Chapitre 4-1

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Il était une femme Cybèle-Mariane.


Cybèle-Édith déplia le petit papier tiré au sort et j'entendis mon nom. C'était moi, une Guyanaise, que le hasard avait sélectionnée ! Sous les applaudissements, je fendis la foule bienveillante jusqu'au pupitre sur l'estrade. J'étais autant heureuse qu'effrayée. Je me présentai à ces femmes et aux rares hommes présents, puis j'ouvris "Le livre des femmes" et lus le discours : « Une nouvelle ère commence. Les Cybèles et leurs alliés enfantent un nouveau monde. Rêvons éveillées et ne nous laissons pas impressionner. Ils seront nombreux à se moquer de nous. Nous recevrons des menaces. On tentera de nous éliminer. Le sort m'a désignée et je suis prête à mourir en couche. Si cela devait arriver, les femmes dont les noms sont inscrits sur ces papiers, dans cette boîte, prendront ma place les unes après les autres, et d'autres encore après elles si nécessaire. Emparons-nous pacifiquement des clefs de la maison, dépoussiérons, remettons de l'ordre, et élevons ensemble ce nouveau-né. Si nous en sommes là, c'est que la grossesse se présente bien. Nous glisserons un joli faire-part de naissance dans les urnes. Nous sommes les parents aimants du vivant. Peu importe notre religion, à présent notre philosophie, notre programme, c'est le respect et l'amour. Nous suivrons le chemin indiqué dans les pages de ce roman. Nous sommes les parents porteurs de l'humanité, les gardiennes de la vie, mettons-nous cœurs, corps et âmes à son service. Nous sommes les membres du RAPP : Respect, Amours, Paix et Partage pour et avec le vivant. » Lorsque je me tus, tout le monde souriait. On s'enlaça. Nous rîmes, nous pleurâmes, de joie et d'émotion. Cela fut le plus beau jour de toute mon existence ! Beaucoup d'autres allaient lui succéder. C'est aussi ce jour-là que je rencontrai Édith. Elle proposa de confier la traduction du roman aux femmes bilingues d'origines étrangères présentes afin que dans tous les pays le livre trouve ses lectrices. Un autre souvenir me revient, le fameux débat télévisé d'entre deux tours face à un extrémiste catholique. Nous étions, je crois, aussi surpris l'un que l'autre de nous trouver là. Pour ma part, j'enrageais qu'un représentant de la droite dure puisse être plébiscité à ce point au pays des droits de l'Homme et de la laïcité. Je me suis dit qu'il était vraiment temps que la vie des gens change, s'arrange. Il m'a traitée de "luciférienne", une femme des colonies, vous pensez ! Je lui ai signalé que ce mot signifiait "porteuse de lumière" et son dédain ne fit qu'accroître davantage ma détermination. À l’étranger, on s'interrogeait sur ce qui se déroulait chez nous. Une semaine avant les élections, les sondages nous donnaient à presque dix pour cent, ce qui était déjà une surprise aux dires des commentateurs médiatiques. Et trois mois plus tard, j"étais élue avec une écrasante majorité. Les dinosaures de la politique disparurent aussi subitement que leurs ancêtres plusieurs milliards d'années plus tôt, assommés par la comète Cybèle qui venait de leur tomber sur la tête. Quelques uns s'insurgèrent face au nouveau gouvernement exclusivement composé de femmes. Certains journaux, qui nous étaient favorables, publièrent les photos des gouvernements précédents, avec pour titre "La parité : une tradition française !". Après cela, il y eut moins de critiques... La majorité de ces hommes politiques étaient depuis longtemps arrivés à l'âge de la retraite, ils s'éclipsèrent discrètement. À leur place, moi aussi je serais partie me cacher ! Cybèle-Édith, avec l'aide des Cybèles bilingues, lança la parution du roman dans chaque pays du globe de manière simultanée. Le livre connut un énorme succès planétaire. Mon élection avait eu lieu au printemps, nous ne perdîmes pas de temps pour annoncer la création de la Cybèle République. L'organisation du pays et le fonctionnement de l'État volèrent en éclats. D'après