Chapitre 1-1
Tout commença au cimetière le jour où, avec son grand-père, ils se retrouvèrent entre hommes.
Sur la stèle du caveau familial, les yeux de Dimitri naviguaient d'une ligne à l'autre : Angélique 1973-1999, sa mère ; Alice 1948-2020, sa grand-mère. Les femmes de sa vie reposaient là, au fond de ce trou qui l'aspirait. La main puissante d'Henri serra son coude. Derrière ses larmes, il croisa le regard sec et brillant de son aïeul. La pudeur et la dignité du vieil homme le rappelèrent à l'ordre. Résigné et annihilé, il lâcha les roses dont les épines lui blessaient les paumes, deux taches blanches floues s'échouèrent sur le bois verni. Dans une grande inspiration, Dim essuya son nez sur la manche de sa veste. Henri le tira légèrement en arrière. Sous les crissements des gravillons de l'allée, le cortège prit la direction de la sortie.
♫Tu dois te sentir légère, tournant au vent d'hiver, à jamais libérée ♫
"Sans fleurs ni couronnes", la chanson-poème de Bernard Lavilliers, sonnait le glas dans le crâne de Dimitri. « Pas de condoléances ! Elles font plus de mal que de bien », répétait toujours l'espiègle Alice. Se doutait-elle de ce qui surviendrait après son enterrement ? Dans les mois qui suivirent, Dimitri se le demanderait souvent.
La lourde grille franchie, un ami du club de pêche proposa à Henri d'offrir une tournée au PMU. D'un signe de tête, le grand-père invita son petit-fils à les suivre. Dimitri refusa, enfonça ses mains dans ses poches et se dirigea vers le centre-bourg. Aucune envie de participer à cette espèce de pot de départ indécent. Il n'arrivait pas à admettre qu'elle n'était plus. Pourtant il avait veillé sa dépouille. L'avoir vue morte ne lui suffisait pas. Ce ne fut qu'à la maison, et surtout dans la boutique, que sa disparition percuta sa réalité. Ne plus la croiser dans leur environnement habituel l'obligeait à prendre la mesure de l'absence. La vision du rideau de fer, descendu sur la vitrine de la librairie, un jeudi après-midi, lui fut insupportable. Dimitri s'empressa d'aller chercher la manivelle, passa la tige dans l'encoche et moulina comme un forcené. Puis, les bras ballants, il resta planté sur le trottoir à lire les titres des derniers ouvrages qu'elle avait placés en avant. Ceux-là, elle les avait tous aimés. Dans un élan d'optimisme, il poussa la porte. Le carillon tinta... mais elle n'apparut pas. Sur le vieux comptoir ciré gisait un livre, avec en son milieu un marque-page "Au pays des merveilles", petit cadeau publicitaire qu'elle offrait à chaque vente. Elle n'avait pas eu le temps de le terminer celui-ci... Il s'en empara avant de s'installer sur le vieux siège pivotant. Il désirait poser ses yeux sur les derniers mots qu'elle avait parcourus ; ses mains sur l'empreinte invisible laissée par ses doigts ; ses pensées dans les siennes. Dès les premières phrases, il sut qu'elle avait adoré L'homme qui n'aimait plus les chats d'Isabelle Aupy, et porté par les mots, il tenta de la rejoindre sur l’île imaginaire d'entre les pages. C'est à cet instant que le carillon le tira de son délire pour le projeter dans un autre.
Une femme, d'origine orientale, la cinquantaine, venait d'entrer. Il crut d'abord qu'elle ne savait pas, qu'elle n'était pas du coin. Il ne l'avait jamais croisée. Elle s'approcha et lui demanda s'il était bien Dimitri. Surpris, il acquiesça en silence. Elle tira de son sac une grande et épaisse enveloppe qu'elle déposa devant lui. Dimitri la regardait, toujours muet. D'une voix chaude, elle annonça « cela vous revient. » Il haussa puis fronça les sourcils. La femme se pencha, chuchota qu'elle s'appelait Leïla et qu'elle était une amie de sa mère.
« Vous ne saviez pas qu'Angélique, votre maman, écrivait ? demanda-t-elle d'un ton doux, plus affirmatif qu'interrogatif.
— Non. Mais... Pourquoi ? balbutia-t-il, déboussolé.
