Chapitre 4 - Envie de Vivre
Les semaines suivantes passèrent comme dans un mauvais rêve. Ishta avait l’impression d’assister à la vie de quelqu’un d’autre. Elle n’avait plus ni la force, ni l’envie de faire quoi que ce soit. Elle n’avait plus envie de se lever, de manger ou de parler mais elle aurait voulu s’endormir et ne plus se réveiller. Oublier la peur, la trahison et la souffrance, ne plus se sentir impuissante face à son sort.
À chaque fois qu’elle tentait de se reprendre, la futilité de son existence lui revenait encore plus forte qu’avant. À quoi bon survivre si ce n’était que pour faire face à la peur et l'appréhension au quotidien ?
Elle s’était imaginé que le Vasheekaran avait un but plus grand qu’elle, une signification cachée qui se serait offerte à elle après des heures d’études fastidieuses. Elle aurait supporté le fouet pour ses erreurs, les reproches ou même les corrections aux bâtons s’il le fallait. La souffrance aurait eu un dessein et elle serait récompensée. Elle aurait chéri son nouveau savoir comme un trésor durement gagné. Elle se serait montrée fière de son blason, fière de son éducation, fière d’appartenir à quelque chose de grand.
Et, oui, le Vasheekaran avait bien un but. Celui de la détruire. De la réduire à une coquille vide de toute volonté, de toute envie. Qu’elle puisse enfin être vendue à son mari qui pourrait alors faire d’elle ce qu’il veut. Tout comme n’importe quel autre homme qu’elle aurait le malheur de croiser. Comment vivre dans un monde où elle pouvait être battue et laissée pour morte par n'importe quel individu un tant soit peu mal luné ?
Son père ne voulait pas la marier elle, sa fille. Il voulait que son mari reçoive une page vierge sur laquelle il pouvait écrire ce qu’il voulait.
« La cicatrisation se passe bien pétale du Sha, la peau n’est ni rouge, ni chaude. Vous n’aurez sûrement pas de fièvre. »
La voix de Nishka la ramena à la réalité, brisant son tourbillon de pensées négatives, elle ne prit pas la peine de lui répondre. La vieille femme venait de retirer ses bandages et entreprenait déjà d’en mettre des propres. Elle pensait sûrement la rassurer, mais la fièvre lui aurait donné quelques jours de répit supplémentaires.
Ces deux derniers mois, sa vie n’était devenue qu’une routine infernale : Nishka la conduisait dès les premières lueurs de l’aube devant le bureau de son père, la salle étouffante était bondée d’hommes, de papiers et de discussions sur la guerre. L’air était saturé par la tension et la fumée des cigares. Régulièrement, l’un ou l’autre libérait sa frustration sur une ou l’autre servante. Que ce soit à grands coups de canne, prétextant une maladresse imaginaire, ou bien de manière primaire dans une pièce attenante, voir dans un coin de la salle d’attente, souvent sous les rires approbateurs de leurs collègues. Elle ne savait ce qui était le plus horrible, l’acte en lui-même ou bien le fait qu’elle y soit désormais habituée.
Elles attendaient toute la journée dans cette atmosphère dérangeante jusqu’aux dernières lueurs du soir, moment où son père la faisait entrer. Alors la terreur l’assaillait, puis la douleur et elle finissait invariablement par s’évanouir.
Les larmes qu’elle pouvait apercevoir sur les joues de Nishka ne l’attendrissaient plus. Fut un temps, elles la révulsaient. Maintenant elle en avait pitié. Comment osait-elle pleurer quand elle-même faisait partie intégrante du problème ? Ishta ne voulait pas de ses pleurs alors que la vieille femme ne faisait rien pour empêcher son père de la maltraiter. On ne peut pas jeter un seau de lait au sol puis se lamenter qu’il soit imbuvable. La simple vue de la Mère des Futures Femmes sur le balcon, lui récitant des absurdités sur un ton serein, lui donnait envie de hurler. Mais elle ne pouvait pas. La vieille femme aurait tout de suite rapporté son indocilité. Une raison de plus de la haïr.
Mais très vite Ishta se désintéressa tout bonnement de Nishka et de son attitude. Il fallait être aveugle pour ne pas s’apercevoir que la pauvre femme n’était pas plus libre de ses actions qu’elle-même. On ne peut pas reprocher au chien l’éducation donnée par son maître. Parce que Nishka n’était rien de plus que ça, un chien bien dressé à qui l’on ordonnait de chasser. La loyauté instillée par la peur était terrifiante, Ishta se demandait jusqu’où la vieille femme pourrait aller. Lui mentir n’était visiblement pas un problème, l’envoyer en séance de torture non plus. Nishka pourrait-elle être la raison de son isolation ? C’était à se demander si Nishka irait jusqu’à renvoyer ses sœurs inquiètes venues s'enquérir de son état.
