Pour un amour induit.
Finalement l’été est arrivé. L’année s’est égrainée lentement mais a fini par atteindre son terme. Avec 18,5 de moyenne, sport et dessin compris, je reçois les félicitations du corps enseignant, du proviseur, et évidemment de mes parents. Je suis cette année le deuxième meilleur élève de 4ème, derrière une Nathalie toujours aussi brillante, et mon carnet de correspondance est quasiment resté vierge de tout reproche. Je gagne le droit de partir deux semaines en vacances avec Nathalie dans la région pyrénéenne. Au programme : balade en montage près de Gourette, plage vers Biarritz, initiation au surf à San Sebastian… La montagne semble tellement différente sans la neige qui l’accompagne. Arrivé en haut, une fois notre souffle repris, la vue reste toujours aussi époustouflante. Si j’ai plus l’habitude de la plage, les vagues de l’océan me surprennent. Je suis le dernier à réussir à tenir debout sur ma planche de surf, derrière Nathalie comme toujours, mais également derrière Paul et Christine. J’ai évidemment droit à de nombreuses boutades. J’éloigne ma serviette de la famille Guéron, pour avoir la paix et vexé. Heureusement, demain est une journée moins sportive.
Nous sommes à Pau lorsque la nouvelle tombe. Ce 25 juillet 1995, il y a eu un attentat dans le RER A, à Paris. Les informations tournent en boucle depuis une heure dans les journaux télévisés. Nous le savions, nous aurions dû tout faire pour l’empêcher. Ces vies envolées, nous aurions au moins pu essayer de les sauver. Nous sommes assis là, tous les deux, dans l’herbe du parc Beaumont.
« Écoute, nous avons oublié, nous n’avions que 14 ans à l’époque. Et cela remonte à si loin, Tenté-je de me justifier.
– Ce n’est pas de notre faute, nous ne pouvions rien faire, abonde-t-elle.
– Et maintenant ? On fait quoi ? Des bombes il va y en avoir d’autres !
– Tu sais à quel endroit ? Quand ? Et qui nous croira ?
– Non, je n’en sais rien. Mais on pourrait essayer non ? Écrire une lettre anonyme à la DGSI, ou peu importe comment ça s’appelle en 1995 ?
– Nous ne savons rien, ni le nom des coupables, ni où, ni quand se dérouleront les prochaines attaques. »
Effectivement, il n’y a rien de plus à faire. L’attentat a eu lieu, les services du renseignement en savent déjà beaucoup plus que nous. Le mal est fait.
« Et pour les autres catastrophes ? Le 11 septembre 2001 à New-York ? Le 11 novembre à Toulouse ? Fukushima à je ne sais plus quelle date ? Le réchauffement climatique ? La guerre du Kosovo ? Et pourquoi pas l’annexion de la Crimée ? L’épidémie mondiale ? »
Mes pensées partent dans tous les sens, je tente de me remémorer tous les évènements dramatiques à venir…
« Nous ne devons pas changer l’avenir ! »
Nathalie est en pleurs, je la prends dans mes bras. Nous avons trop longtemps enfoui ce sujet sous le tapis, il est temps de crever l’abcès.
« Pourquoi ? demandé-je alors que je connais parfaitement la réponse.
– Je veux les revoir, sanglote-t-elle. Je ne peux pas vivre sans eux. J’avais un petit garçon de cinq ans, Mickaël, et une grande fille de neuf ans, Lisa. Je veux que tout redevienne comme avant. Quitte à attendre des années, je veux les revoir.
– C’est impossible, tu le sais. On ne pourra jamais recréer notre passé. Le temps change à chacun de nos mouvements. Tu auras peut-être de nouveau un garçon et une fille, mais ce ne seront pas les mêmes. Lisa et Mickaël ont disparu de notre univers.
– NON ! JE REFUSE DE LES ABANDONNER !
– TU CROIS QUE JE M’EN FOUS ? TU CROIS QUE JE N’AI RIEN PERDU ? »
Je m’emporte, fou de rage, non pas contre Nathalie, mais contre le destin, contre cette puissance qui se joue de nous, contre ce qui nous arrive, contre tout, mais pas contre elle.
« MOI AUSSI J’AVAIS UN FILS ! ET UNE FEMME QUE J’AIMAIS ! »
Je m’assois par terre, en pleurs.
