samedi 19 novembre – Voyage voyage

5 minutes de lecture

Cher Journal,

L'autre jour, j'ai écrit :

« Voyager peut m'aider à trouver l'inspiration qui me manque. »

Ou une phrase dans ce style. Je suis toujours d'accord avec moi. Sur ça, et sur la fois où je me disais : si on me laisse le choix du dernier endroit où je dors avant de mourir, jamais je ne choisis l'hôpital. Pourtant, ceux qui choisissent à notre place optent souvent pour cet endroit…

L'heure de l'hôpital n'étant pas encore arrivée, voici venue l'heure du voyage : allez savoir pourquoi, j’ai pris le train pour passer deux nuits, seul, dans une petite location à St Malo. Je n'ai rien prévu, juste vivre de nouvelles histoires à raconter, débloquer mon syndrome du « oh, on verra demain », appelé « page blanche » par les vrais artistes. Je n’ai pris ni ma guitare, ni son carton. Pourquoi traverser la France avec un objet dont je ne sais pas me servir, surtout s'il prend la place d’un collégien en sixième, en comprenant son sac à dos plein de livres inutiles plus lourds que lui ? Croyez-moi, si mon périple m’apporte ce que je recherche, ma guitare me servira chez moi. Bien plus que les livres dans le sac du collégien, tu te défonces le dos pour rien Timothée, alors que t'as dix ans, personne ne sait pourquoi tu portes tout ce poids, ça n'a aucun sens, désolé.

En prenant mon billet de train, j’ai lu cette pub :

« Quelle sera votre prochaine destination ? Pourquoi pas l’Asie ? »

Bonne question. Je dirais… À cause du manque de thune. D’envie. C’est loin. Et les thunes. La barrière de la langue. Il faut prévoir à l'avance. S'organiser. Surtout les thunes. Trouver avec qui partir. Pas le continent qui m’attire le plus. Et vraiment les thunes. Pour la première question, ce sera Saint-Malo. Pour les mêmes raisons. Et parce qu'on en a parlé avec Mamie l’autre jour, de son enfance dans le coin, de ses souvenirs. Elle m’influence tellement. Heureusement qu’elle n'a pas grandi en Asie : je n'ai vraiment pas les thunes.

La bonne histoire à raconter attendra : je ne suis pas encore arrivé, j’écris en gare de Dol-de-Bretagne, à trente kilomètres de ma destination. Train en retard, correspondance loupée, attendre le suivant dans le froid, classique… C’est banalement triste. Pour de l’originalité, j’aurais dû partir… à cheval. Seul avec mon destrier, cheveux au vent, défiant la nature sauvage pour découvrir la mienne, là, j'aurais eu de l’original à raconter. À mes proches une fois rentré, et à mon cheval sur le chemin. Alors que les histoires en train… J'en ai vécu tellement que je pourrais tenir tout un journal avec… Moins bien que celui-là, ne vous inquiétez pas, vous lisez le bon.

Je me souviens d'un week-end… On revient d’Italie avec des amis. On s’installe dans le train, fatigués, sans se parler, on passe de tunnel en tunnel, on s'endort à moitié. Entre deux tunnels, j’aperçois de la fumée dehors, je me dis :

« Ça doit se taper un énorme barbecue pour que ça fume autant ! »

Le train rentre dans un autre tunnel. La fumée ne disparaît pas. Au contraire, elle prend autant de place qu'un môme de cinq ans défoncé au sucre à un repas de famille. Un gars de notre wagon se lève, mi-héroïque, mi-en-panique, et tire la poignée d’arrêts d’urgence. Le train s’arrête au milieu du tunnel. On comprend que le barbecue, c’est le wagon de devant. La fumée prend toujours plus de place, arrêtez d'acheter des bonbons aux enfants avant les repas, après on ne voit qu'eux ! À ce moment-là, le pire serait d’en avoir deux en pleurs derrière nous. Et les voilà. Avec nos potes, on se réveille, on comprend, on se regarde :

« Quel con a allumé sa clope en dormant ? Je veux dire : ça va ? »

Une mamie à ma droite tente de papoter avec moi. En italien. Je ne comprends pas un mot. Mais je l'écoute me raconter sa vie, pour l’occuper. Entre ses phrases, pour lui prouver que je l’écoute, je place mes meilleures onomatopées :

« Mmh ! »

« Ah ? »

« Si ! »

« Haha ! »

« Ok ! »

Maintenant que j’y pense, j’espère que je les ai placées aux bons endroits…

« Vous savez que mon mari est mort dans un incendie ?

