Deux âmes se découvrent,
Dans deux jours c’est les vacances et mes rendez-vous avec Nathalie ont été trop rares et trop courts pour résoudre notre problème : comment retourner dans notre monde ? Si tant est que ce soit possible. La seule avancée a été de mémoriser le numéro de portable de l’autre, dans le cas où, soudainement, nous retrouverions notre époque. Nous pourrions ainsi nous appeler et rire ensemble de cette expérience invraisemblable. Mis à part cette information, j’ignore qui elle est devenue, où elle vit. Je n’ai pas non plus évoqué mon passé d’adulte. Trop dur, trop douloureux d’en parler comme d’une période révolue. Et si le collège est un enfer, avoir une personne à qui parler, sans filtre, est un bol d’air frais dans cet univers étouffant.
Je redoute les vacances qui approchent, je vais devoir me comporter tel un enfant et je n’aurai personne à qui me confier. Évidemment, je suis ravi de revoir mes grands-parents, plus jeunes, et surtout en vie. Et puis je vais aussi pouvoir jouer à l’asocial prétextant la tonne de travail que nos professeurs tortionnaires nous imposent. Mais une fois mes devoirs faits, à quoi vais-je occuper mes journées ? Qu’est-ce qui m’amusait quand j’étais petit ? Puis-je encore rigoler en inventant des jeux ? Des monstres imaginaires à combattre, des potions magiques créées avec les différentes herbes du jardin, des courses endiablées, des épreuves olympiques sorties de mon imagination d’enfant … Il faut se rendre à l’évidence, j’ai vieilli et je ne sais plus combler mon ennui de la même manière qu’avant.
Je décide de me rendre dans le bureau de mon proviseur préféré, cela fait au moins deux semaines qu’il ne m’a pas vu, il doit s’inquiéter.
« Ah Sébastien ! Qu’est-ce que tu as encore fait ?
– Pourquoi faut-il toujours qu’on me soupçonne de causer des problèmes ?
– Pardonnez-moi très cher élève modèle. Que me vaut le plaisir ?
– Euh… J’avais une requête. J’ai entendu dire qu’il y avait des cours d’allemand première langue, même pour les sixièmes, et je pensais que…
– Tu voudrais faire une langue en plus ?
– Je pensais plutôt remplacer l’anglais.
– L’anglais c’est utile, c’est quand même la langue la plus parlée dans le monde.
– Ce n’est pas gentil pour les profs d’allemand… C’est surtout que je parle déjà anglais, pretty well, et du coup je m’ennuie en classe.
– C’est-à-dire que… Faudrait carrément te changer de classe… Comme ça en milieu d’année…
– L’année commence à peine, et puis je pourrai rattraper facilement mon retard.
– Et pourquoi l’allemand, et pas l’espagnol par exemple ?
– Ben… C’est-à-dire que hablo español también.
– Quoi ?
– Disons que j’ai des bases en espagnol, je préfèrerais apprendre une nouvelle langue. Et comme vous ne proposez pas le japonais, ni l’arabe, ni le chinois, il me reste l’allemand.
– Et tes parents, ils sont d’accord ?
– Je ne les ai pas prévenus, mais dès demain je peux venir avec un mot de leur part.
– Bon, on prend rendez-vous avec tes parents et on en discute à la rentrée.
– Ben c’est-à-dire que, j’aurais bien aimé commencer demain… Histoire de rattraper mon retard pendant les vacances, et de me mettre à jour sur les autres matières.
– Tu sais que tu es pénible ! Je ne suis pas sûr que vous mettre tous les deux dans la même classe soit une bonne idée !
– Tous les deux ?
– Une autre élève qui est dans la classe d’allemand. Aussi bonne élève, et aussi enquiquinante.
– Autant que moi ? Je demande à voir ça.
– Presque aussi pénible que toi, tu es de classe internationale !
– Merci. Ça veut dire oui ?
– Si tes parents sont d’accord, ainsi que les professeurs principaux des deux classes.
– Merci beaucoup.
– Je n’ai rien promis, et si cela se passe mal, je te rechange de classe ! »
Je quitte le bureau avant qu’il ne change d’avis. Pauvre M. Béchon. Je sais qu’il m’aime bien, mais je ne le lui rends pas très bien. Bon, il ne me reste plus qu’à obtenir l’accord de papa et maman. Mon 19/20 du jour en anglais devrait pouvoir les convaincre. Fichu « bitten » qui s’écrit avec deux « t » et m’empêche d’obtenir la note maximale. Bon, par contre, l’excuse du cousin américain de la tante du frère de mon oncle par alliance, ça marche peut-être avec la professeure d’anglais et le proviseur, mais pour mes parents, je vais avoir du mal à les convaincre que j’ai appris à parler couramment anglais en six semaines. Il va falloir attaquer sous un autre angle, quitte à s’arranger un peu avec la vérité.
