Éclairant le passé,
C’est le soleil qui me réveille cette fois. J’ai l’impression de sortir d’un coma de plusieurs années. Je garde les yeux fermés, j’écoute les bruits autour de moi. Je prends lentement conscience de mon environnement : la route à proximité avec le bruit des voitures, un oiseau qui piaille, un chien qui aboie, au loin. Inutile de se voiler la face, mon corps me trahit : des jambes courtes, de petites mains. Je suis toujours dans un corps d’enfant. Je reste encore quelques instants les paupières closes, en tentant de faire le vide autour de moi. Quand j’ouvre les yeux, je regarde mon petit réveil qui indique 8h43. J’admire mon pyjama, les motifs dinosaures me font sourire. Je l’avais oublié celui-là. Je me pose sur le bord du lit et j’observe mon bureau. Il est censé me servir de lieu de travail, rangé pour la rentrée mais il devrait, comme d’habitude, se retrouver submergé de papiers, stylos, cahiers, boites de jeux, ne me laissant ainsi plus suffisamment de place pour faire mes devoirs. Le lit a toujours servi de bureau de substitution.
Mes parents se sont levés tôt, ma sœur dort encore, je déjeune en solitaire. Une fois terminé, je remonte dans ma chambre. La curiosité me pousse à ouvrir mon livre de maths. Qu’étudie-t-on déjà en sixième ? Alors… Hum… Les nombres décimaux… La symétrie, les angles, mouais. Ah ! Les divisions euclidiennes, ça parait intéressant. C’est quel type de divisions ça, euclidiennes ? Ah, c’est les divisions normales en fait…
Trente minutes plus tard, j’ai lu la quasi intégralité de mon programme de mathématiques. Autant dire que si cette situation devait durer, je vais m’ennuyer fermement dans cette matière. Je préfère ne pas ouvrir mes autres livres, si c’est du même niveau je vais déprimer. J’ai quelles matières en fait ? L’anglais, ce devrait être une formalité ; le français, il y a sans doute plein de termes compliqués que j’ai oublié comme les conjonctions, les pronoms ou autres termes qui ne servent à rien ; la biologie, je ne me souviens que de la génétique, et ce n’est qu’en première que nous l’étudierons ; le dessin devrait rester ma bête noire, j’ai toujours eu un niveau de maternelle.
Après un repas bruyant et assommant, où j’ai gardé un mutisme total, je demande l’autorisation de partir en balade à vélo. Cela me permettra de m’isoler, redécouvrir les paysages et ce corps frêle que je ne connais plus. Je suis tombé encore deux fois ce matin, sans raison aucune. Malheureusement, le vélo qui m’attend est une vieille bécane, légèrement trop petite, sans vitesse. Il serait temps de renouveler mon matériel. Ma mère me disait que le vélo ne s’oublie pas. C’est peut-être vrai quand on vieillit, mais quand on rajeunit de trente ans ?
Après deux tentatives ratées, me voici parti sur les chemins de campagne sur mon fidèle V.T.T. Les routes me paraissent moins fréquentées par les voitures qu’à mon époque, mais je me fais peut-être des idées. Sentir le vent frais sur mes jeunes joues roses me permet d’évacuer toutes pensées déprimantes. Le long de la route goudronnée : des fossés mal entretenus, des platanes, des chênes, des oliviers et des lauriers. Le ciel est bleu, la température remonte petit à petit, à moins que l’effort physique ne me réchauffe. Sans doute les deux. Par peur, par fainéantise ou par lâcheté, j’ai pris le chemin qui descendait mais la première difficulté se dresse devant moi. Tel un Christopher Froome, j’affronte la côte… Et je cale cinquante mètres plus loin. Il va me falloir travailler ma musculature. Et changer de vélo.
Je profite d’avoir un véhicule tout-terrain pour prendre les chemins de traverse et passer au milieu des vignes. Les vendanges n’ont pas encore commencé, mais vu l’état du raisin, cela ne saurait tarder. Je profite de ma quatrième pose pour prendre une grappe et déguster ces fruits juteux. Allongé dans l’herbe je regarde le ciel et les quelques nuages au-dessus de ma tête. Mon esprit s’égare au-delà de notre atmosphère, loin dans les étoiles, les univers parallèles, les trous de ver et autres mystères non-résolus. Que m’arrive-t-il ? Je tente de me remémorer ma journée deux jours auparavant, sans pour autant trouver quoi que ce soit d’anormal. Et si j’étais mort ? Et si c’était ma vie qui défilait devant mes yeux ? Peut-être que tout ceci se déroule en deux secondes dans mon présent mais que mon temps ici est beaucoup plus long ? Je n’ai jamais aimé ces histoires de relativité, je n’y comprends rien. Et si c’était l’inverse ? Si j’avais rêvé les trente prochaines années et que je reprenais simplement le cours de ma vie ? Non, si c’était le cas je n’aurais pu savoir mon numéro de classe et le nom de mes professeurs. Quelque chose s’est produit, et j’ignore quoi. Le plus vraisemblable est que je suis dans le coma pour une raison quelconque, et que mon esprit a décidé de se réfugier dans cette période lointaine. Un A.V.C. ? Brrr… Laissons faire les médecins et profitons du moment présent, même s’il est imaginaire.