— Parce que vos grand-parents auraient brûlé ce roman... »
Comme Henri arrivait en ronchonnant, contrarié que Dim n'ait pas respecté la fermeture pour deuil, elle s'éclipsa en prononçant un délicat :
« Toutes mes condoléances. »
D'un geste nerveux, Dimitri attrapa l'enveloppe ainsi que L'homme qui n'aimait plus les chats, se dirigea vers les escaliers et gravit les marches jusqu'à l'appartement, tandis que son grand-père rabaissait le rideau. Irrité, il posa le livre d'Isabelle Aupy par-dessus la pochette kraft sur sa table de nuit. Puis, prenant sur lui, il rejoignit Henri à la cuisine, le royaume d'Alice, où ils se retrouvèrent tels deux intrus. Henri plus que lui, car, en bon mari, il n'y mettait les pieds que pour s'attabler devant son bol de café au lait, alors que Dim avait passé son enfance dans l'ombre de sa grand-mère. Au décès de sa mère, l'année de ses cinq ans, il vivait déjà ici, confié aux bons soins des parents d'une Angélique partie à Paris pour... il n'avait jamais bien su quelle raison. De sa mort, il n'avait pas longtemps souffert. Paraît qu'elle leur rendait visite dès qu'elle le pouvait, il n'en gardait aucun souvenir. Par contre, des souvenirs heureux avec Alice, dans cette cuisine, ce n'était pas ce qui manquait.
Le contact de la main d'Henri sur son épaule chassa son regard du vide. Son grand-père tira une chaise et s'y laissa choir. Cela faisait cinq jours qu'elle les avait abandonnés. Cinq jours qu'Alice s'était affaissée dans la réserve, emportée par une crise cardiaque qu'aucun symptôme ne laissait présager. Cinq jours et cinq nuits qu'ils déambulaient, tels des fantômes, dans leur maison de bourg. Jusque-là, ils n'avaient pas évoqué l'après Alice... Le moment sembla venu pour Dim, il proposa un café à son pépé qui l'accepta d'un sombre rictus. C'était un taiseux l'Henri. Autant sa femme était bavarde et souriante, autant il était avare de mots et d'expressions. Seul Dim, qu'il avait élevé comme son fils, savait sa sensibilité sous ses airs de rocaille. Le jeune homme avait bien réfléchi. Sa décision était prise. Il resterait aux côtés du veuf et reprendrait, comme ses grand-parents l'avaient maintes fois évoqué, la librairie familiale. Lorsqu'il le lui annonça, sobrement, en versant le liquide fumant dans les tasses, le visage du vieil homme se fendit d'un discret sourire. Ce qui équivalait, chez lui, à une marque de grande satisfaction. D'un mouvement Henri effleura de ses mains le coin de ses yeux afin d'évacuer les deux premières, et les seules gouttes salées que son petit-fils ait jamais vu se former à cet endroit-là. Feignant de n'avoir rien remarqué, le jeune homme tourna la tête vers la fenêtre et enchaîna.
Comme ils lui avaient financé ses études, le petit-fils expliqua que l'heure était venue pour lui de rembourser ses dettes. L’aïeul acquiesa silencieusement. Dim s'occuperait des ventes, des commandes, des stocks et lui continuerait à se charger de la comptabilité, avant de le former et de passer entièrement la main. Tout en rinçant les tasses, Dimitri décréta que dès le lendemain la "lilibrairie", comme ils l'appelaient entre eux, réouvrirait ses portes à neuf heures. Henri le serra dans ses bras avant d'aller remettre son costume sur un cintre, enfiler chemise et salopette, chausser sa casquette et filer arroser, de son chagrin, son potager. Dim, malheureux, savait que si Alice le voyait, elle serait en paix. Le "Pays des merveilles" lui survivrait et l'homme de sa vie ne resterait pas seul.
Ce soir-là, une fois avalé un frugal souper et enclenché le lave-vaisselle, le jeune homme regagna son espace réservé, sous les combles. Le grenier était sa chambre-atelier, toutes les surfaces étaient couvertes de graffitis retraçant son évolution artistique. Ses quatre années d'études aux beaux-arts venaient de se terminer. Il avait toujours dessiné. Sa grand-mère avait fini par convaincre son mari, plutôt réfractaire à cette idée, de lui permettre de suivre ce parcours si éloigné de leurs propres desseins. Dimitri s'allongea sur le matelas à même le sol, croisa ses bras sous sa tête et contempla un long moment la charpente, sorte de coque de navire renversée, avant de repenser à l'enveloppe de l'étrangère.
Comme pour s'arracher de force à sa peine, il s'en saisit, sortit les feuilles d'un tapuscrit de plusieurs centimètres d'épaisseur, découvrit au centre de la première page, en gros caractères : "Le livre des femmes". En bas, plus petit : "Roman d'Angélique Cemto".
La dédicace : "À Dimi" produisit une cavalcade dans sa poitrine, son cœur d'enfant se sentit concerné. Il tourna la page et lut.
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