« Papa ? Maman ? J’ai décidé de changer de classe. Je ne me plais pas dans la mienne, beaucoup d’éléments perturbateurs, et j’en ai discuté avec M. Béchon. Il m’a indiqué une classe qui réunit beaucoup de très bons élèves, et le niveau est bien plus élevé.
– Et tes copains ? Tu ne vas pas te retrouver seul ? M’interroge maman.
– Tu sais, on se verra toujours à la récréation, et puis je me suis fait de nouveaux amis, dans cette fameuse classe justement.
– Il n’y aurait pas une certaine demoiselle dans cette super classe ? Lance mon père, perspicace et taquin.
– Papa !
– …
– … Si, elle y est, elle s’appelle Nathalie, et c’est la meilleure élève du collège. Et on est juste amis !
– Bon, ben, fais comme tu le sens.
– Il me faudrait un mot à donner au proviseur. Par contre, dans cette classe, l’anglais est remplacé par l’allemand.
– Tu sais, l’anglais c’est essentiel aujourd’hui, désapprouve ma mère. Tu ne peux pas laisser tomber comme ça.
– Je sais, je sais, M. Béchon a aussi insisté sur ce point. Mais je pourrai toujours prendre l’anglais en quatrième. Et puis je ne laisse pas tomber, j’adore apprendre des langues. Allez, s’il vous plait. »
C’est un mensonge éhonté évidemment, si j’ai toujours rêvé d’être polyglotte, mes résultats scolaires, ceux d’avant, ont prouvé que les langues étrangères n’apprécient guère mon accent bien français et mes difficultés à apprendre par cœur.
« Et comment tu vas faire pour rattraper la classe ? Pas seulement en allemand, mais dans les autres matières ils n’ont pas forcément suivi le programme dans le même ordre ?
– Je travaillerai plus, et puis là j’ai les vacances. Je vais essayer de faire des photocopies.
– Tu travailles déjà beaucoup trop, il faut aussi se détendre.
– T’inquiète, je jouerai aussi. Et puis peut-être que je pourrai négocier un ciné quand je serai chez mamie ? »
J’ai obtenu mon laisser-passer A38. Ce fut plus facile que prévu. De bonnes notes, et plus de convocations au collège, c’est peut-être le secret de la tranquillité. Je pense surtout que mes parents commencent à apprivoiser ce nouveau Sébastien, plus indépendant, plus mature et plus… Disons, simplement différent. J’imagine demain la tête que va tirer Nathalie en me voyant débarquer dans sa classe. Je suis sûr qu’elle va être contente.
Le lendemain, dès 8h, je débarque dans le bureau du proviseur. Son air exaspéré me fait comprendre que tout est déjà réglé, et que je vais pouvoir intégrer la classe de 6ème 2 dès ce matin.
« Tu as eu l’autorisation de tes parents ? Me lance-t-il dès qu’il m’aperçoit.
– Bonjour monsieur. Oui, ils sont d’accord. Je n’ai même pas eu à imiter leur signature.
– Pardon ?
– C’est juste une plaisanterie. Voici le mot, signé de mes deux parents.
– Bon allez, on va chercher ton nouveau livre. Tu as ramené le livre d’anglais ? Tu n’en auras plus besoin.
– Il est ici, je ne me voyais pas le garder en souvenir du bon vieux temps, quand la vie était plus facile. »
M. Béchon me donne un nouvel emploi du temps et me conduit jusqu’à ma classe. Évidemment le cours d’histoire a déjà commencé. Pour la discrétion, on repassera. À l’entrée du proviseur, tous les élèves se lèvent, la professeure interrompt son cours.
« Vous pouvez vous rassoir, ordonne le proviseur de sa voix grave. Mme Soulane, c’est l’élève dont je vous avais parlé. »
Alors que M. Béchon s’en retourne à ses affaires, j’avance dans la classe, à la recherche d’une place. Secrètement j’espère que Nathalie est seule à sa table, mais non, elle est au second rang, en compagnie d’une de ses amies. Elle semble par contre franchement agacée par mon entrée surprise.
« Allons, allons, avant de t’installer tu vas pouvoir te présenter à tes camarades », me dit Mme Soulane.
Je suis bien obligé de me plier à l’exercice.