Du coup, comment profiter au mieux de cette période ? Le collège risque d’être d’un ennui mortel, mais je ne suis pas obligé de le subir. Déjà, pour mon égo, je vais pouvoir, sans effort, frôler la perfection dans toutes les matières. Sauf en dessin évidemment. Il me faut aussi perdre cette habitude d’être tout devant, le fond de la classe est parfait pour ne pas suivre un cours. Pas de 5G, ni d’internet, ni de smartphone en fait. Le temps, relatif ou pas, va me paraitre très long.
Rentré chez moi, je dois me justifier de ma si longue sortie :
« Qu’est-ce que tu faisais pendant tout ce temps ?
– Je me promenais à vélo, j’ai demandé l’autorisation.
– Tu aurais pu nous dire que tu partais loin !
– Je n’ai pas vu le temps passer, et j’ai fait des pauses.
– Monte dans ta chambre, tu as sans doute des devoirs à faire ou des leçons à réviser. »
Ce n’est pas le moment de renégocier ma garde-robe… Et non, je n’ai aucun devoir à faire, je n’ai eu qu’un seul jour de classe. Avant de m’enfermer, je regarde dans la bibliothèque de mes parents s’il y aurait un livre qui me conviendrait. Pas de science-fiction assez tristement. Éluard, bof ; Sartres, pas assez fun ; Proust, beurk… Agatha Christie, pourquoi pas. Je repars avec Le crime de l’Orient Express. Je décide toutefois de poser, jeter serait plus exact, le livre sur mon lit et de me consacrer à la liste de ce que je veux changer dans ma vie d’enfant. Ils prétexteront une crise d’ado, mais tant pis. Tout d’abord : changer les joggings par de vrais pantalons, certes moins confortables mais plus acceptables socialement, refaire ma bibliothèque, en commençant par acheter l’intégrale de Dune que j’aimerais relire, s’abonner à internet dès que possible, soit dans une éternité, changer ce cartable par un sac à dos plus moderne et plus cool, acheter un piano, changer de vélo… Ma liste de noël va être particulièrement chargée cette année.
Je vide ma tirelire : 100 francs c’est 15 euros et j’ai 23 francs devant moi. Je ne vais pas aller loin, même si je prends en compte la déflation engendrée par un brutal retour en arrière dans le temps. Je sors de la maison en criant : « je vais chez le marchand de journaux ». Arrivé sur place, je prends le Monde, histoire de me familiariser avec cette époque. Une grosse partie de mes économies part dans cet achat. Renégocier ma feuille de paie sera une priorité. Surtout si je veux acheter un piano.
Je m’installe dans le salon pour déplier mon achat, sous le regard interrogatif de mes parents. Je suppose que peu d’enfants de 11 ans lisent un journal d’actualité. Bon, Mitterrand est président, ça encore je suis. Kadhafi négocie avec les États-Unis, cela en serait presque drôle si ce n’était pas tragique. Je ne peux m’empêcher de ressasser les images du futur, de mon passé, tout en fermant mon esprit aux souvenirs récents, trop douloureux d’y penser comme une époque révolue.
Dans la soirée, je tente de jouer l’enfant modèle, s’intéressant aux choses simples de la vie. J’en profite pour lancer quelques graines sur ma garde-robe, mes hobbies qui changent… Et si je me mettais à la musique ? Et j’aimerais changer de sport, je pourrais essayer le tennis ? Oui, non, le foot, ça ne m’intéresse pas tant que ça. Pour noël, j’aimerais commander un nouveau vélo… Ou un piano si cela me plait… Avant de me coucher je regarde les matières qui m’attendent demain : flute à bec et anglais le matin. Je jette un œil à mes cours d’anglais mais bon, demain ce sera « Sit down ! », « Be quiet please ! », Brian n’ira dans la cuisine que la semaine prochaine, je suppose. Je réfléchis à des excuses qui pourraient justifier mes nouveaux progrès dans des matières que je ne suis pas censé avoir étudié. Faire semblant de beaucoup travailler ? Prétendre avoir un oncle américain ? Avoir suivi des cours particuliers ? Ou tout simplement faire volontairement des fautes ? Ou alors on s’en fout, et on verra bien. Cet univers appartient à un temps qui m’est révolu, pourquoi m’en préoccuperais-je ?