le livre, nous serions prêtes pour la prochaine rentrée de septembre et ce fut le cas. Chaque jour, nous intervenions sur la télévision publique afin d'expliquer comment les choses se dérouleraient. La première mesure adoptée fut le droit à un revenu de subsistance inconditionnel, de la naissance au décès, d'un montant équivalent à 4200 Francs pour les plus de dix-huit ans et 1800 Francs pour les mineurs. Les économistes Cybèle-Marie et Cybèle-Christine démontrèrent patiemment qu'en regroupant toutes les cotisations, en supprimant la multitude d'aides sociales, et en utilisant une nouvelle forme de TVA, cela ne coûterait rien de plus. Nous avons accompagné cette mesure du partage du temps de travail. Bien des gens souhaitaient travailler autrement et nous devions éradiquer le chômage. La semaine de quatre jours fut décrétée. Oui, vingt-huit heures au lieu de trente-neuf. Et la loi contraignit les employeurs à payer double les heures de nuit et du dimanche. Oui, il y eut une pénurie d'ouvriers dans les secteurs les plus pénibles, mais le roman prévoyait une solution pour y remédier, et puis cela revalorisa ces métiers difficiles. L'objectif était de permettre à tous de survivre, mais aussi de s'épanouir. Pour financer cette révolution, nous taxâmes les machines. Cinq Francs pour les retraités, cinq pour les handicapés, cinq pour les malades, cinq pour la formation et cinq autres pour l'environnement. Vingt-cinq Francs par mois prélevés pour chaque ordinateur et automate qui petit à petit nous remplaçaient et jusque-là ne contribuaient pas aux charges sociales. Sans cela il était évident que nous courions à la catastrophe, au chômage de masse et à l'augmentation des inégalités. Après tout, les robots n'étaient-ils pas là pour améliorer nos conditions de vie et non pour favoriser l'enrichissement sans limites d'une poignée de nantis ? Cela n'enchanta pas les entreprises cotées en bourse qui envisageaient d'instrumentaliser la pénurie d'emploi pour maintenir les salaires bas et imposer des conditions de travail dégradées... D'ailleurs, cette mesure allait de pair avec deux autres, tout aussi impensables la veille. Premièrement, la mise en place d'un plafond maximum de rémunération, fixé à quinze fois le montant du revenu universel inconditionnel. Au-delà de cette limite, les gains migraient dans les caisses de l'État. Et deuxièmement, les entreprises auraient l'obligation de s'impliquer, à hauteur de cinq pour cent de leur bénéfice, dans du mécénat auprès d'une association sportive, culturelle ou caritative, et de soutenir un artiste libre. Ces partenariats devraient être signés pour des périodes de cinq ans. Bien sûr, elles pouvaient aussi décider d'investir dans la recherche, l'amélioration de la qualité de vie et la préservation de la planète. Les entreprises appartiennent à leurs dirigeants et actionnaires, certes, mais elles existent grâce aux produits et services qu'effectuent leurs employés et surtout grâce à leur clientèle, il est donc bien normal qu'elles participent à ce que l'humanité relève la tête ! Ces annonces eurent pour immédiate conséquence de remonter le moral des gens. L'espoir renaissait. Les sceptiques restaient sceptiques, mais ils avaient quand même le sourire. Les seuls à ne pas se réjouir étaient ceux dont les revenus dépassaient le plafond maximum, toutefois ils restaient minoritaires. Inquiets et outrés face à ces changements, ils préparèrent leur départ, bien décidés à rejoindre leurs capitaux planqués, longtemps avant l'élection, dans les paradis fiscaux. Mais, ces milliers de petites boîtes aux lettres ne pouvaient pas se métamorphoser en appartements de luxe... Et puis, si le livre provoquait le même impact ailleurs, bientôt des Cybèles seraient élues partout. Nous espérions que le problème de la fuite des riches se réglerait de lui-même. La mode n'était plus à la roublardise, l'éthique et la morale reprenaient du galon, les plus malins ont décidé de rester. Moi, je