dimanche 13 novembre – Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux

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Cher Journal,

Laissez-moi vous présenter Mélanie : un an de moins que moi, petite, brune, sûre d'elle, toujours une écharpe en laine autour du cou même sous quarante degrés, aime aider les autres, parle beaucoup, et va détester que je la résume à ces quelques détails. On s'est rencontré dans une soirée, elle draguait mon pote avant de se souvenir qu'elle le connaissait, qu'elle avait déjà couché avec, et que ce n’était pas un bon souvenir. Elle s’est rabattue sur moi, on a parlé et très vite accroché, on n'a jamais couché ensemble, on a gardé contact et on est devenu pote. Le genre de pote qui s'intéresse à mes histoires et est prête à m'aider.

Elle travaille dans une maison de retraite. Elle propose des animations pour occuper les vieux, ce qui lui donne des super histoires à raconter : une année, pour le nouvel an chinois, elle a eu l’idée de leur apprendre à écrire en mandarin. Comme exemple, elle a imprimé des mots en sinogrammes comme « amour », « famille » ou « bonheur ». Elle en a imprimé un dernier pour rigoler : le mot « chier ». Le jour de l'animation, une mamie lui a demandé la signification de ce mot en mandarin. Mélanie a choisi l’honnêteté :

« Ça signifie chier. »

Ce choix a amusé la mamie, qui a écrit le sinogramme sur une énorme feuille A2. Pendant un mois, le mot « chier » était affiché en mandarin au-dessus de la porte d'entrée de la maison de retraite.

J’adore Mélanie. Quand elle a un projet en tête, rien ne l'empêche d’aller au bout. Le jour où je lui ai annoncé que j'arrêtai tout pour apprendre la guitare, elle a adoré l'idée, et ça lui en a donné une autre :

« On se cale une date dans quelques semaines, et tu viens jouer de la guitare à la maison de retraite. »

Ce n'était pas une proposition. C'était un ordre.

On a choisi le treize novembre, aujourd'hui. J’y suis allé. Sans ma guitare : je ne sais toujours pas en jouer. Deux semaines de défi et incapable de jouer quatre accords de bases pour impressionner des retraités, tu parles d’un musicien. Je l’ai avoué à Mélanie, honteux, pensant qu'elle annulerait : pas son style. Elle m’a trouvé un synthé. J’en jouais quand j’étais petit, en révisant quelques jours, je peux sortir une prestation potable… Sauf que je n'ai rien révisé et tout misé sur l’impro. Je voulais que Mélanie n'emmène que les résidents à moitié sourds, je préfère les publics faciles. Elle a refusé.

Les maisons de retraite m'angoissent. Bizarrement, elles me rappellent l'école : les mêmes murs aux couleurs dégueulasses comme « jaune moisi » et « rose bien pâle », les mêmes petites chaises dures qui grincent contre le sol quand on les déplace, les mêmes plats de cantine que personne n’aime, les mêmes petits verres avec des numéros dedans… sauf qu'ici, si quelqu'un a le 87 et cri :

« C’est mon âge ! »

C'est réel. Autre différence : tu peux voir quelqu'un un jour et apprendre le lendemain qu'il n'est plus là, et ce n'est pas pour un changement de classe… Et ici, ça sent le vieux.

Première fois que je me rends dans une maison de retraite sans connaître de résident, j'ai l'impression de faire du repérage pour ma grand-mère. À peine arrivés, Mélanie m'a emmené dans la chambre de Michel, quatre-vingt-dix ans, au nom de papi le moins original de France. Le genre de personne qui est là sans être vraiment là : regard vide, démarche hésitante, aucune parole, aucune réaction, comme l'impression de parler à la mort, à un futur souvenir. Qui sent le vieux.

« La femme de Michel jouait du piano dans des soirées dansantes, et depuis sa mort il y a douze ans, ce n’est plus le même. Avec ta musique, on va lui redonner le sourire ! »

Le plan de Mélanie paraissait simple : on installe le clavier dans la chambre de Michel, je joue « Petite Fleur » de Sydney Bechet, la musique qu'interprétait sa femme le soir de leur rencontre, on attend qu'il reconnaisse, les émotions reviennent sur son visage, et on le laisse dans son bonheur retrouvé, le plan parfait. Qu’on a suivi : Michel se perdait dans ses pensées… s'il arrive encore à penser. J'ai débuté doucement en découvrant la partition, j'ai foiré quelques notes, mais ça va, on reconnaissait la mélodie. Après une minute, Michel a compris : il s’est retourné vers moi, m'a fixé avec de gros yeux plus animés que jamais, comme si tous ses vieux souvenirs se réveillaient en même temps que lui. Et il s'est mis à hurler. De douleur. Très, très fort. Il pleurait, criait, se cognait contre les murs. En une fraction de seconde, il est passé d'un manque à un trop-plein d'émotions, accompagné d'une furieuse envie de tout détruire. La scène était choquante, j'ai arrêté de jouer, sans trop comprendre ce qui nous arrivait. Une aide-soignante l’a calmé et nous a demandé de partir, j'ai rapidement pris le clavier, Mélanie a attrapé ma chaise en tenant son écharpe, on a quitté la pièce, la porte s'est claquée derrière nous. On s'est retrouvé comme deux cons dans le couloir.

Quel moment horrible : tu penses que ta musique va donner du plaisir aux autres, à la place elle ressort leurs anciens traumatismes. Comme offrir un gâteau aux amandes cuisiné avec amour de mes propres mains à un enfant mortellement allergique aux arachides. J'avais envie d'abandonner. De tout abandonner. Je voulais rentrer chez moi en courant, brûler le carton de ma guitare, laisser la musique derrière moi, et reprendre ma vie en main en me lançant dans… autre chose. Mélanie aussi était choquée, déçue de ce fiasco. Mais ça n'a pas suffi pour l'arrêter.

« Bon… On s'y remet ! »

Notre grand rendez-vous de la journée se trouvait dans le hall principal. Une petite scène pour poser le synthé, un micro pour Mélanie, et une trentaine de chaises pour les résidents. Qui sentaient le vieux. On a improvisé un atelier chant : je jouais des notes au piano, Mélanie les chantait, et notre public l’imitait comme ils pouvaient :

« Ooooh, ooh ooh ooooh »

Là, ça a marché, le public était réceptif. Première fois de ma vie que des gens venus me voir chantent mes chansons… même si ce ne sont pas mes chansons et que c'est plutôt moi qui suis venu les voir, mais la sensation reste agréable. On a même tenté des chansons connues, comme « San Francisco » de Maxime Le Forestier, un petit jeune par rapport à eux. Et tout s'est bien passé. J'observais les résidents : personne n'avait envie de crier ou de fracasser le mur. Ils souriaient. Voir des gens heureux grâce à la musique me rend heureux. Elle a ce pouvoir, apporter du bonheur, de la nostalgie, une compagnie, ou, pour Michel, de douloureux souvenirs. Je crois que ce mélange de sentiments m'attire, me donne envie de persévérer… Moi qui me rêve guitariste dans des grandes salles, c’est dans une maison de retraite que mon défi a pris tout son sens… Mélanie a réussi son coup : elle a occupé ses résidents, elle m'a remotivé dans mon challenge, et elle a gagné une nouvelle anecdote à raconter avec les hurlements de Michel.

J’espère revenir voir ces retraités. Avec ma guitare. Ma chanson. Pour qu'ils la chantent avec moi. Pour ça, je dois me mettre au boulot. Ce n'est pas gagné… Au pire, si j'échoue, je n’aurai qu'à regarder dans le vide, taper contre les murs, et hurler de douleur…

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