– Ok !

– Mais il n’a pas souffert.

– Si !

– Moi aussi, j’aimerais mourir sans souffrir…

– Haha ! »

Le train bloqué, on respire de la fumée pendant de longues minutes dans un climat de début de panique. Sans prévenir, le train redémarre doucement, sort du tunnel, et s’arrête. La fumée se dissipe, le barbecue a été stoppé, le wagon se calme. Le train est endommagé, on nous demande de sortir et d’attendre le suivant.

Sur le quai, les voyageurs communiquent, se rencontrent, discutent de ce qu’ils viennent de vivre. En italien. Nous, français, on observe de loin, on écoute sans comprendre, et sans onomatopées. Le nouveau train s’arrête devant nous. À côté de moi, une jeune italienne, très jolie brune aux cheveux longs, d’un âge proche du mien. Elle me sourit. Je souris machinalement. Elle s'approche de moi et me lance une grande phrase. En italien. Que je ne comprends pas. Pas un mot. J’aimerais discuter avec elle, j'adorerais. Je ne peux pas. Ma seule réponse, c'est mon visage gêné et un :

« No comprendo… »

En espagnol, ça signifie :

« Je ne comprends pas. »

En italien, ça signifie :

« Je manque de respect à ta langue natale, je ne connais aucun mot d’Italien, j'ai tenté un truc, je suis une merde, oupsi ! »

Sa réaction ? Je promets que tout est vrai : elle souffle très fort, de dégoût, et rentre dans le train, me tournant le dos sans rien ajouter. Fin de notre histoire.

En résumé, notre train a pris feu. Grâce à ce moment difficile, j’ai rencontré une femme incroyable. Avec deux mots dans la mauvaise langue, elle m’a détesté. Mais j'ai été pote avec une grand-mère grâce à des interjections, et ça, c'est beau.

J'adore cette histoire, elle donnerait une bonne chanson. À se demander pourquoi je suis parti me paumer dans un hall de gare en Bretagne. Mon aventure d’aujourd’hui est si nulle à côté, aucun intérêt à raconter… Quoi que. Tout peut être intéressant si c’est bien écrit. Ça peut toujours donner un bout de chanson…

Hum…

Ça ferait…

Caen – Saint-Malo en train,

Départ à 12h35 du matin.

Changement à Dol-de-Bretagne,

Si j’arrive un jour, sortez le champagne.

Le premier train a du retard,

Comme une première cuite finit trop tard.

Le train suivant est loupé,

Plus qu'à attendre celui d'après,

Au milieu des Dolois, je suis bloqué,

Visiter la ville pour patienter,

Découvrir, se balader, profiter,

S'ennuyer, s'ennuyer, s'ennuyer.

Ville mignonne, calme et paisible,

Occuper mon temps de cerveau disponible.

Retour à la gare, nouveau départ,

Deuxième train disparu des radars.

Annulé sans raison, sans explication,

Comme quand j’ai rendu les clés de ma maison.

Plus qu’à attendre encore sans rien dire,

Plutôt que de râler, je préfère écrire !

En gros, j’attends le prochain train en écrivant mon journal…

Voilà.

Euh…

Attends…

Je viens d’écrire un bout de texte ?

Ok, rien d’incroyable, mais il y a des rimes et un peu de rythme, tout ce que je n’ai pas eu en dix-huit jours.

Whao.

Pas encore arrivé à Saint-Malo, ce voyage est déjà plein de surprises. Est-ce qu’il va me donner de nouvelles histoires à raconter ? Ou l’envie de partager les anciennes ? Il y a moyen…

Vous le saurez demain quand j'écrirai en direct de Saint-Malo.

Si mon train arrive.

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