« Bonjour, je m’appelle Sébastien, j’ai 11 ans, je suis ravi de rejoindre votre classe et je suis sûr que nous pourrons parfaitement nous entendre. »
J’ai tellement l’impression d’être à un entretien d’embauche, si ce n’est que le jury est très jeune et très nombreux. Des classes de plus de trente élèves, c’est impressionnant. Je n’aimerais pas être à la place du professeur. Je gagne le droit de m’assoir. Les places près des radiateurs sont déjà prises, mais je peux me trouver un bureau seul au fond de la classe. Rapidement, la curiosité de mes camarades de classe s’estompe et les regards dans ma direction s’espacent. C’est mon premier jour dans ce groupe, j’essaie d’être un minimum sérieux. La leçon porte sur la fin de l’empire romain, dans mon autre classe nous étions plutôt sur la géographie et mes souvenirs de cette période sont beaucoup trop flous. En plus, la professeure annonce qu’il y aura une interro à la rentrée. Espérons que mon livre d’histoire soit suffisamment exhaustif.
Le cours suivant est pire, interro en allemand ! Sérieusement ? Bon, la professeure profite que les autres élèves buchent sur leur copie pour me faire un cours particulier à son bureau. « Ich heiße Sébastien ». Ah oui… Même leurs lettres sont bizarres… Un, deux, trois c’est « eins, zwei, drei », Brian n’est plus dans la « kitchen » mais dans la « Küche ». Pour la prononciation, n’en parlons pas, mon seul exploit est d’avoir fait rire la professeure.
Je me demande de plus en plus si ma décision de changer de classe n’est pas la plus grosse bêtise de ma nouvelle vie. J’espérais au moins un peu de soutien de la part de Nathalie, mais depuis ce matin elle m’ignore totalement. C’est un euphémisme de dire qu’elle ne semble pas particulièrement ravie de ma venue dans sa classe.
À midi je mange avec mes anciens collègues de 6ème 7. J’évacue rapidement le sujet de ma reconversion, pour répondre aux questions plus triviales.
« Les filles de ta classe sont mignonnes ?
– Non mais sérieux ? Vous n’avez que ça comme sujet de conversation ?
– Bah allez ! Tu peux nous le dire quand même !
– Elles sont aussi jolies que dans votre classe, ni plus, ni moins.
– Alors quel intérêt de changer ?
– La joie de la découverte et de l’apprentissage de l’allemand. »
Devant mon manque de coopération, le sujet dévie sur mon sujet de prédilection : les consoles de jeux. Je m’amuse à jouer les prédicateurs. Au rythme où va la technologie, je pense que nous aurons bientôt des appareils qui tiennent dans la main, qui serviront de calculatrice, à prendre des vidéos, voire même à téléphoner de n’importe où. Soyons imaginatif !
« C’est quoi l’intérêt de jouer sur un téléphone ? M’interroge Matthieu.
– Ben, je ne sais pas, un seul appareil pour tout faire ?
– Bah, ça ne marchera jamais un truc pareil. Et si tu veux téléphoner, t’as des cabines partout, reprend Matthieu. »
L’après-midi c’est musique et sport. Heureusement que je m’habille toujours en jogging, t-shirt et baskets. Enfin, jusqu’à ce que mes négociations vestimentaires portent leurs fruits. Le cours de volley ne s’est pas trop mal passé, j’ai quelques restes de mes années lycée. L’équipe qui a été contrainte de m’accepter n’a pas eu trop à le regretter, mon service par-dessus nous permet de gagner nos matchs.
La fin de la journée sonne le début des vacances. Je n’ai pas pris le temps de copier les cours qu’il me manque. J’aborde donc cette période de repos désabusé, un peu perdu et inquiet sur la façon dont je vais pouvoir rattraper mon retard. Dire qu’il y a un mois, je me serais totalement foutu de mes résultats scolaires. Alors que je m’assois dans le car avec toutes mes inquiétudes, une fille de mon âge s’installe à mes côtés. Elle est assez jolie avec ses cheveux bruns attachés en queue de cheval, un grain de beauté sur sa joue et un collier de fausses perles qui orne son cou. Mon cerveau m’indique que je suis censé la connaitre, mais si nous prenons le même véhicule pour nos trajets quotidiens, je ne lui ai jamais parlé auparavant.
« Salut Sébastien.
– Euh, bonjour ?
– Moi c’est Samia, nous sommes désormais dans la même classe.
– Ah désolé. Il va me falloir quelques jours pour apprendre les noms et les visages de mes nouveaux camarades de classe.
– En tout cas, tu t’es fait remarquer. On n’a pas arrêté de parler de toi à la récré.
– En bien j’espère ?