Mais la jeune fille ne voyait pas le but d’une telle manœuvre. D’un autre côté, elle-même n’avait jamais pu rendre visite à ses sœurs en convalescence. Elle imagina ses aînées se sentant aussi abandonnées qu’elle, se posant les mêmes questions et luttant contre ce même sentiment d’impuissance.
Elle ne comprenait pas ce qui les avait empêchés de la prévenir, qu’elle puisse se préparer à l’épreuve. Tout bien réfléchi, il était fort probable que cela fasse partie du processus.
La manière de faire était cruelle et vicieuse, ce rituel tout entier était cruel et vicieux. Combien de femmes dans l’Empire subissaient leur Vasheekaran chaque jour ? Et depuis combien d’année ? Peu importe comment elle tournait le problème dans sa tête, Ishta ne comprenait pas comment de telles traditions avaient pu perdurer.
Elle commençait à se poser cette question sur beaucoup de sujets. Les us et coutumes de la cour lui semblaient dater d’une autre époque, les grands saints et leur magie paraissaient essoufflés comparé aux exploits racontés dans les livres d’histoires. Le protocole de la noblesse était tellement compliqué que se saluer leur prenait plus de temps que la discussion qui s’ensuivait. Il suffisait de voir le déroulement de la guerre pour le comprendre.
Les hommes rassemblés dans la salle d’attente de la Maison des Bureaux parlaient sans prendre note de leur présence, et Ishta, n’ayant rien d’autre à faire écoutait leurs conversations. Le sujet était des plus sérieux et elle comprit bien vite que l’armée de son père courait un réel danger.
N’ayant pas pris part à un conflit de cette ampleur depuis plusieurs dizaines d’années, elle était plus composée de fermiers que de soldats de carrière. Les gradés vétérans avaient été remplacés par leur fils pour la plupart et les jeunes nobles n’avaient jamais vu un combat de leur vie. Leur ego les empêchait d’apprendre correctement de leurs aînés ou encore des vétérans moins gradés qu’eux. La plupart des discussions auxquelles elle assistait se terminaient sans prise de décisions, chaque interlocuteur espérant que quelqu’un d’autre prendrait la responsabilité d’un choix. Les autres se finissaient en dispute, chacun tentant de lever la voix plus haut que l’autre, comme si le fait de se faire crier dessus allait inciter l’adversaire à entendre raison.
Ishta n’avait besoin de personne pour comprendre que la ligne de commandement s’en trouvait brouillée. Elle aurait pu rire de tous les voir courir comme des poulets sans tête si le sujet n’avait été si important. Tous ces hommes bien-pensants ne voyaient même pas qu’ils étaient l’instrument de leur propre perte. Ils s'empêtraient dans les protocoles et les traditions, les informations étaient ralenties car untel n’avait pas le grade nécessaire pour s’adresser aux personnes concernées, ou parce qu’ils se disputaient la juridiction de tel ou tel bataillon, se référant à des titres vieux de centaines d’années qui leur donnaient des responsabilités obsolètes et en contradiction avec la réalité actuelle.
Pendant ce temps, l’armée ennemie terrifiait celle de l’empire et elle gagnait en territoire. Bientôt, toute la partie nord du Saam’Raji lui appartiendrait. Leur donnant un accès direct au Conglomérat des Îles Australes. Ishta ne percevait pas bien pourquoi mais l’idée semblait terrifier tout le monde. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi son père ne remettait pas tout ça en place une bonne fois, histoire que chacun avance dans la même direction.
Penser à son père la ramena au présent, le chant des grillons se faisait timidement entendre, montant du jardin, alors que les soleils avaient presque fini leur descente à l’horizon. La vue depuis sa chambre était toujours aussi majestueuse. Allongée, le ventre contre le matelas, sa tête tournée vers le balcon, elle n’avait d’autre choix que de l’admirer, mais elle n’était pas en état de s’en émouvoir.
Quelques udalekrits voletaient d’un palmier à l’autre. On arrivait au milieu de l'hiver et les fleurs de son balcon dégageaient un parfum enivrant, qui attirait toutes sortes d’insectes bourdonnants. La douceur de l’air du soir lui donna des frissons, ou était-ce les mains froides de Nishka sur ses plaies à vif ? Elles n’étaient pas aussi douloureuses que le jour où elle les avait reçues.
Après chaque leçon, son père lui rendait visite le soir suivant pour lui appliquer l’onguent. Il en profitait pour exprimer son amour et son désarroi face à son état. La rage que ses paroles déclenchaient en elle lui tirait des rivières de larmes que son père essuyait tendrement. Elle ne supportait plus son toucher, ne supportait plus de devoir se taire alors qu’elle aurait voulu hurler, mais elle ne lui donnera plus jamais une raison supplémentaire pour la fouetter.
Elle s’était longuement demandé lequel de ses deux pères était le vrai. Le père distant et indifférent qui ne semblait pas s’émouvoir de la détresse de sa fille, la fouettant sans pitié ? Ou bien le père tendre et affectueux qui s’inquiétait de son état ?