m'étais engagée à suivre à la lettre la procédure décrite dans le roman. J'enfilai donc le soir de mon investiture, à vingt heures au journal télévisé, un casque équipé d'une caméra qui ne me quitterait plus jusqu'aux prochaines élections. Comme vous le savez, une chaîne dédiée retransmit en direct tous mes faits et gestes durant mon mandat. J'étais tout entière au service de mon pays, de la planète et du vivant. Pas de secret, pas de langue de bois ! Ce n'était pas moi qui étais au pouvoir, c'était nous toutes et quelques-uns. Immédiatement, des millions de spectateurs suivirent les images de ma caméra embarquée. J'étais un peu gênée, au début, par cette intrusion totale de mes compatriotes dans mon intimité. Ma vie privée se retrouvait entre parenthèses. Je l'avais accepté en me portant volontaire et je l'ai assumé. L'intérêt des gens n'a jamais faibli pour ce système que nous avons su faire évoluer. Je me souviens de mon premier passage, incontournable, aux toilettes. Harnachée de mon mouchard, j'ai expliqué à haute voix que j'allais tout de même m'autoriser à couper l'image, mais pas le son. Je me mis à fredonner " Foule sentimentale, on a soif d'idéal... », la magnifique chanson d'Alain Souchon, pour couvrir les bruits que génère cette opération naturelle. J'en ris encore ! En tout cas, la confiance entre le peuple et ses représentantes retrouva la place indispensable qui est la sienne. Les premiers temps, les militaires crièrent au scandale, annoncèrent que nos ennemis allaient nous bombarder et déclarèrent que toutes ces bonnes femmes hystériques entraîneraient l'effacement de notre pays de la carte du monde. Nous n'étions pas en guerre, nous avons suspendu ces généraux et organisé le rapatriement de nos forces armées afin qu'ils protègent le territoire d'une éventuelle attaque. En attendant, nous avons déployé les compétences militaires pour renforcer les besoins des services publics dans les hôpitaux et les gendarmeries. Les soldats en patrouille se chargèrent d'expliquer comment bénéficier du revenu de subsistance inconditionnel et les dossiers se remplirent dans le calme. Des Cybèles étaient présentes dans les administrations, les hommes hostiles venus quand-même s'inscrire se tenaient tranquilles et tous tâchaient de se montrer cordiaux. Nous eûmes quelques incidents à déplorer mais sans conséquence. Les plus jeunes eurent du mal à croire qu'on leur distribuait de l'argent à ne rien faire, mais ils comprirent vite que l'idée n'était pas celle-ci et, qu'au contraire, dans ce nouveau système, ils trouveraient une place. Les policiers qui, eux-aussi avaient prédit une guerre civile, restèrent incrédules face à cette jeunesse qui n'explosait que de joie et rappelait à l'ordre ceux qui tentaient d'en découdre avec les gardiens de la paix. Partout, les femmes veillaient à ce que chacun se comporte avec respect. Des tags "Cybèles : la vie" apparurent sur les murs dès le premier versement du revenu de subsistance inconditionnel. Il apporta paix et dignité dans les banlieues et les territoires oubliés par des générations de gouvernements précédents. Oh, bien sûr, certains ne voyaient pas d'un très bon œil ces évolutions ! Mais les femmes avaient pris le pouvoir et malgré les croyances des uns et des autres, cela commençait plutôt bien pour tout le monde.


Charlotte ne put retenir un enthousiaste « Waouh ! » avant de s'exclamer : « Ce n'était pas seulement une féministe ta mère, c'était une révolutionnaire !

— On dirait bien, acquiesça Dimitri. À l'époque, le MLF était moins orienté égalité qu'aujourd'hui. Là, elle remplace quand même la domination d'un sexe par un autre. Je trouve ça limite...

— Ouais, c'est vrai, t'as raison. Mais bon, faut dire que la condition féminine était vraiment catastrophique. C'était des guerrières !

— Hum, oui, il faut remettre les choses dans leur contexte, concéda Dimitri. Bon, allez, vas-y, lis la suite. »

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