Chapitre 3-5
Quelques heures plus tard, face au notaire expliquant la nécessité de se rendre à la banque, afin de clore l'inventaire de la succession d'Alice, Dimitri vit les mâchoires de son grand-père se serrer, puis se détendre, puis se serrer à nouveau. Cela faisait bouger l'os à proximité de ses oreilles, ses prothèses n'étaient pas à la fête. Il était évident que le vieil homme avait reçu la nouvelle de l'existence d'un coffre comme un affront. Après avoir convenu d'un rendez-vous à l'agence bancaire de la capitale régionale, avec le clerc, le lundi suivant, ils repartirent.
Dimitri ne posa pas de questions. Son grand-père vivait la découverte du secret d'Alice comme une trahison. Afin de ne pas céder aux élucubrations de sa propre imagination, en arrivant, Dim grimpa au grenier, remplit un carton de bombes de peinture, redescendit sans croiser Henri, et se planta face au rideau baissé de la "lilibrairie" qu'il entreprit de recouvrir.
Emporté par sa frénésie créatrice, il ne remarqua pas le petit attroupement qui l'observait assis aux tables du PMU, lui aussi fermé en ce premier jour de semaine. En moins de trois heures, il réalisa une fresque aux couleurs vives, débordant largement du métal sur le bois et transformant la façade de la boutique. La devanture s'était, petit à petit, couverte de livres de toutes tailles, certains ouverts crachant de la lumière, d'autres fermés servant de montures à des lettres de belle calligraphie, les pages volaient, tels des tapis, des avions, des oiseaux. Le tout illustrait les voyages immobiles qu'offre la lecture.
Charlotte n'avait rien raté du spectacle. Lorsque Dimitri se recula une dernière fois, ramassa ses outils et ôta son masque, elle fut la première à applaudir avant que les autres ne l'imitent. L'artiste se retourna, surpris, et salua son public. Attiré par ce tapage, la crinière et la barbe blanche d'Henri apparurent à la fenêtre de la cuisine mais, de son perchoir, il ne put comprendre. Lucien, le charcutier, l'encouragea à les rejoindre à grand renfort de moulinets des bras accompagnés d'un « Descends ! Viens voir ça, Bondiou ! »
Les tapes de félicitations pleuvaient sur les épaules de Dimitri qui contemplait son travail. Henri traversa la rue, le visage fermé. Les surprises n'avaient jamais été sa tasse de thé, pour aujourd'hui sans doute trouvait-il qu'il avait dépassé son quota. Lorsqu'il pivota sur lui-même, sa bouche resta entrouverte devant le nouveau fronton de sa maison. Au bout de quelques instants, alors que tout le monde le regardait, il émit juste un « À quoi ça va ressembler, une fois ouvert, maintenant ? » Le coin des lèvres serrées de son petit-fils remonta malicieusement jusqu'au milieu de sa joue droite. Il adressa un clin d'œil complice à Charlotte, traversa la rue, s'engouffra dans le couloir, en ressortit avec la manivelle, vérifia si la dernière touche était sèche et moulina jusqu'à ce que le rideau de protection disparaisse derrière l'enseigne "Aux pays des merveilles". Il rejoignit le groupe et se plaça à côté d'Henri.
Le résultat correspondait exactement à ce qu'il avait imaginé, les détails de la fresque qui entouraient la vitrine se suffisaient à eux-mêmes, c'était gai et engageant. Lucien s'approcha et glissa à l'oreille de l'artiste : « Lundi prochain, tu pourrais t'occuper de ma devanture ? » Henri haussa les épaules en fixant le charcutier, félicita son petit-fils de deux claques dans le dos, et regagna son appartement.
Avec l'aide de Charlotte qui ne cessait de s'extasier, Dim rentra son matériel dans la boutique. Il lui proposa une bière qu'il alla chercher dans la cuisine, avant de descendre la siroter sur le trottoir d'en face, en racontant à la jeune femme ses aventures de graffeur Lyonnais. Ils se quittèrent à la tombée de la nuit.
Dimitri, content de lui, se préparait un sandwich lorsqu'Henri, en pyjama, apparut dans l'embrasure de la porte. Le vieux bredouilla sobrement un « Ta grand-mère aurait adoré » avant de retourner se coucher. Dim gravit les escaliers, le cœur léger et, croquant son jambon-beurre, se replongea dans "Le livre des femmes".
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