Chapitre 3-1
Assise à son bureau, Édith ne pouvait détacher ses yeux du manuscrit arrivé par la poste le matin même. Sa petite maison d'édition en recevait peu. Quelques essais, pas mal de biographies, mais rarement des romans. À l'ouverture de l'enveloppe, elle s'était plongée dans la lecture, espérant comme à chaque fois découvrir le livre dont rêvent beaucoup de modestes éditeurs : celui capable de devenir un "best-seller". Le sésame qui lui permettrait de gagner assez d'argent pour financer, cette année encore, la parution de livres engagés. Depuis le décès de ses parents, elle gérait seule l'entreprise familiale. De leur temps, les éditions Vilmont étaient spécialisées dans les ouvrages régionaux : des guides touristiques, des recueils culinaires, des petits dépliants en accordéon avec des recettes du terroir et des cartes postales. Voilà ce qui les avait fait vivre et permis à son père de proposer également de magnifiques ouvrages de photographie, se vendant mal mais flattant son ego. Leur fille avait toujours travaillé avec eux et connaissait toutes les ficelles du métier. Au cours de ses jeunes années, Édith avait parcouru avec plaisir la région en tout sens pour assurer la promotion et la distribution. Puis, elle était tombée amoureuse, s'était mariée et à son tour avait eu une petite fille. Son mari l'avait remplacée sur la route, allant de plus en plus loin, de plus en plus souvent. Jusqu'à un matin d'automne, vingt ans plus tard, où il n'était pas rentré. Il avait rencontré l'amour auprès d'une femme à peine plus vieille que sa fille. La séparation fut rapide, le divorce un peu moins. Édith conserva l'entreprise de ses parents, il prit tout le reste. Une fois le choc passé, un brin amère, elle se résigna. Une douloureuse cicatrice persistait bien sûr, mais tous les couples de son entourage venaient de se séparer, se séparaient ou allaient se séparer. Elle commença par intégrer qu’après quarante ans la femme devient jetable, pour peu qu'on arrive à la remplacer par une occasion plus récente ou un modèle flambant neuf. Sournoisement la déprime s'était faufilée. Alors, afin d'éviter de ruminer, elle avait repris la route et s'investissait sans compter dans son travail. L'atout majeur d'Édith résidait dans sa bonne humeur. Elle riait tout le temps, même quand il n'y avait pas de quoi. Elle riait tant et tant qu'on le lui reprochait parfois. Son père, du genre rigide, s'en agaçait profondément. Son mari aussi, sur la fin. Lorsque, dans une lettre, ce goujat lui avait annoncé son départ, là aussi elle avait ri... Et pleuré en même temps. Une fois le cyclone de la séparation passé, sa fille, se lançant à son tour dans l'exercice de la vie de couple, avait quitté la région. Édith expérimentait l'existence solitaire d'une néo-célibataire. N'avoir à s'occuper que de soi présentait tout de même des avantages, elle pouvait enfin se consacrer entièrement à la lecture. Après toutes ses épreuves, ses choix la menèrent de plus en plus vers la littérature féministe, avec déjà un faible pour le genre « humour noir » qui lui plaisait davantage que les pamphlets contre la gent masculine. De pages en livres, elle se mit à entretenir des relations épistolaires avec quelques-unes de ses autrices préférées, se créant ainsi un nouveau cercle d'amies composé de militantes, plus ou moins acharnées. Sous leur influence, et pour soulager sa colère muette, la ligne éditoriale des éditions Vilmont changea. Depuis, se sentant comprise, soutenue, au fond de son deux pièces mansardé au-dessus de l'entreprise, il lui semblait appartenir à une tribu. Sa maison était reconnue, une niche comme l'on dit. À sa façon, elle tentait de faire évoluer les mentalités. Aussi, elle caressa d'une main le manuscrit devant elle. Le soir était tombé, dans un état second, Édith baissa les stores tout en rêvassant. Ce livre se révélait mieux que ce qu'elle aurait pu espérer. Une véritable bombe ! Qui avait atterri chez elle ! Elle se rassit à son bureau et sans hésiter elle composa le numéro de téléphone indiqué sur la page de couverture du manuscrit.
À la seconde sonnerie on décrocha. Un peu surprise d'entendre une voix masculine, Édith se présenta et demanda si d'autres éditeurs s'étaient manifestés. Son interlocuteur répondit « aucun », ce qui la soulagea, ayant craint d'être déjà en concurrence avec un mastodonte, contre qui elle ne ferait pas le poids. Immédiatement, l'homme lui proposa un rendez-vous. Ravie, elle accepta de le retrouver, deux jours plus tard, dans le Sud où elle devait visiter des libraires. Il précisa qu'en signe de reconnaissance une pochette orange se trouverait devant lui, il l'attendrait à "La frégate", une brasserie qu'elle connaissait. Puis, il lui souhaita une bonne fin de soirée. Prenant conscience de l'heure tardive, elle n'insista pas malgré la multitude de questions qui lui brûlaient les lèvres.
Après ce bref appel, elle s'étonna qu'il n'ait manifesté aucune joie, aucune exaltation. Habituellement, les auteurs réagissent ainsi lorsque qu'un éditeur les contacte. Ses yeux se posèrent de nouveau sur la page devant elle, un titre « Le livre des femmes », la mention « Roman » et le numéro qu'elle venait d'utiliser. Pas de nom, pas d'adresse. Dans son empressement, elle n'avait même pas demandé à ce monsieur s'il était l'auteur. Plus elle y pensait, plus il était évident que ce ne pouvait être le cas. Ce serait trop beau... Non, ce roman était l'œuvre d'une femme, lui murmurait son intime conviction. Bien que son euphorie persistât, prenant la mesure des risques qu'un tel livre, fut-il une fiction, pouvait représenter pour celui ou celle qui le porterait sur la place publique, à son excitation se mélangea une sensation de danger, elle en frissonna. Un pressentiment angoissant la saisit. Comme toujours en cas de montée d'adrénaline, un grand éclat de rire s'échappa de sa poitrine. Cet éclat joyeux résonna à ses oreilles et lui fit l'effet d'un coup de fouet. Les livres interdits qui, circulant sous le manteau, avaient construit l'Histoire envahirent ses pensées. Elle s'imagina dans la peau d'un de ces imprimeurs révolutionnaires et, tout en souriant, plaça le manuscrit dans une enveloppe kraft qu'elle s'adressa à elle-même. Calmement, elle l'affranchit. Au besoin, elle n'aurait qu'à le jeter dans une boîte aux lettres pour qu'il disparaisse deux ou trois jours dans le labyrinthe de la Poste... En glissant l'enveloppe dans la besace en cuir lui servant de sac-à-main, elle se dit qu'elle se montait la tête avec ces histoires de révolution, mais tant pis, cette idée la rassura. Tout à son plaisir de détenir possiblement un futur "Prix des libraires", elle éteignit les lumières, ferma la porte à double tour et rejoignit son deux pièces. Cette nuit-là, elle fit un drôle de rêve, pourchassée par des hommes sans visage, elle leur échappait en se fondant dans un groupe de manifestantes au faciès identique : une multitude d'Édith.
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