– Euh…
– C’est pas grave… Dis, tu pourrais me prêter ton cahier d’histoire ? Juste le temps du trajet, que je copie le cours. Je n’ai pas eu le temps de tout rattraper. »
Le temps d’un court moment, je discute avec ma nouvelle condisciple, tout en prenant des notes afin de rattraper une partie de mon retard. Je découvre une fillette charmante, au ton assuré, qui devrait faire chavirer de nombreux cœurs dans quelques années. Le car la dépose dans un village voisin du mien. Une fois seul, je repense à Nathalie. Elle ne m’a pas adressé la parole une seule fois, et elle est partie, en coup de vent, bien avant que je puisse lui parler.
Quand j’arrive chez moi, ma mère est au téléphone. Je la salue de la main et monte poser mon cartable. Alors que mon épisode d’Ulysse 31 commence à peine, maman vient me déranger.
« Sébastien, j’ai eu un appel du papa de Nathalie Guéron. Ils t’invitent demain après-midi pour que tu puisses recopier les cours et rattraper tes leçons. C’est super sympa de leur part, tu devrais aller jusqu’à l’épicerie acheter quelque chose à offrir.
– Sérieux ? C’est le premier jour des vacances et je vais travailler tout l’aprem ?
– T’exagères, c’est toi qui l’as voulu ! Ils te consacrent du temps, tu pourrais au moins être reconnaissant !
– Bon, bon, je vais y aller. Tu me passes ton portemonnaie ? »
Je trouve que je progresse bien dans le rôle de l’adolescent ingrat. Je suis évidemment ravi de pouvoir passer une demi-journée avec la seule adulte avec qui je peux vraiment parler. Et je suis soulagé qu’elle ne m’en veuille pas, ou plus.
Le samedi, vers 14h, en cette journée ensoleillée d’automne, nous partons en voiture vers la maison d’enfance de Nathalie. Les feuilles jaunies traversent la route, emportées par un fort mistral. Je suis assis sur le siège passager de cette vieille Renault 5 vert pomme. Mon père ne m’a pas laissé conduire. Je passe le temps en repérant les différences de paysage entre le passé et l’avenir. J’ai l’impression que les souvenirs de mon présent s’estompent. La mémoire est plutôt volage, remplaçant rapidement les vieilles images par des plus jeunes.
Nous arrivons dans un petit village en hauteur, surplombant une rivière. Nous traversons le pont, puis nous engageons dans une petite rue. Au bout, le portail est ouvert. Une belle maison de pierres se découvre, avec un beau jardin, une piscine qui a viré au vert et un chemin de gravier qui mène vers la porte d’entrée.
J’appuie sur la sonnette, déclenchant un piaillement électronique d’oiseau. Je ris, cela me rappelle tellement les premières sonneries de téléphones portables. C’est Nathalie qui vient nous ouvrir. Elle est rayonnante, elle joue la petite fille modèle à la perfection.
« Bonjour Sébastien, bonjour monsieur. Vous devez être le père de Sébastien ? Moi c’est Nathalie. Entrez je vous prie. »
Nous rentrons, mon père et moi, dans une maison coquette bien qu’un peu sombre. À droite un escalier en bois mène vers l’étage, à gauche le salon avec un feu de cheminée pour réchauffer l’ensemble. On devine la cuisine vers le fond du salon, à droite. Une baie vitrée donne sur un jardin superbement entretenu. Cela change de chez mes parents où l’herbe jaune calcinée par le soleil a laissé place, en peu de temps, à une jungle verte.
« Mes parents vont arriver d’ici quelques minutes. Vous pouvez vous assoir sur le canapé en attendant. Vous voulez boire quelque chose ?
– C’est gentil mais je vais attendre tes parents.
– Ils ne devraient pas tarder. Vous habitez loin ?
– À une vingtaine de kilomètres, ça se fait vite en voiture. En tout cas, merci d’avoir proposé ton aide pour les devoirs. Je suppose que tu aurais préféré profiter de ton premier jour de vacances.
– J’ai eu pitié de Sébastien. Et je profiterai de mes vacances demain.
– Il m’a déjà parlé de toi. D’ailleurs vous vous êtes connus comment ?
– PAPA ! »
L’arrivée de M. et Mme Guéron, les parents de Nathalie, met fin à cette conversation de plus en plus gênante. Nathalie nous présente son père, Paul, un homme de très grande taille, légèrement bedonnant, portant une barbe brune fournie et des cheveux longs, et sa mère, Christine, qui semble à l’exact opposé, de petite taille, fine, avec des cheveux châtains courts bouclés. Pendant que mon père discute dans le salon avec Christine et Paul, Nathalie et moi nous installons sur la table de la cuisine où des cahiers et livres sont déjà sortis. Nous n’avons pas eu le droit de nous installer dans sa chambre. Les adultes sont vieux jeu parfois, ils craignent quoi ?
