Chapitre 1-4
Dimitri avait plongé, en apnée, dans les mots de sa mère. Les questions s'entrechoquaient : pauvre Lili, quelle part d'Angélique contenait-elle ? Que disait cette voix ? Embarqué mais épuisé, il ne sentit pas ses paupières s'abaisser.
Le lendemain, la sonnerie du réveil le cueillit tout habillé, en boule sur son lit, au milieu d'un tas de feuillets épars. Il avait veillé tard et ne se sentait pas en grande forme. Il attrapa des vêtements propres et descendit à la salle de bain. Le puissant jet d'eau froide remit ses idées en ordre et son corps en condition.
Henri, en pyjama, explorait les placards à la recherche de "la poudre à garder les yeux en face des trous". Alice n'avait jamais voulu remplacer sa cafetière italienne par une machine électrique. Deux bols trônaient sur la table, les biscottes et la confiture aussi, apparemment son grand-père avait décidé de se charger de la préparation de leur petit déjeuner. Dimitri ouvrit la porte au-dessus du four, lui tendit le sésame, mit une casserole d'eau à chauffer et l'informa que lui, le matin, préférait du thé. Aucune réaction. Henri ne laissa rien paraître de son agacement. Était-il seulement agacé ? À la manière dont ses charentaises traînaient sur le lino, il semblait plutôt résigné. À l'inverse, par crainte de ne pas respecter l'horaire d'ouverture, Dim remonta en flèche récupérer le livre d'Isabelle Aupy, repassa par la cuisine, s'agita en tous sens, et pria Henri de lui descendre son breuvage, dans le thermos qu'il posa sur le plan de travail, avant de déguerpir plus vite qu'à l'époque où il risquait de rater le bus du lycée.
"Aux pays des merveilles", il avait toujours aidé Alice, il savait son organisation. Il n'eut qu'à se laisser porter par ses habitudes et les faire siennes. Dès l'ouverture, les commerçants du quartier vinrent le saluer, exprimer leur peine, leur soutien et leur plaisir de constater qu'il assumerait la relève. Tous se serraient les coudes, ayant bien compris qu'ils devaient s'entendre et unir leurs forces pour résister à la concurrence déloyale de la moyenne surface installée depuis quelques années à la sortie de leur petite ville de province. Ils avaient récemment obtenu du maire l'autorisation d'empiéter, raisonnablement, sur le domaine public afin de déballer des articles devant leurs boutiques autour de la place principale. Alice sortait donc, les jours de beau temps, deux vieilles malles de bouquinistes qu'Henri avait fixées sur roulettes, remplies de livres neufs à prix réduit. Elle disposait aussi, depuis peu, un présentoir de cartes d'événements en tous genres, réalisées par une jeune artiste du coin, sur lesquelles elle ne prenait aucune commission. Sa malicieuse grand-mère se démenait afin que la librairie devienne plus populaire que le PMU situé pile en face.
Lorsque le carillon tinta, Dimitri releva la tête, salua monsieur Besse, puis traça machinalement la première barre de la journée dans le carnet devant lui. Grâce à ce système, Alice réalisait des statistiques sur le nombre de visiteurs et de clients, cela lui permettait de mesurer l'impact de ses annonces sur la radio régionale ; de repérer les changements d'une année sur l'autre et surtout l'aidait à gérer ses stocks au plus juste. Celui qui fut en d'autres temps son instituteur gratifia le nouveau libraire d'une poignée de main compatissante et avoua son soulagement de pouvoir récupérer sa commande. Dimitri se dirigea vers le rayonnage de la réserve, attrapa avec émotion les romans qu'Alice avait déposés là, juste avant de s'envoler. Monsieur Besse, aujourd'hui à la retraite, animait un club de lecture dans la commune voisine. C'était un très bon client, un lecteur éclairé et excellent critique littéraire. Dim n'avait malheureusement pas assez de temps, ni le cœur à s'imprégner de ses précieux conseils ce matin-là. En cinq jours, les colis s'étaient entassés pêle-mêle dans le local et il devait reprendre le travail où l'avait laissé sa grand-mère. Il encaissa monsieur Papillon, surnommé ainsi par tous ses anciens élèves à cause du nœud qui ornait toujours son col de chemise, et s'excusa. L'ancien maître lui assura qu'il comprenait en tapotant les trois livres qu'il glissa dans sa sacoche avant de sortir. Au même instant le téléphone sonna. Dimitri décrocha :
« "Au pays des merveilles", que puis-je faire pour vous ? » débita-t-il tel un automate, avant qu'à l'autre bout une voix pleine d'entrain réclamât Alice.
Il soupira et demanda, peut-être un peu sèchement :
« De la part de qui ? »
La jeune femme, avec moins d'enthousiasme, déclina son pedigree :
« Mégane, de la maison Tradimar.
— Ah, je suis désolé, ma grand-mère est décédée et je...
— Oh merde ! Pardon... Mais quand ? Que s'est-il passé ? réagit-elle.
— Dimanche, d'une crise cardiaque, soupira-t-il à nouveau dans le combiné.
— Mince alors... Elle était tellement en forme la dernière fois que je l'ai vue. Vous êtes Dimitri ?
— Oui.
— Oh là là, toutes mes condoléances. Je suis navrée ! Et un peu sous le choc, excusez-moi, bafouilla-t-elle.
— Il n'y a pas de mal, vous n'y êtes pour rien... Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— J'appelais pour lui confirmer notre rendez-vous de mardi à dix-huit heures. Mais je comprendrais que...
— Non, non, pas de changement, je prends le relais. Vous venez pour présenter vos nouveautés ?
— Oui. Enfin... Je peux vous proposer une rencontre le mois prochain, si vous avez besoin de temps pour vous retourner ? Je ne voudrais pas...
— Non, non, au contraire... Mégane ? C'est bien cela ?
— Oui, de chez Tradimar, précisa-t-elle à nouveau.
— Je préfère me mettre dans le bain le plus vite possible. Donc mardi, c'est noté, dit-il en consultant l'agenda d'Alice où il découvrit un petit smiley souriant tracé au stylo en bout de ligne.
— D'accord, et encore toutes mes condoléances. Bon courage à vous et mes amitiés à votre grand-père.
— Merci, à bientôt. »
Plus jeune, Dimitri avait assisté aux démarchages des commerciaux et autres distributeurs. Alice ne s'embêtait pas à les recevoir tous, seulement ceux avec lesquels elle partageait des atomes crochus littéraires. Et cette Mégane semblait avoir ses faveurs... Malheureusement, depuis quatre ans, absorbé par ses études, il avait décroché sur les fréquentations professionnelles de sa grand-mère. Ils ne se voyaient plus assez pour qu'elle trouve le temps de tout lui raconter.
Lorsqu'à midi Henri rentra du jardin, il passa par le magasin brandissant le sac à l'effigie d'un cochon souriant pour lui signaler qu'il avait effectué un crochet par la charcuterie. Tout en fermant la boutique, Dim se demanda comment Alice s'était débrouillée pour, en plus de la "lilibrairie", s'occuper des repas, des courses, du linge, du ménage, de son mari, de lui... Il était évident qu'il allait avoir du mal à gérer.
Le reste de cette première journée se déroula tranquillement. Les clients furent peu nombreux. Le lendemain, jour de marché, serait moins paisible. Dimitri l'espérait et se sentait prêt. En début de soirée, alors qu'Henri somnolait devant la télévision, il regagna le grenier, tâcha de remettre en ordre les feuillets, heureusement numérotés, du "livre des femmes", se déshabilla et s'installa confortablement pour poursuivre sa lecture :
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