Puis, très vite, elle ne s’en soucia plus. Tout comme pour Nishka, ses questionnements importaient peu. Il était le grand Roi des rois, si le sort de sa fille l’inquiétait tellement, il aurait fait changer les choses. Mais elle n’était qu’une princesse parmi douze autres et, même si son père se préoccupait de son état, il ne lèverait pas le petit doigt pour elle.
Nishka avait terminé de panser ses plaies et elle retourna à son ouvrage sur le balcon. Aussi, Ishta tourna-t-elle la tête vers le centre de sa chambre. Elle refusait de regarder la vieille femme plus que nécessaire, sa vue amenant des pensées amères et dangereuses.
La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà, les lumières de sa chambre avaient été éteintes. Elle ne dormait plus que par intermittence et le moindre bruit la réveillait, mais elle avait eu le bon sens de ne jamais laisser Nishka s’en apercevoir. Aussi la vieille femme ne se rendait pas compte qu’Ishta épiait parfois ses conversations nocturnes avec le messager de son père.
Il venait prendre un rapport toutes les semaines et, s’il n’y avait pas eu grand choses à rapporter les dernières fois, ce jour-là la conversation dura plus longtemps. Cependant, les deux interlocuteurs se trouvaient dans le salon mais plus près de la porte donnant sur le couloir que celle amenant à la chambre. Seules quelques bribes parvenaient jusqu’à elle, aussi se laissa-t-elle plutôt emporter par les sons venus du jardin. L’aboiement lointain d’un chien, le hululement d’une yuloo ou encore le chant des grillons. C’était bien là sa berceuse préférée.
Elle aurait échangé le peu qu’il lui restait pour entendre sa mère imiter le chant des grillons encore une fois. Elle avait l’habitude de s’allonger dans son dos, la prendre dans ses bras et imiter ce son si particulier. Une chose qu’Ishta n’avait jamais réussi à reproduire, encore aujourd’hui elle se retrouvait parfois à essayer, sans grand succès.
Penser à sa mère amena un sourire sur ses lèvres qui se transforma bien vite en une grimace amère. Elle la voyait désormais sous une autre lumière et beaucoup de ses comportements prenaient soudainement sens. Aux yeux d’Ishta, c’était une personne angoissée et fragile, une flamme douce prête à s’éteindre au moindre coup de vent. Elle n’en avait pas beaucoup de souvenir mais chacun d’entre eux, aussi agréable soit-il, était teintée de nervosité et de précipitation. Comme si chaque seconde ensemble pouvait leur être arrachée à tout moment. Les seuls instants paisibles étaient les quelques minutes où sa mère s’allongeait près d’elle avant qu’Ishta ne s’endorme.
À une époque, la jeune fille chérissait tous les souvenirs qu’elle pouvait avoir, aujourd’hui elle les évitait car chacun d’entre eux amenait une ribambelle de questions. Elle n’avait de cesse d’imaginer les pires horreurs que sa mère aurait pu subir pour l’amener à agir ainsi. Quand ces pensées la prenaient, elle essayait de les mettre de côté et de focaliser son esprit sur autre chose mais, invariablement, elle dérivait sur un autre souvenir et il lui fallait plusieurs minutes pour s’en libérer enfin.
Ishta mettait toute sa volonté dans ce combat quand les voix dans l’autre pièce montèrent d’un cran. Visiblement Nishka avait mis en colère le héraut, elle se demanda si la vieille femme recevait une nouvelle correction. Ça arrivait de temps en temps, mais la jeune fille ne s’en inquiétait plus et elle se désintéressait déjà des éclats de voix quand elle entendit le nom de son futur époux. Son cœur rata un battement et son souffle resta coincé dans sa gorge. Elle tendit l’oreille et retint sa respiration de peur de faire trop de bruit et de ne pas entendre ce qui se disait. Les voix n’étaient pas assez fortes pour parvenir jusqu’à elle. Son pouls commença à battre dans ses oreilles, rendant l’écoute encore plus difficile. Elle allait abandonner et expirer enfin quand elle l’entendit une nouvelle fois plus clairement.
« Le fils de Sichuna veut la voir. »
Nishka répondit quelque chose, trop bas pour être entendu depuis la chambre, et le héraut éleva de nouveau la voix.
« A t’entendre ce ne sera jamais le moment ! Si elle avait voulu se suicider elle l’aurait fait depuis longtemps ! Tes prévisions sont aussi nulles que toi ! Fais en sorte que ça marche ou tu seras celle qui recevra les coups ! »
La voix était devenue menaçante. Il y eut des bruits de pas pressés et la porte d’entrée de ses appartements claqua. Le héraut était parti.
Ishta recommença enfin à respirer, son cœur battait à toute allure, son esprit tentant de comprendre toutes les implications de ce qu’elle avait entendu.
Sichuna Ning voulait la voir.
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