mardi 29 novembre – J’me voyais déjà
Cher Journal,
Avant-dernier jour, bientôt l’heure d’arrêter ce que je n’ai jamais commencé.
Hier, impossible de sauver l'échec.
Aujourd'hui, obligé de l'accepter.
Même mes potes ont oublié mon défi. Quand je reçois :
« Tu fais quoi aujourd’hui ? ^^ »
Je lis :
« J’imagine que ton idée à la con est abandonnée depuis longtemps et que t'as du temps libre ? ^^ »
Un message de Clément, pour m'inviter au concert d'un de ses potes. Un super guitariste, comme lui, pas comme moi. Qui vit de sa passion, pas comme lui, pas comme moi non plus. Direction « La Luciole » à Alençon, ville de ma naissance, où je ne vais plus depuis longtemps… Vous attendez l'histoire d'un voyage introspectif où retrouver le lieu de mon enfance redonne vie aux joyeux souvenirs de ma jeunesse banale et me remotive pour la suite de mes projets ? Non. J'arrête d'évoquer le passé. Il serait temps de se concentrer sur le présent.
À ne pas vouloir me balader dans mes souvenirs, j'ai débarqué trop tôt devant la salle de concert. Seul, à attendre, sans rien faire, comme un résumé des derniers jours. Dans le froid, mes mains gelaient tellement, je répondais aux messages avec mon nez, de quoi me sentir encore plus bizarre que d’habitude. J'ai regardé autour de moi : un autre gars, seul, sur un banc, tapait dessus avec son téléphone, en boucle pendant cinq minutes, le regard dans le vide, pour passer le temps qu’il passe sans les autres. J'ai souri devant ce curieux spectacle : c'est rassurant de croiser plus étrange que soit. Observer la bêtise des autres m'aide à relativiser la mienne.
Voilà la solution à tous mes problèmes ? Me comparer aux autres et relativiser ? Non. Le concert de ce soir me l'a prouvé :
Clément et d'autres potes sont arrivés pour la première partie : une jeune chanteuse « nouvelle vague » pop-électro étrange, colorée et excentrique, pas trop mon style. Je voulais partager ma déception, critiquer sa voix nasillarde, son synthé au son horrible, dire qu'elle jouait mal, comme si elle touchait un instrument pour la première fois sans avoir la moindre idée du son qu'il produisait, et…
Et je n'ai rien dit. Je ne peux pas recommencer. Mes moqueries, mes commentaires sur ceux qui osent plus que moi. Je n'ai plus envie. Pour éviter ce retour en arrière, j'ai écouté, sans critiquer, sans chercher la blague à tout prix : je n'ai jamais entendu une musique comme la sienne. C'est dur à décrire, incomparable, planant, dérangeant. Elle impose son style en un couplet, un style assumé qui lui va bien. Ses cheveux colorés. Ses bottes en cuir. Sa démarche d'ado bourré qui se moque du regard des autres. Son synthé dissonant. Sa voix qui sort du lot. Son assurance. Sa sincérité. Un personnage de manga plus réel et honnête que plein d'autres chanteurs. Elle a du cran pour débarquer sur scène comme ça. J'ai fini par me laisser transporter par son live. Je l'ai trouvée… très forte. Je me demande comment elle fait…
Quand Clément a approché son haleine de deuxième pinte dans mon oreille pour lâcher :
« Avez-vous déjà vu ? La fille de Marilyn Manson qui imite Jean-Michel Jarre ? Maintenant, oui ! ^^ »
Je n’ai pas réagi. J'ai continué d'écouter, et d'apprécier.
Après ce show spécial et une pause pipi clope pour la moitié du public, le pote de Clément arrivait sur scène, avec sa guitare, un gars à la batterie, un autre aux claviers, et une bassiste. Pour nous offrir une heure trente de pop rock bien construit, ce qui n'est pas non plus la musique que j'écoute tous les jours.
Le moment m’a mis une plus grosse claque que la seule que j'ai reçue de ma mère : forte et marquante. Peu importe si j'apprécie leur style de musique : voir trois potes en sueur s’éclater sur scène… Waouh. Entre chaque morceau, ils se regardaient plein de bonheurs. Ils souriaient au public pour montrer qu’ils vivaient leur meilleure vie. Leurs morceaux ne sont pas parfaits, leurs textes pas incroyables. Mais ils kiffent jouer ensemble. Le public kiffe aussi. Il donnait de la voix pour leur renvoyer de la joie, il chantait, bougeait, comme s’ils passaient une soirée avec leurs idoles, alors qu’ils ont payé pour trois inconnus dans une petite salle de Normandie.
Et moi aussi, j’ai kiffé.
J’observais les yeux de mes voisins : ils regardaient le guitariste avec tellement d’amour et d’admiration. Je donnerais tout pour qu’on me regarde avec ces yeux-là. Même le gars qui tapait sur le banc semblait apaisé. Qu’est-ce que j’aurais aimé me trouver sur scène à la place du groupe… Pas pour interpréter leur reprise pétée de « Song 2 » de Blur. Pour ressentir leur bonheur. Le plaisir de donner du plaisir. Je rêve de vivre leur vie d’artiste.
Mais c’est trop tard.
Me comparer à eux me fait tellement mal. J’avais un mois pour en arriver au même point. Je suis à des kilomètres de leur talent. De leur travail. De leur bonheur.
Ce concert s'est transformé en voix dans ma tête. Une voix grave et désagréable qui me murmure :
« Ça y est. C’est fini. T’as raté. T’aurais pu vivre leur vie. Mais t’as échoué. Dommage. Elle semblait plus intéressante que la tienne. »
Qu’ils profitent de leur rêve. À défaut de vivre le mien, je payerais pour écouter le leur.
Hier, impossible de sauver l'échec.
Aujourd'hui, obligé de l'accepter.
Demain, viendra l’heure du bilan.
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