« Tu as vraiment prévu que l’on travaille ?
– Tu t’attendais à quoi ?
– Je ne sais pas, nous pourrions parler de notre situation, réfléchir à une solution, ou tout simplement se complaindre de notre situation de jeunes mineurs qui doivent rendre des comptes à leurs parents…
– C’est vrai que tu es un homme… Tu n’es pas multitâche.
– Ces préjugés…
– Bon, pour l’allemand, tu as déjà des photocopies. Tu maitrises déjà ou pas ?
– « Ich bin a small boy » et « Danke Cheun ».
– Ok, c’est catastrophique… Bon ben il va te falloir travailler. Je ne peux pas grand-chose pour toi.
– Tu pourrais…
– Si tu me parles de cours de langues, je t’en colle une !
– Non mais calme-toi. C’est toi qui te fais des films ! Bon, oublions l’allemand. Pour les maths, je vais juste noter les chapitres que vous avez étudiés. Je ne devrais avoir aucun souci, à moins que vous ayez commencé les intégrales indéfinies.
– Non, ça, ça devrait être à la rentrée. On est un peu en retard sur le programme. »
Nous passons une heure à faire défiler les différentes matières. Cette classe avance clairement plus vite. Ils ont une petite photocopieuse, ce qui me permet de récupérer les cours de français et de biologie. Je lirai ça au calme pendant mes vacances.
« On fait une pause ? Je propose cela juste avant d’aborder le sujet au combien primordial de la techno.
– Tu satures déjà ? Me raille-t-elle.
– On vient juste de se taper six semaines de programme, sur quatre matières, en une heure.
– Oui mais tu triches, tu es redoublant, donc c’est plus simple.
– Pff, très spirituel.
– Tu veux faire quoi ? Je peux te proposer un verre, sortir dans le jardin prendre l’air, te montrer ma bibliothèque personnelle…
– J’ai vu que vous aviez un piano. Il est accordé ?
– Oui, tu veux l’essayer ?
– J’aimerais bien, mais bon, je suis censé n’en avoir jamais joué.
– Apparemment ils sont partis en balade, profites-en. »
Et me voilà installé devant ce Pleyel en bois, n’osant pas le toucher. Je tapote quelques notes de ma main droite, histoire de reprendre des sensations. Mes doigts ne sont pas aussi grands qu’avant, je crains de faire des fausses notes. J’arrive toutefois à compenser. Ma main gauche claque une octave de Do Dièses, tandis que ma droite enchaine un Sol Dièse, Do Dièse, Mi qu’elle répète à quatre reprises.
« Sonate Clair de Lune, Beethoven. Tu joues plutôt bien.
– Des années d’entrainement. Tu es désormais la deuxième à savoir que je sais jouer, après moi. »
Comme le piano m’a manqué ! La musique est si difficile à apprendre, mais tellement gratifiante, pour le plaisir des doigts et des oreilles. Mes yeux se brouillent. Je ne vois plus mes doigts sur le clavier. Je m’arrête.
« Désolé. Je ne voulais pas pleurer. C’est une si belle journée.
– …
– Je deviens sentimental lorsque je joue. Je pense aux moments passés, quand je jouais cette musique devant ma famille.
– Sèche tes larmes. Sinon moi aussi je vais pleurer. »
Nathalie me sourit. Elle a un regard tendre, empreint d’émotions.
« Allez, on se remet au boulot. Merci pour ce moment, cela m’a fait plaisir de retoucher un instrument.
– C’était magnifique. Tu pourras revenir jouer quand tu voudras. Et on trouvera de nouvelles partitions à apprendre. Ça t’évitera de te perdre trop dans tes souvenirs.
– Nous n’échapperons pas à notre passé éternellement. »
Nous nous remettons au travail, la techno nous prend cinq minutes environ, tous les profs suivant à peu près le même programme.
« Pourquoi es-tu venu dans ma classe ?
– Pour apprendre une nouvelle langue, tant qu’à m’ennuyer, autant faire de nouvelles choses.
– Garde tes mensonges pour les autres. Sois au moins honnête avec moi.
– Je me mens peut-être à moi-même, mais c’est bien une des raisons. L’autre c’est toi. Tu es la seule à qui je peux vraiment parler. C’est frustrant d’avoir vécu tant de choses et ne pouvoir les expliquer. Ça ne te dérange pas toi ?
– Tu n’aurais pas dû faire ça.
