gars qu’elle n’aime pas trop pendant trois semaines, alors qu’elle est allergique, au chat et au gars. À côté, elle rêve de prendre un billet pour l’Islande, mais n'achète que des billets pour voir ses parents. Et ici, au collège, cette pensée mourrait d’envie de demander à Mathilde si elle l’aimait, mais une fois devant elle, elle lui demanda si elle avait bien révisé le contrôle de maths. Oh, on ne t’a jamais dit que tu ressemblais à… Mais si, sa mère l'a forcée à partir en fac de sciences, elle n'a jamais avoué qu’elle n’avait pas le niveau, et surtout que ça ne lui plaisait pas ! T'es son portrait craché ! »

Mamie sait toujours ce qu'elle fait. Elle sait que j’ai laissé une journée de côté pour l’accompagner. Elle sait que je n’en avais pas vraiment envie. Elle sait que je vais trouver une excuse pour ne pas boire un café chez elle et filer chez moi. Elle sait que l’excuse sera nulle. Et surtout, elle sait comment m’aider à tout oublier : en sortant de nulle part de vieux souvenirs. Après avoir écouté le garagiste parler bagnoles et me demander comment va mon père depuis tout ce temps, deux domaines que je ne maîtrise pas et dans lesquels je ne pense pas m’améliorer dans les prochains jours, j’ai déposé Mamie en bas de chez elle.

« Tiens. J’ai retrouvé ça. ».

Elle m'a lancé cette phrase, l'air de rien, en me tendant une pochette plastique, qui paraissait à la fois neuve et vieille.

« Petit, tu écrivais déjà des chansons. Tu ne t'en souviens plus. Moi, je m'en souviens. Tu tapais sur mes meubles pour causer du bruit. Tu courais autour de la table du salon en te racontant tes petites histoires. Tu me fredonnais à l'oreille ce que tu entendais à la radio. Et dès que tu as su écrire, tu me demandais une feuille et un crayon pour m’offrir tes petits textes. Je te revois trottiner vers moi, avec ton petit sourire, fier de ton invention. Je crois que tu t’es toujours rêvé musicien. Ou chanteur. Ou poète. Ça me fait penser à cette émission qu’on voyait sur la deux, tu sais celle où… »

J’ai arrêté de l’écouter. Mes yeux fixaient la pochette et ses petits papiers.

Sur le premier, un dessin de Pokémon, accompagné de mon écriture indéchiffrable de l'époque.

« Si j'étais Pikachu, je ferais pas d’attaque éclair, je te chercherais un éclair. Au chocolat. »

Le deuxième :

« Meilleure Mamie. Aimée de tous. Même de tonton. Intelligente. Elle est la plus forte. »

Les majuscules écrivent « MAMIE ». Après :

« Mathilde. Hier, j’ai revai de toi. J'pense que t'as revai de moi. Tous les jours je pense à toi. Je pense que tu penses à moi. »

Suivi de :

« Meilleure amie. Aimée de tous. Toujours là pour moi. Hier aussi. Idea… »

Le reste est déchiré.

Pourquoi j’ai laissé ces feuilles à Mamie ? Pourquoi elle a tout gardé ? Il y en a plein d’autres :

« Si j’étais un super-héros, je serais Capitaine Cool. Le même qu’avant. Mais en plus cool. »

« Le papa de Nemo a perdu son fils et a tout fait pour le retrouver. Moi je serais prêt à tout pour retrouver mon papa s’il était perdu. Même si je sais pas nager. »

« Un jour je ferais la Star Ac et Mamie me verra à la télé, ça va lui changer de Jean-Luc Reichmann. »

C’est incroyable de revoir ces phrases. Mon enfance sur du papier. Qui prouve une chose : j’ai déjà écrit des textes. Des textes de gamin, mais si le moi de dix ans a commencé à y arriver, pourquoi le moi d’aujourd’hui échouerait ?

Et si… Mamie venait de m'offrir le sujet de ma chanson ? Ces papiers remplis de souvenirs échappés de ma mémoire, mais gardés précieusement dans une petite pochette. Elle est forte, ma Mamie. Avec son histoire de garagiste, je perds une journée. Avec mes histoires dans sa petite pochette, je gagne peut-être ma semaine, mon mois, mon défi, mon rêve.

Merci, Mamie.

Annotations

Vous aimez lire Corentin Bailly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0