« Ils ne sont plus là et je ne les reverrai jamais.
– Ne dis pas ça.
– Cela fait trois ans qu’on est bloqué là, on ne sait pas pourquoi, on n’a aucune piste… Alors non, ma vie n’était pas idéale, j’avais une vie rangée, j’étais heureux parfois, malheureux d’autres fois. Mais c’était ma vie, telle que je l’avais construite et elle me convenait. Je n’ai rien demandé, je ne voulais pas ça. Non, je ne pouvais même pas l’imaginer.
– Personne n’a voulu ça, c’est comme ça…
– …
– Alors tu penses qu’on ne rentrera jamais ?
– …
– Tu abandonnes ? Tu t’arrêtes là ?
– Si tu n’avais pas été là, cela fait un moment que j’aurais mis fin à cette farce. Une fin rapide, sans douleur. »
Et là, sans prévenir, elle pose ses lèvres sur les miennes. Ses larmes coulent sur ma joue.
« Ne dis plus jamais ça ! S’il te plait. Tu es la seule personne qu’il me reste. »
Soudain, toutes mes pensées négatives s’effacent. Plus rien n’existe autour, à part Nathalie et moi. Je la regarde, attentivement. Je ne la vois plus comme une petite fille de 14 ans, je vois en elle une femme d’âge mûr, la seule avec qui je pourrais passer le reste de ma vie. J’essuie avec ma main les larmes de ses joues. Je caresse ses cheveux. Nous restons là dans l’herbe, sans rien dire, juste à nous embrasser, dans les bras l’un de l’autre, sous un soleil de fin d’après-midi.
Quand nous rentrons enfin au camping, nous nous tenons toujours la main. Paul jette un regard vers nos mains et se racle ostensiblement la gorge. Je tente immédiatement de retirer ma main de celle de Nathalie, mais elle serre la sienne d’avantage en regardant son père droit dans les yeux, d’un air de défi. Mal à l’aise, je regarde mes baskets, comme si ne pas voir le monde l’empêchait d’exister. Finalement son père se retourne et ne lance qu’un « vous êtes en retard. Allez vous laver les mains ! On va manger. » Les jours suivants, nous passons un accord tacite. Ses parents acceptent notre relation, à condition que nous ne soyons pas trop démonstratifs devant eux. Se tenir la main, c’est ok, s’embrasser, en leur présence, c’est par contre une ligne rouge à ne pas franchir.
Les vacances s’achèvent bien trop vites.
Je nage sur un petit nuage, doux comme la laine, rose comme la vie. La dernière nuit, alors que tout le monde dort, moi compris, Nathalie vient me rejoindre sous ma tente. Quand j’ouvre les yeux, son visage est à dix centimètres du mien. Mon cœur saute un battement.
« T’es conne. J’ai failli avoir une attaque, chuchoté-je.
– T’es jeune, ton cœur tiendra le choc.
– Je ne sais pas, en ce moment il ressemble plus à de la guimauve qu’à un roc. »
Un blanc.
Nous nous embrassons.
« Tu veux dormir à côté de moi ?
– Je n’étais pas vraiment venue pour dormir. »
Un deuxième blanc.
« Ah ! C’est-à-dire que je ne suis pas sûr d’être prêt.
– De quoi ? Ah mais non ! Vous les mecs, vous ne pensez vraiment qu’à ça…
– Je… C’est moi qui… Passons. Tu viens pour quoi ? Il est quelle heure ? »
Je regarde ma montre qui indique 2h.
« Pour discuter évidemment. Bon allez, pousse toi et fais-moi une place. »
Je m’exécute, je n’ai pas pour habitude de contrarier une jolie jeune femme à 2h du matin. Je suis à moitié endormi, cela n’a pas l’air d’être le cas de ma colocataire.
« Je peux te poser une question ? Me demande-t-elle.
– Cela en fait déjà une. Mais tu peux en poser une deuxième, ou trois, ou quatre… Enfin, jusqu’à ce que je m’endorme. Ce qui ne te laisse pas beaucoup de temps.
– T’es con. »
Un partout.
« Interdiction de répondre un truc déprimant. Qu’est-ce qui t’a le plus manqué au début ? À part le sexe. »
Je manque de m’étouffer.
« Déjà arrête de me voir comme un gros pervers.