– Ma présence te gêne ? Tu ne veux pas qu’on nous voit ensemble ?
– Ne sois pas con ! En changeant le présent, tu changes l’avenir !
– Et ? Tu crois qu’un acte aussi minime changera quoi que ce soit ?
– Tu connais l’effet papillon ?
– Tu me prends vraiment pour un abruti ! Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Mais tu crois vraiment pouvoir refaire tout pareil, à l’identique ?
– PAS SI TU FAIS N’IMPORTE QUOI ! »
Le retour de nos parents met fin à la dispute. Elle bafouille une excuse comme quoi je n’écoute rien.
« Allez, ça fait presque deux heures que vous travaillez, vous êtes simplement fatigués, coupe le père de Nathalie.
– Oui, d’ailleurs il va falloir que l’on y aille, rajoute mon père.
– Nous avons fini de toute façon, il ne me reste plus qu’à réviser à la maison. »
Je range mes affaires, je remercie tout le monde de m’avoir accueilli et pour le temps consacré. Je serre la main des parents de Nathalie et fais la bise à cette dernière. C’est la première fois que nous nous touchons physiquement, si je ne compte pas la fois où elle m’a bousculé. Je rougis légèrement, j’espère que cela ne se voit pas.
« Dis papa, il pourra revenir ? Je veux dire, pas forcément pour travailler ?
– Oui si tu veux. Et si ses parents sont d’accords.
– Papa, dis oui s’il te plait. Ça me changera de ma chambre et de mes balades dans le village. »
J’insiste fortement sur le « changera » en jetant un regard appuyé à Nathalie.
« Si vous évitez les disputes, il n’y a pas de soucis. Par contre là nous partons cinq jours chez les grands-parents. Nathalie pourra aussi venir chez nous. »
Certes, mais je préfère aller chez elle. Nous, nous n’avons pas de piano. Rendez-vous est pris pour le vendredi avant la rentrée.
Nous passons les trois premiers jours de vacances chez ma grand-mère, dans une chouette petite maison en bord de mer. Une petite crique discrète est à cinq minutes à pied, à l’abri des touristes. L’eau et le temps sont bien trop frais en cette saison mais je peux me balader le long de la mer, sentir le vent souffler et quand ce dernier n’est pas trop fort, poser une serviette pour m’allonger et lire. J’en profite aussi pour passer beaucoup de temps avec ma mamie que je n’ai pas vue depuis longtemps. Elle est aujourd’hui en pleine forme, des cheveux châtains aux racines blanchies, poussant la voix lorsque nous sommes trop bruyants. Dans le même temps, je ne peux m’empêcher de revoir en elle la personne affaiblie, en maison de retraite, sur son fauteuil roulant, lors des dernières années de sa vie. Du coup, je redouble d’efforts pour l’aider, porter les courses, faire la cuisine, mettre le couvert et faire le ménage. Ma sœur, entrainée dans le mouvement, n’apprécie guère de devoir effectuer toutes ces tâches ménagères. J’aime bien la taquiner, comme à l’époque, comme quand j’étais un vrai adolescent. Et en même temps je fais plus attention à elle, je l’aide dans ses devoirs, je partage mes bonbons, achetés avec l’argent de poche que ma grand-mère m’a passé, je joue avec elle à cache-cache, à la course, aux jeux de société et parfois je la laisse gagner. Ma grand-mère s’étonne, et apprécie, que nous ne nous disputions plus, ou presque plus.
La suite des vacances se déroule dans une maison de campagne, avec mes autres grands-parents. Mon grand-père utilise déjà une canne, pour les marches un peu longues, un chapeau cache son crâne dégarni. Ma grand-mère profite souvent du soleil, dans un transat, un livre à la main, lunettes de soleil sur le nez. Nous profitons des pommes sur les arbres, participons à la traite des vaches chez un voisin fermier et partons en promenade à vélo. Mes parents ont repris le travail, nous sommes donc sous la surveillance de papi et mamie. Durant ces cinq jours, j’offre à mes pensées embrouillées une pause bienvenue. Je vis comme un garçon de mon âge, peut-être plus sage et plus attentionné, j’oublie totalement ce que fût ma vie d’avant. Je sympathise avec des enfants du village, je joue avec eux au foot, j’organise des batailles de pistolets à eau. Nous partons à l’aventure, imaginant être un équipage de pirates sur un navire, du haut d’une caisse en bois qui traine dans un terrain vague, à la recherche d’un coffre au trésor enterré et rempli de capsules de bières. Je prends un bâton en guise de sabre, j’affronte un requin imaginaire, mon fidèle perroquet sur l’épaule, un œil fermé à défaut d’avoir un bandeau.
