Chapitre 2-2
Dimitri aussi monta dans le train. Non sans se questionner sur ce besoin qu'éprouvent les lecteurs de toujours vouloir trier la part de vérité et de mensonge dans les romans. Bien sûr, là c'était différent, il s'agissait d'un texte de sa mystérieuse mère. Mais ne se fourvoyait-il pas à chercher à la connaître au travers d'une histoire aussi étrange que celle-ci ? Certes, un auteur dissimule de lui-même, ou de sa propre vie, dans ses écrits, parfois même à son insu. Mais là, tout de même, avec ces histoires de Un, de Yin, de Yang, de religions, où voulait-elle en venir ? se demanda-t-il juste avant que ses paupières s'abaissent sans qu'il ne se sente sombrer.
Le lendemain, le jeune libraire n'eut pas une minute de répit. Les jours de marché, les habitants des campagnes environnantes envahissaient la place principale. En cette saison, les grands-parents gardaient leurs descendances et Dimitri écoula une belle partie de son stock de contes et d'albums graphiques.
Il fût agréablement surpris par l'appétit littéraire de tous ces jeunes esprits. L'épouse du pharmacien lui apprit qu'une semaine d'initiation au dessin de bande-dessinée s'achevait au centre aéré. Manifestement, l'engouement avait été au rendez-vous et favorisait des vocations chez les "Hergé" du futur. Chacun réclamait un album de son héros préféré. "Titeuf" se plaçait sur le haut du podium pour les garçons, tandis que les fillettes s'arrachaient "Les cahiers d'Esther". Des ouvrages que, par chance, il avait en grande quantité. En bon professionnel, il en profita pour proposer "Les vieux fourneaux" aux aïeux, et le tiroir caisse tintinnabula toute la journée.
Cette avalanche de clients de la prochaine génération avait donné un goût de miel à son samedi et une énergie positive l'enchantait encore au moment d'abaisser le rideau pour deux jours. Avant de regagner l'appartement, Dimitri s'offrit un demi-fraise à la terrasse du PMU. Fixant pensivement les montants de bois autour de la vitrine de la "lilibrairie", le souvenir de sa grand-mère le rattrapa et la grisaille du rideau de fer l'avala. Dans son esprit gambadait un lapin avec une montre à gousset, une petite porte s'entrouvrait, une dame de cœur régnait, une gamine dormait dans la verdure... Tout s'effaça d'un coup lorsqu'une jeune femme, bien en chair et aux yeux rieurs, s'invita à sa table sans aucune cérémonie.
« Alors ? La journée n'a pas été trop difficile ? » s'enquit-elle, comme s'ils se connaissaient et se seraient quittés le matin même.
Dimitri, perplexe, ne répondit rien. Il se contenta de hocher la tête en l'observant. Je rêve ou elle me drague ? se demanda-t-il.
« Charlotte, annonça-t-elle en tendant une main qu'il serra mollement. L'animation BD au centre était une idée d'Alice. Je passerai vous rendre les ouvrages qu'elle m'avait prêtés. Vous me direz quand ? »
C'était donc ça ! Sa grand-mère ne se contentait plus d'attendre le client en lisant dans son fauteuil pivotant, elle luttait sur tous les fronts pour donner le goût de la lecture à la future clientèle. Les coins des lèvres de Dimitri se déridèrent, un brin honteux de sa pensée précédente, il devint plus affable. Il apprit que Charlotte, animatrice du centre aéré communal, était aussi la créatrice des cartes artisanales qu'il vendait. La conversation se déplia si naturellement qu'après quatre tournées, ils décidèrent de commander une pizza au camion positionné chaque week-end à l'entrée de la ville. Le flot des avis qu'ils échangeaient sur tout, et en particulier sur leur lecture, ne tarissait pas. Dimitri et Charlotte n'étaient d'accord sur rien mais avaient en commun le sens de l'humour et de l'autodérision. Elle l'invita à déguster leur "Margarita" dans son deux-pièces en rez-de-jardin. En passant, Dimitri prévint Henri en criant d'en bas des escaliers, comme lorsqu'il était ado. Son grand-père apparut à la fenêtre de la cuisine pour signifier qu'il avait entendu. Et, sûrement aussi, pour voir au profit de qui il l'abandonnait. Il grommela juste : « On a rendez-vous lundi chez le notaire à quinze heures... » comme s'il craignait que Dim ne revienne pas avant mardi. Charlotte le salua et hurla en désignant le carton qu'elle tenait à la main : « On ne traîne pas, sinon ça va être froid ! » Henri disparut.
La pétillante animatrice, fan de blues, de pop, de rock, possédait une grande collection de trente-trois tours. Dimitri, plutôt branché électro, découvrit un nombre infini de groupes, dont elle s'étonna qu'il ne connaisse même pas les noms.
Il rentra tard dans la nuit et s'écroula, la tête anesthésiée par les nombreuses canettes de brunes, blondes, ambrées. La pétillante Charlotte aimait les bulles et lui avait fait déguster plus de marques différentes qu'il n'en soupçonnait l'existence. Aux Beaux-Arts, c'était plus tequila paf et mojitos...
N'ayant pas tiré le store du vasistas, la lumière du soleil lui écorcha les yeux. Il regretta un instant ses découvertes de la veille. Il n'avait pas ramené une telle cuite à la maison depuis longtemps. En tournant la tête, il aperçut le manuscrit. Il avait bien envie de poursuivre sa lecture mais là, c'était impossible. Il devait d'abord descendre rincer sa tuyauterie à l'Alka-Seltzer.
Sur la table, comme un reproche, l'attendait son couvert. La grande aiguille sur le six et la petite sur le deux confirmèrent que sa matinée avait été grasse. Henri n'avait jamais aimé ça... Le silence régnait en maître dans l'appartement. Sieste ou vélo ? Dimitri tourna discrètement la poignée en porcelaine de la chambre. Personne. Une boîte à chaussures gisait sur le lit. Il avait hésité, puis emporté par sa curiosité, s'était glissé dans l'intimité de ses grands-parents. D'un coup d’œil il reconnut Alice et Henri, jeunes, parmi d'autres personnes à l'allure désuète. Il n'avait jamais vu ces clichés et trouva étrange qu'ils ne soient pas dans les albums de famille. Un bruit de porte le fit sursauter. Il regagna la cuisine en vitesse, tel un gamin risquant d'être surpris en train de fouiller là où ça ne le regarde pas.
Henri accrocha sa casquette, se servit un grand verre d'eau et l'informa qu'il revenait du cimetière. Dim ne répondit rien, et le silence se réinstalla jusqu'à ce qu'il laisse son grand-père devant le tiercé. Sa gueule de bois ne lui permettait pas de se torturer à propos de la mauvaise humeur d'Henri.
Il se cala dans le pouf-poire, allongea ses longues jambes, et reprit "Le livre des femmes" :
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