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Cette fois, il a noté les horaires quand il se planque dans le laboratoire. Il a deux heures devant lui avant le passage du veilleur de nuit. Dans sa poche, les tubes s’entrechoquent. Il a même prévu un chiffon, car, quand ils seront pleins, pas question que l’un d’eux se brise ! Des petits tubes, il en traine sur toutes les paillasses, car c’est avec eux qu’ils prélèvent les bêtes, avant de faire une expérience et de remettre ensuite les spécimens dans leur terrarium. Il a pris soin de prendre des bouchons de trois couleurs, jaune, bleu et rouge, pour ne pas se tromper. Il aurait préféré rose, cela aurait été plus facile, mais ça n’existe pas.
Dans chaque boite, il y a des dizaines de scorpions. Il va en prendre quelques-uns, cela passera inaperçu. Il s’enfuira immédiatement après et personne ne se doutera de son vol. Peut-être s’inquièteront-ils de son absence et regretteront-ils les gâteaux ?
Il avance dans la pénombre, car les cages éclairées sont à l’autre bout de la salle. Il a repéré depuis longtemps la table D847 et les suivantes. Il soulève le premier couvercle. Puis le second. Ils sont là, sortis dans l’obscurité, la queue dressée, prêts à se défendre. Dans la journée, il n'en a aperçu que rarement, et isolés, lors des prélèvements. Là, ils sont au moins une cinquantaine ! C’est juste effrayant, car il y a de quoi le tuer cent fois ! Il prend la grande pince de prélèvement. Dès qu’elle pénètre au milieu du groupe, c’est la débandade et, à force d’hésiter, ils se sont tous carapatés de l’autre côté. La pénombre n’arrange rien. Très rapidement, ils reviennent, menaçants. Il est au cœur de sa mission : il doit réussir ! Il réfléchit deux minutes, puis positionne sa lampe pour éclairer le fond de la boite. Comme par magie, la lumière fige les bêtes et il peut se saisir facilement de l’un d’entre eux, se surprenant de son habileté et de sa confiance. Un, deux, trois. Puis il se déplace et recommence. Tout se passe à merveille. Alors qu’il va mettre le dernier dans le tube, un bruit le fait sursauter. Il relâche son attention juste au moment de l’introduction de l’animal dans le tube et c’est l’accident !
Il ressent la piqure au bout de son doigt, le retire. Heureusement, la bête a glissé dans le verre. Il a juste le temps de refermer le tube qu’il sent déjà le venin le gagner. Une brûlure intense gagne son corps, bienfaisante, alors que sa respiration s’active. Il n’en peut plus et s’effondre, son cerveau envahi par des flots d’images et de sons. Il reste à terre dans un bien-être incroyable. Tout est apaisé. Une énergie colossale l’habite. Il profite de son état, s’enfonçant doucement dans cette torpeur magnifique, avant que son devoir ne se rappelle à lui brutalement. Il se relève, mais retombe dans son Nirvana mental. Cette expérience est fabuleuse et se laisser emporter tellement doux. La voix de sa morale hurle, mais tellement loin ! Son sens du danger exacerbé lui rappelle la menace : la ronde de nuit ! Titubant, il se redresse et sent qu’il peut se focaliser sur autre chose que sa transe. Tout est évident, facile. Il achève tranquillement son travail, remet tout en place. Son regard est plus clair, plus intense : aucune trace, même la serrure forcée est intacte. Il sort sans un bruit, referme le verrou. Il n’entend rien, malgré son ouïe qui, il le sait, détecterait le bruit d’un lombric rampant sur le carrelage. Il rejoint tranquillement la sortie sur la rue, épiant le moindre bruit.
Le matin a prévenu tous « ses collègues », comme lors de sa première tentative. Les Américains ont répondu avec des menaces, les serviteurs de « sa Gracieuse Majesté » avec flegme. Il doit d’abord se débarrasser des Yankees, en échange de son billet de retour, puis satisfaire les Anglais et enfin faire plaisir à Barbara !
Juste avant de franchir le porche, toujours ouvert dans cette ruche curieuse de savoir, il sent une présence hostile sur la droite. Sans réfléchir, il fait un pas dehors, un pas dedans, entrainant l’agresseur potentiel. Surpris, ce dernier hésite une fraction de seconde, ce qui lui est fatal. Gaspard regarde l’homme à terre, ne comprenant pas comment il a pu le terrasser aussi facilement. Déjà son complice arrive. « Mossad ! », se dit Gaspard, sans savoir ce que ce mot signifie. Le deuxième également allongé, il fait un pas et se trouve face à Steve, le colosse.
— Eh !, little man, doucement ! Tu as déjà buté deux de nos alliés ! Donne ce que tu nous as promis ! OK ?
Le poing de Gaspard a déjà percuté le plexus de Steve avant son dernier mot. Il n’arrive pas à se maitriser, annihilant tout danger par réflexe.
L’autre portière claque. Un autre balaise se pointe, l’arme au poing. Sa formation, avortée, s’était limitée à « arme contre arme ». La section « rien contre arme » avait été évitée, pour d’évidentes raisons de sécurité. Pourtant, l’espèce d’ivresse qui le baigne lui offre immédiatement une solution.
— OK, OK ! Je peux vous donner ce que vous voulez ?
Il désigne sa poche droite, dans laquelle il a préparé son dû. L’autre acquiesce de la tête, maintenant son pistolet braqué sur l’agent secret.
— Tout doux ! Il faut me parler doucement ! OK ? Attention, c’est fragile et ça pique !
Il balance deux tubes au bouchon jaune sur le mec qui se met à jongler sans dextérité. Il récupère un des tubes, alors que l’autre se brise à ses pieds, suivi d’un hurlement de douleur, tandis que son arme détonne en touchant terre.
— Allez, Steve, debout, va ramasser ton copain. Fais attention où tu mets la main ! OK ? Tu me donnes le billet avant. Désolé, mais il faut me parler gentiment. OK ? Sans rancune, hein !Et à la prochaine !
Steve grogne en lui remettant l’enveloppe, enfourne son complice dans la grosse voiture, avant de démarrer en faisant fumer les pneus. Les premières fenêtres s’ouvrent, curieuses de ce tintamarre inhabituel.
Gaspard s’éloigne lentement, car il sait que la Bentley couleur de muraille l’attend au coin de la rue.
Il tend par la portière deux tubes, un rouge et un bleu.
— Donnez-les au professeur, il n’y en aura pas d’autres !
Aucun remerciement, aucune parole. La grosse berline décolle du trottoir dans son chuintement si caractéristique.
Gaspard ne ressent plus rien. La voie est libre. Sa mission est terminée. Il n’a plus qu’à rentrer à la maison, même s’il a encore un détour à faire.
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