Un jour de pluie, nous nous affrontons sur console de jeux, dans une course-poursuite, ou en posant des bombes. Je les écœure rapidement par mes victoires en séries. Mes années d’entrainement payent enfin. Je relâche tellement la pression que les devoirs sont passés au second plan. Il va me falloir rattraper de retour chez moi. Tant pis, pour l’instant c’est Carpe Diem.
Mes grands-parents sont aux petits soins, comme dans mes souvenirs. De bons petits plats d’antan, des balades à pieds sur les routes de campagne, un après-midi de pêche au bord de la rivière dont nous sommes rentrés bredouilles… Ils me racontent des histoires de leur jeunesse, que j’ai bien dû entendre plus d’une dizaine de fois déjà. Cela me fait plaisir de discuter avec des adultes sans que cela ne tourne autour de l’école.
La rentrée approchant, il nous a bien fallu retourner chez mes parents. C’est mon grand-père qui nous ramène.
Le vendredi matin, mon père me dépose chez Nathalie avant d’aller au travail. Je vais donc passer toute la journée avec elle. Mes parents regardent ce nouveau copinage d’un air soupçonneux mais j’ai beaucoup gagné en maturité en peu de temps, du coup ils lâchent du lest. C’est Nathalie qui m’accueille :
« Hallo, wie geht's dir?
– ¿Que dices?
– Tu n’as rien révisé pendant les vacances !
– Euh, si, j’ai relu les cours d’histoire. Je te rappelle que nous avons une interro à la rentrée !
– Super… Tu as voulu faire de l’allemand, maintenant tu assumes. »
Il est vrai que je n’ai commencé mes révisions que hier soir, et que j’ai prévu de tout rattraper ce weekend, en dernière minute. Je ne suis toutefois pas inquiet, il n’y a rien que je n’ai pas déjà vu auparavant, l’allemand excepté. En rentrant, je vois des poupées Barbie installées en train de prendre le thé.
« J’ai préparé un jeu, tu vas voir, c’est super rigolo, dit-elle en me montrant ses poupées.
– Tu te fous de moi ?
– Oui !
– Et puis, tu es censée avoir onze ans. Si tu veux rester crédible, propose des choses de ton âge.
– Qu’est que tu en sais ?
– J’ai deux sœurs.
– Une.
– Une, pour l’instant, rectifié-je. Et sinon, tu as prévu des activités ?
– Tiens, je t’ai trouvé une partition de Chopin. Le morceau est super joli.
– Chopin, hum, c’est pas le plus facile. Montre-moi la partition.
– Tiens.
– Nocturne n°20, en do dièse mineur. Ça n’a l’air pas si simple.
– Mais si, regarde. »
Et là, elle se met à jouer le morceau avec une parfaite maitrise. Et derrière elle enchaine avec le premier mouvement de Clair de lune de Beethoven que j’avais joué en venant chez elle la première fois.
« Tu m’avais caché ce talent !
– You know nothing, Sébastien. »
Nous partons dans un concours de musique, jouant à tour de rôle nos meilleurs morceaux de mémoire. J’admets ma défaite lorsqu’elle enchaine la Marche Turque de Mozart dans une réalisation quasiment parfaite. J’entends la mère de Nathalie descendre l’escalier.
« Bonjour Madame. J’espère que nous n’avons pas fait trop de bruit ?
– Oh, ne t’inquiète pas, je me préparais. C’était très joli. Tu fais du piano depuis longtemps ?
– Pas tant que ça, deux ans il me semble, mentis-je.
– C’est pas mal du tout, Nathalie en joue depuis l’âge de cinq ans. Mais je trouve qu’elle a vraiment progressé cette année. Ses professeurs me font plein d’éloges. J’avais peur pour la rentrée au collège, mais elle semble s’épanouir. Elle ne voit plus trop ses copines, mais bon, elle se fait de nouveaux amis. Alala, qu’est-ce que vous changez à cet âge. L’adolescence, ce n’est pas facile pour les parents.
– Maman ! Il n’a pas besoin de connaitre toute ma vie. »
Pendant le repas nous dégustons un délicieux filet d’agneau aux morilles, accompagné de pommes de terre et carottes sautées à la poêle. En dessert, une mousse au chocolat maison égaie mes papilles. Il manque le café, mais après deux mois d’abstinence je commence à m’y faire. Les discussions à table tournent surtout autour de nos résultats scolaires respectifs. Christine, la mère de Nathalie, semble rassurée de savoir que sa fille s’est entichée, malgré ses dénégations, d’un enfant sérieux.