– Non, c’est vrai, tu n’es pas gros.
– Très spirituel. Mais sérieux non, le sexe ne faisait pas parti de mes préoccupations.
– Tu es un homme, je ne te crois pas.
– Je n’étais même pas pubère à ce moment ! Laisse tomber. Ce qui m’a le plus manqué au début : c’est le café et mon smartphone. Après ma famille…
– On a dit rien de déprimant !
– Et toi ? … À part tes règles ?
– Tu peux me rappeler ce que je fous avec toi ?
– Je suis une sorte de mogwaï, je suis très mignon, tant qu’on ne me réveille pas après minuit. »
Il est 3h passées quand elle s’endort enfin. J’arrange le duvet au-dessus de ses épaules. Je ne tarde pas à la rejoindre dans les bras de Morphée.
Le lendemain, le réveil aux aurores est difficile. Je regarde à ma gauche, Nathalie n’est pas là. Je suppose qu’elle s’est levée et a discrètement rejoint sa propre tente. Je sors en pyjama, dormant à moitié, et m’installe devant la table pliante de camping. Christine se sert un café, tandis que Paul commence déjà à démonter leur tente. Je me prépare une tartine beurrée tandis que mon lait chauffe. Je ne vois pas leur fille. Soit elle dort, soit elle se prépare. Je la vois réapparaitre seulement quand j’ai fini de déjeuner, elle est habillée, lavée et apparemment est passée à l’accueil pour régler le séjour. Si je ne veux pas qu’ils me laissent sur place, j’ai intérêt à accélérer la cadence. Tant pis pour l’hygiène corporelle, je me change rapidement sous ma tente. Le temps de ranger mes affaires, tout le matériel est mis dans le coffre de la voiture. Sauf ma tente donc. J’entreprends un démontage rapide, je regrette toutefois le temps des modèles qui se plient en quelques minutes.
Quelques heures plus tard, nous franchissons la frontière et retrouvons notre tendre pays du pain au chocolat. Le trajet est aussi ennuyant qu’un cours d’anglais. J’ai bien essayé de lire un peu, ou de jouer à la Gameboy généreusement prêté par ma co-passagère, mais cela nous a surtout valu un arrêt en urgence afin que mes nausées disparaissent. Quand enfin ils me déposent devant chez moi, Nathalie me lance un « à demain » sous le regard désespéré de ses parents, qui semble dire « c’est bon, vous vous êtes assez vus ».
C’est mon papa qui va la chercher le lendemain, pour éviter à Paul et Christine un trajet supplémentaire après ce long séjour. Ils vont pouvoir se reposer sans leur fille dans les pattes. J’ai prévenu mes parents que « nous étions ensemble » afin d’éviter toute remarque déplacée devant Nathalie. Ils semblaient surtout surpris que nous ne le soyons « que » maintenant.
C’est alors que nous jouons à tour de rôle sur ma nouvelle console, après une énième game over, que Nathalie aborde le sujet qui la tracasse depuis quelques jours. Elle profite que nous soyons enfin seuls, en tête à tête pour me demander de raconter ma vie d’avant. J’hésite un moment. Je me lève, j’éteins la console et la télévision. Je me rassois sur le canapé. Je me tourne vers elle, je prends ses mains dans les miennes et la regarde dans les yeux. Il est temps.
« J’étais un homme fidèle, marié depuis quinze ans. Elle s’appelle, ou plutôt elle s’appelait, Julie. Nous avions un petit garçon de onze ans, Mathis, un peu bruyant, il courait partout, refusait de faire ses devoirs mais tellement gentil et attentionné. Je vivais dans une maison, dans un petit village des Cévennes, avec un petit jardin, tout juste de quoi faire un potager et d’installer une piscine l’été pour faire trempette lors des grosses chaleurs. J’avais un boulot de cadre dans l’électroménager, deux jours par semaine en télétravail, le reste du temps à Montpellier, Lyon ou Paris en fonction des réunions. Là je venais de contracter un crédit pour m’acheter une nouvelle voiture, électrique. Je n’ai même pas pu l’essayer. Je travaillais comme un dingue, mais ma femme a arrêté son boulot, du coup nous passions quatre jours par semaine ensemble, avec le weekend et mon télétravail. L’hiver nous partions dans les Alpes, nous avions une maison secondaire… Ils me manquent tellement. »
Je marque une pause.
