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Ils prennent le car ensemble. Cette épreuve les a rapprochés, d’autant que Gaston en sort plus silencieux. Gaspard, pourtant, n’arrive pas à éprouver la moindre sympathie pour ce garçon, devinant des choses non dites. Ce mutisme, sans doute temporaire, permet à Gaspard de se replonger dans ses pensées. Il se sent en colère contre celui qui trace sa destinée. Il s’est engagé dans cette aventure pour se désennuyer et pour vivre de grandes choses. Pour l’instant, il trouve tout ceci ridicule. Il n’a aucun moyen, il ne voit que du bricolage et des histoires de rites initiatiques, au mieux des contes et légendes. Il espère qu’il ne va pas finir dans une romance à l’eau de rose ou une histoire de science-fiction, car il en ignore tout. Bercé par le ronronnement du moteur, il finit par s’endormir, encore grincheux.
Ils se présentent de concert dans l’immeuble de la rue discrète, sans plaque distinctive. Seule la grosse berline de luxe stationnée devant pourrait questionner un éventuel passant.
Le même garde est assis derrière son bureau. Il a maintenant pleinement conscience de l’importance de son rôle, car c’est avec une immense lenteur qu’il parcourt l’unique page de son cahier pour choisir un des trois postes qu’il connait par chœur. Six et Sept savent qu’il ne faut rien brusquer, d’autant qu’ils arrivent en vainqueurs.
Gaspard laisse Gaston rapporter leur quête fructueuse, même si ce dernier s’en attribue la principale réussite. Seul le bien du pays importe.
— C’est bien ! Voilà un beau travail d’équipe. Vous allez continuer ensemble. Il faut maintenant que vous l’acheviez. Soit vous rapportez une de ces bêtes pêchées au fond d’une de ces cavités, soit vous allez les chercher chez les Français !
Gaspard avait déjà réfléchi à la question. Il y avait trop de trous là-haut. Il était clair que les Français avaient passé du temps sur le site sacré. Il supposait donc qu’il y avait une bête de chaque crevasse. Vu d’ici, il lui paraissait plus facile de se rapprocher de ces chercheurs qui avaient certainement trié leur butin.
Gaston est définitivement dégouté des aventures ésotériques. Il aspire à de l’action. C’est donc sans se concerter que les deux collègues choisissent la solution la plus glorieuse, se sentant incapables d’aller explorer ces trous aux promesses funestes.
— Vous allez donc partir en France. Je dois vous préciser que Jacob se fait aussi appeler Dubois, allez savoir pourquoi. Vous n’avez qu’à le trouver, puis visiter son laboratoire pour nous rapporter le bon animal. Nos savants feront le reste.
Six et Sept se regardent : les instructions sont claires et précises.
— Bien entendu, compte tenu de nos moyens limités, vous aurez à subvenir là-bas à vos besoins et à ceux de la mission. Vous revenez demain chercher vos billets de bateau, il y en a un dans deux jours pour Marseille, et de train pour Paris. Vous aurez chacun un passeport français et une carte d’identité.
Devant les regards ébahis et ravis des deux espions, Numéro Un croit utile de préciser :
— Nos « amis » sont partis un peu vite ! Nous avons un stock de papier et de tampons. Ce sont de vrais-faux papiers.
Gaspard comprend qu’il devait aussi rester un stock de papiers et d’enveloppes noires, d’où leur utilisation. Ce qui ne répondait pas à la question du qui et du pourquoi.
Ils se retrouvent dans la même cabine de troisième classe de l’Athos, dans une chaleur étouffante et le bourdonnement des moteurs. Devant la pâleur de son compagnon, Gaspard, qui connait ses talents d’artiste-peintre lors des voyages, le fait monter sur le pont. C’est ainsi qu’ils passeront la journée et la nuit de traversée. Épuisés, ils montent dans le train pour somnoler dans le ballotement du train et des autres passagers.
Leur état à l’arrivée ne leur permet pas d’apprécier vraiment la Ville Lumière, d’autant plus que la confrontation avec le métropolitain est une nouvelle épreuve, intellectuelle et psychologique cette fois : comment associer un plan incompréhensible et une adresse écrite sur un bout de papier noir ? Une bonne âme, sans doute étrangère à cette capitale, leur fournit les indications requises en déroulant du doigt leur trajet sur le dessin. Devant leur mine, la bonne âme simplifie : « Vous allez jusqu’à Châtelet par la 1, direction Neuilly, et vous demanderez là-bas », ce qui semble à la limite de leur capacité de compréhension, vu leur abrutissement. L’utilisation de ce moyen de transport ne les étonne même pas, brinqueballés par la foule et le cahotement des trains, rabroués pour avoir emprunté les couloirs interdits, se trompant dans les directions, pour arriver après des heures dans un état d’épuisement avancé.
Les pieds dans la boue, il se demande s’ils sont arrivés au bon endroit au milieu de ces baraquements fragiles de bois, de tôles, de toiles goudronnées. Des enfants courent en riant dans cette gadoue, des femmes tirent des chariots branlants chargés de bidon d’eau. C’est donc ça, la France ?
Trop harassés, ils demandent Milouch, leur correspondant. Personne ne connait. Enfin, après mille interrogations décourageantes, ils trouvent sa baraque, mais pas le bonhomme, puisqu’il ne sera de retour que dans la soirée. On leur indique l’épicerie-café, où ils s’affaissent pour observer leurs compatriotes et d’autres pauvres hères échanger dans la bonne humeur.
Au crépuscule, Milouch leur trouve deux hébergements. Ils partagent la vie de ces familles et trouvent enfin un sommeil réparateur malgré la promiscuité et le tambourinement incessant de la pluie.
Pendant deux jours, ils explorent cet entassement de misère, apercevant au loin la silhouette de fer qui symbolise leur destination. L’acclimatation à leur nouvelle vie est douloureuse. Ils restent collés l’un à l’autre, mais ne commentent pas leurs ressentis.
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