« Et sinon, tu es qui en vrai ? Je veux dire, sans les faux-semblants, dans le futur ? me demande Nathalie. »
Pendant la sieste des adultes, on nous a incités à aller dehors nous promener. Le petit bois derrière la maison est un parfait terrain de jeu, sans risque de se perdre, sans voiture, sans personne en fait.
« Tu veux dire quel est mon métier ? Ma vie familiale ? Quelles sont mes passions ? Mes hobbies ?
– On joue ici un rôle. C’est facile de paraitre intelligent quand on passe pour des gamins de onze ans alors qu’on en a quarante.
– Bah, je n’ai pas trop mal réussi. J’ai fait une licence, je travaille dans le service marketing d’une petite société d’électroménager. Je suis marié, un enfant. Une petite vie tranquille, en attendant la retraite. Et toi ?
– Je n’ai pas envie d’en parler.
– Eh ! C’est de la triche ça ! C’est parce-que tu es une tueuse en série et que tu te caches dans le passé ?
– Désolée, peut-être qu’un jour je t’en parlerai, mais pas maintenant. Et non, je ne suis pas une redoutable criminelle, j’ai une vie calme également.
– Mouais, je vais quand même me méfier.
– Seb ! Il y a des moments où tu es sérieux ?
– On est suffisamment intime pour utiliser les diminutifs ? Et pour répondre à ta question, non, être sérieux c’est bien trop déprimant. L’humour est une formidable arme pour fuir les émotions qui risquent de me submerger.
– Tu ne pourras pas éternellement fuir le tsunami...
– …
– Moi non plus… »
Nous marchons en silence, l’un à côté de l’autre. Au bout d’un moment je romps le silence : « Et si au lieu de fuir nous agissions ?
– Qu’entends-tu par-là ?
– C’est quoi notre objectif ? Qu’est-ce qu’on fait ? On reste là, à attendre de vieillir, à revivre la même vie ? Et dans trente ans, rebelote, on revient dans une boucle sans fin ?
– Rien ne dit que l’on va devoir subir le jour de la marmotte éternellement.
– Tu l’as dit toi-même, tu ne veux pas changer le futur, ce qui est, à mon avis, impossible. Or les mêmes causes provoqueront les mêmes conséquences. Nous ne savons pas ce qui nous est arrivé, nous ne pouvons donc volontairement éviter que cela se reproduise. Et déjà que je supporte mal d’avoir quarante ans dans un corps de onze ans, je ne suis pas certain de mieux vivre mes soixante-dix balais en classe de 6ème.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– Ben déjà, soyons logiques. Au départ je pensais être seul au monde, convaincu que le monde tournait autour de moi.
– Oui, et ?
– Ben je t’ai rencontré, nous sommes donc deux, dans un même collège, et nous nous retrouvons facilement.
– Donc ?
– Je ne crois pas au hasard, tu ne crois pas en une force mystérieuse surnaturelle. Du coup, appliquons la logique, la seule logique. La seule possibilité d’un voyage dans le temps, si tant est que c’en est un, est un phénomène physique pour l’instant inconnu.
– Jusque-là je te suis mais je ne vois pas où tu veux en venir.
– Donc, il n’y a aucune raison, je dis bien aucune, que ce phénomène soit isolé, et encore moins que cela n’ait touché que nous. Nous sommes je ne sais combien de milliards sur cette planète, si nous ne sommes que deux sur le collège à être concernés, pour mille élèves et personnel, cela signifie que, pour cinq milliards d’habitants, 10 millions, environ, seraient comme nous.
– Belle théorie, mais des millions, cela se saurait.
– Tu en as parlé à quelqu’un ? Et si tu l’avais fait, qui t’aurait cru ?
– Tu oublies quelque-chose dans ton raisonnement. Les deux personnes concernées que je connaisse, toi et moi, ont le même âge, cela limite le nombre.
– Nous avons aussi la même nationalité, ce peut être une simple coïncidence, mais même dans ce cas, cela fait des milliers de prétendants.
– On peut toujours essayer de les contacter. Voir si ton hypothèse se tient.
– Exactement ! Reste juste à savoir comment… Et si nous pouvions avant l’invention d’internet… »
Une fois rentrés, nous réfléchissons à un moyen de mettre à exécution notre projet : contacter des personnes venues du futur. Notre code secret, le 110901.
Le temps d’un dernier petit morceau au piano et mon père sonne à la porte. Ils ont vraiment une sonnette bizarre. Il est temps de terminer cette journée hors du temps et de se dire à lundi, pour mon deuxième cours d’allemand et mon interro d’histoire.
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