« Nous nous sommes rencontrés en 2004, après mes études. C’était à Paris, dans un bar, des amis communs nous avaient invités. J’étais fringué comme … Euh… Comme maintenant en fait. Elle s’est d’abord demandée qui était ce plouc. Puis l’alcool aidant, elle m’a trouvé drôle, intelligent. Beau aussi, mais il a fallu quelques verres de plus. On s’est revu plusieurs fois avec ces amis, puis sans eux… Trois ans plus tard nous nous marions et quelques temps après Mathis est arrivé. »
Une larme roule le long de ma joue. Nathalie l’essuie de sa main.
« Puis est venu la quarantaine, la peur du temps qui passe. J’ai longtemps rêvé de revenir en arrière, rajeunir, changer les erreurs passées, changer de vie tout simplement. Un rêve, ça ne peut pas faire de mal ? Maintenant je m’en veux de l’avoir simplement imaginé. C’est quand on perd tout que l’on se rend compte de ce que l’on avait. »
Je reprends mon souffle, tente de réordonner mes pensées.
« Que te dire de plus ? Durant mes études à la fac, je faisais la fête une fois par semaine, les potes, les apéros, les filles… Je n’étais pas parfait, loin de là. Mais j’ai vieilli, mûri diraient certains, et je me suis rangé. Je n’étais pas très politisé, pas très croyant, pas très pratiquant non plus du coup. J’étais quand même quelqu’un de bien, je crois, honnête, gentil, sensible, fidèle et j’avais encore dix points sur mon permis de conduire. »
Cette dernière remarque arrache un rire nerveux à Nathalie. Elle a les yeux au moins aussi embués que les miens.
« Et toi ? Tu ne penses pas t’en tirer à si bon compte ?
– Il n’y a pas grand-chose à dire… C’est le passé, c’est le futur, j’essaie de ne penser qu’au présent, pour ne pas devenir folle.
– Tu n’es pas obligée de me raconter. Tu le feras quand tu le sentiras. Tu as raison, l’important c’est qui tu es aujourd’hui. Je serai toujours là pour toi.
– Tu ne comprends pas… Dans quatre ans j’aurai mon bac avec mention, avant d’intégrer une prépa toulousaine puis une école d’ingénieur, spécialisée dans l’astrophysique. C’est à ce moment que je rencontrerai Victor. Notre relation a été parsemée d’embuches. Nous nous sommes quittés, j’ai rencontré d’autres hommes, tenté de construire ma vie avec quelqu’un qui m’a finalement laissée pour une autre après deux ans de vie commune. Et puis nous nous sommes recroisés, avec Victor. En 2013 est née Lisa. Mickaël est arrivé trois ans et demi plus tard. Ma vie était ce qu’elle était, j’ai renoncé à des promotions pour mes enfants, j’ai renoncé à des opportunités sur Toulouse pour Victor. Je pourrais refaire ma vie aujourd’hui, réussir là où j’ai abandonné dans le passé, mais crois-moi sur un point, je ferai tout, absolument tout, pour récupérer mes enfants ! »
Cette dernière phrase vient me poignarder. J’essaie de ne pas relever, mais je sens le démon de la jalousie grandir en moi.
« C’est pour cela que je veux limiter tout changement. Sauter une classe ou changer de filière, cela signifie renoncer à eux, et ça, ce n’est pas envisageable. Alors peut-être que nous ne serons pas obligé de vivre dans un appartement au cœur de Paris, je peux peut-être éviter les erreurs passées, les rencontres blessantes, changer de boulot. Mais moins nous modifierons le futur, plus grande seront mes chances de retrouver Lisa et Mickaël. »
Même si je suis persuadé qu’elle s’accroche à des chimères, qui suis-je pour piétiner ses espoirs ? Je l’aime trop pour lui briser le cœur, même pour son bien, même si cela signifie qu’elle me quittera pour un autre dans un futur plus ou moins lointain. J’encaisse mais cela me fait terriblement souffrir. Je tente de ne rien laisser paraitre, en vain. Elle m’embrasse tendrement et me dit :
« Désolée. Je t’avais prévenu qu’avec moi tu souffrirais.
– Et je t’ai répondu que c’était à moi de décider de ma vie. »
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