Le lendemain, l’image de l’enfant sage et discret s’efface rapidement. Après avoir failli m’endormir en cours de musique et m’être pris une sévère réflexion sur mes « gribouillis » dans la marge de mes cahiers, j’ai repris ma professeure de français sur l’orthographe d’un mot. Nénufar s’écrit bien avec un « f » et non un « ph », et ce, depuis 1990, et accessoirement s’écrivait aussi avec un « f » avant 1935. Nous sommes en 1992, il faut donc vivre avec son temps. Je m’ennuyais, j’étais énervé, je n’ai pas pu me retenir. Cela m’a valu une première visite chez le proviseur, M. Béchon, et une heure de colle. C’est bien la première fois que cela m’arrive. Je toque à la porte de son bureau. Je suis accueilli froidement par un monsieur trapu et chauve d’une cinquantaine d’années. Il est en costume gris, avec une cravate bleue. Il regarde par-dessus ses lunettes le carnet que je lui tends. Évidemment, j’ai eu droit à une engueulade. Mais au moins cela a animé ma morne journée.
Encore les enfants ça va, il suffit d’une patience infinie pour supporter leurs babillages, mais en ayant un moi-même, j’ai une certaine habitude à ignorer ce qu’ils racontent. Par contre les adultes… Être regardé de haut, pas seulement à cause des centimètres perdus, mais parce que notre parole n’a aucune valeur, ça c’est insupportable. J’aurais bien prouvé mes dires grâce à mon smartphone, mais le réseau passe mal ici. Quelle époque pourrie !
Le vendredi ne s’est guère mieux passé. Déjà il a fallu faire signer mon cahier de correspondance à mes parents. Et cela n’a pas été une partie de plaisir. J’ai perdu l’habitude d’avoir des comptes à rendre à qui que ce soit. J’ai tenté de prendre cette journée sur moi. Mais bon, que faire quand la professeure de mathématiques nous prend à partie parce qu’on étudie le chapitre 39 du livre ?
« Qu’est-ce que vous faites ?
– Ben, je lis le cours de maths…
– On fait de la géométrie là ?
– Euh non, mais les nombres décimaux je connais déjà… »
Et me voilà au tableau à devoir comparer des nombres entre eux. Elle n’a guère apprécié qu’à la question « Citez un nombre compris entre 9,21 et 9,25 ? » je réponde « 9,215168 ». Pourtant ma réponse est rigoureusement exacte. Me voilà catalogué comique de la classe et souffre-douleur de la professeure. Au moins elle ne m’a pas envoyé rendre visite au proviseur et elle ne pouvait décemment pas me coller pour une réponse juste. J’ai toutefois été contraint de suivre un cours d’un ennui total, pendant lequel elle a pu passer ses nerfs sur les quelques élèves qui avaient plus de mal à suivre.
La journée se termine par l’heure de colle promise. Exceptionnellement, elle se déroule dans la salle de cours avec ma professeure de français. Habituellement, dans mes souvenirs, cela se fait plutôt en étude, surveillé par des pions. Bref, je me rends en classe avec la motivation d’un condamné à mort pour son dernier voyage. À ma grande surprise, elle me reçoit avec calme et me sourit.
« Comment s’est passée votre journée aujourd’hui ?
– Pas très bien… Autant jouer franc-jeu, elle le saura de toute manière.
– J’ai regardé ce que vous m’avez dit sur la réforme orthographique. Peu de gens sont au courant, comment en avez-vous entendu parler ?
Aïe, oui forcément, je ne peux pas évoquer internet, toujours pas. Vivement que cela arrive.
– J’aime connaitre l’origine des mots. Du coup j’ai dû lire des livres sur le sujet.
– Il n’y a pas beaucoup d’enfants qui s’intéressent aux mots. Vous vous ennuyiez souvent à l’école primaire ?
– Ben l’année commence juste, difficile à dire. À l’école ça allait, je m’ennuyais un peu, comme tous les enfants je suppose.
– J’ai regardé votre dossier scolaire, vous êtes plutôt un bon élève. Il est même indiqué « trop réservé ». Ce n’est pas l’impression que vous m’avez donné.
– Le collège c’est nouveau, et pour l’instant, j’aime pas. »
Nous avons passé le reste de l’heure à parler littérature et philosophie. J’espère ne pas avoir cité trop de livres qui n’existent pas encore, mais parler m’a fait du bien. Et pour la première fois de la semaine j’ai eu l’impression de parler d’égal à égal avec un adulte. Même si avec mes citations, elle est désormais persuadée que je suis un enfant surdoué et que mon ennui explique mon comportement. Mais après tout, pourquoi pas. Peut-être que tous les enfants surdoués sont des adultes qui ont fait un bond en arrière dans le temps. Dans tous les cas, pendant une heure, j’ai pu oublier mes soucis, évacuer ma rage, mon désespoir, ma jeunesse ennemie, ce temps vécu telle une infamie. Elle m’a même promis de m’apporter demain le Comte de Monte-Cristo et a écrit un gentil mot à l’adresse de mes parents, pour les rassurer sur mon comportement. Les quatre heures trente de français par semaine pourraient être un phare au milieu d’une année agitée et chaotique.
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