Chapitre 8 - Fiançaille

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Ishta reteint de justesse un bâillement. Réveillée aux aurores par sa bonne, elle avait ensuite traversé huit heures de préparation pour être présentable. Douze couches de vêtements, trente-deux kilos de tissus et de bijoux, un nombre incalculable de pots de crème et maquillages plus tard, elle attendait debout, derrière la porte de la salle du trône, afin d’être présentée à la famille de son futur époux. La pendule avait déjà sonné deux fois. Incapable de s’asseoir par peur de ne jamais pouvoir se relever, la seule chose gardant la jeune fille encore éveillée était la peur panique qui s’était emparée d’elle depuis la veille.

La scène était semblable au commencement de son calvaire mais les situations ne pouvaient être plus différentes. L’excitation avait laissé place à la peur. La joie, à la douleur. Les muscles de son dos brûlaient sous le poids des vêtements et les bandages collaient à ses plaies récemment réouvertes, qui dégoulinaient à nouveau le long de son dos. Si, autrefois, elle avait eu peur de trébucher, aujourd’hui elle s’estimera heureuse de ne pas s’évanouir avant que les portes ne daignent s’ouvrir.

Comment pouvait-elle se retrouver à nouveau là ? Après tout ce qu’elle avait vécu. Après avoir, enfin, fait la paix avec sa future vie. Qu’importent ses apprentissages et à quel point elle avait grandi. La voilà une nouvelle fois face à l’inconnu, terrifiée, ballotée par les décisions d’un autre, comme un bouchon de liège au milieu d’une mer déchaînée. Elle avait tout d’abord cru à un malentendu mais la convocation du Roi des rois dissipa tout doute possible. Et le silence pesant des servantes lors de sa préparation ce matin en disait long. Pas de bavardages joyeux ou de joues roses d’émotions, ils avaient étés remplacés par des regards pleins de pitié et des gestes craintifs.

Non, son sort n’était pas enviable. Offerte en mariage au peuple le plus sanguinaire du continent, elle ne connaissait toujours pas l’identité de son mari. Elle avait entendu tant de choses sur les hommes bêtes, certaines parmi les plus folles leur prêtaient des traits en commun avec des ours ou des sangliers, d’autres les dépeignaient comme des géants faisant cinq fois la taille d’un humain. Mais toutes ces histoires s’accordaient à dire qu’ils étaient rustres, sauvages et assoiffés de sang.

Perdue dans ses pensées, assommée par la douleur et la fatigue, elle n’entendit pas de suite les bruits de pas lourds provenant du couloir derrière elle. C’est la porte ouverte avec fracas qui lui indiqua l’entrée des nouveaux arrivants. Surprise, elle faillit se retourner mais se reprit à temps et riva de nouveau son regard sur les quelques mètres devant ses pieds que le voile couvrant son visage lui permettait de voir.

Les hommes venants d’entrer parlaient fort et joyeusement dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Leurs voix étaient étrangement graves et profondes. Sans faire mine de la voir, ils passèrent autour d’elle en direction de la double porte en bois élégamment sculptée. Allaient-ils rentrer dans la salle du trône sans être annoncés ? Mais alors qu’elle les pensait sur le point d’ouvrir la porte, l’un deux attira l’attention des autres et s’approcha d’elle. Ses jambes entrèrent dans son court champ de vision et elle comprit alors qui ils étaient. Des chaussures en cuir fourrés, attachés par des lacets faisant le tour du mollet. Un pantalon brun large en tissu épais et grossier. Personne au palais ne porterait de tels vêtements. Ce devait être les émissaires barbares envoyés pour la rencontrer. Une bouffée de panique la submergea mais elle la repoussa bien vite. Elle ne pouvait rien changer à sa situation actuelle, elle savait comment une femme servile devait se comporter désormais et les portes de la salle du trône pouvant s’ouvrir à tout instant, quoiqu’il puisse arriver, ça ne durerait pas longtemps.

Mais l’homme se rapprocha encore d’un pas. Un courant d’air apporta à son nez l’odeur étrange qui émanait de lui. Il ne sentait pas mauvais mais quelque chose interpella la jeune fille, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Il se pencha vers elle et inspira deux grandes bouffées d’air proche de son coup. Venait-il de la renifler ?

« Elh pouart da suang »

Ses mots surprirent clairement les autres qui se rapprochèrent autour d’elle. Elle vit alors plusieurs paires de chaussures gigantesques s’ajouter à la première. Elle n’y connaissait pas grand-chose en unité de mesure mais si elle devait se fier à la longueur de leurs pieds, ces hommes devaient faire au moins une fois et demie la taille d’un soldat de l’Empire. Elle se sentit comme une souris prise au piège, bien trop petite pour leur faire face. Une perle de sueur descendit le long de sa nuque.

« Da vra què detti ?», la voix appartenait à l’homme sur sa droite. Elh ast anobe, guarriè non.

« Nuö , reprit le premier. Ast elh què saufro, vede coume ast grelaou »

L’homme se plaça en face d’elle et se baissa à la recherche de son regard mais abandonna bien vite face au voile lesté de grelots la couvrant jusqu’à la lèvre supérieure.

« Dame, vous… Bien ? »

L’accent était fort mais c’était clairement une question. Seulement elle ne comprenait pas. Bien quoi ? Il n’était visiblement pas confortable dans la langue de l’Empire mais elle se devait de lui répondre. Elle ne savait même pas par quel titre s’adresser à lui. Elle réfléchit à toute allure. Sa question avait-elle un lien avec l’odeur qu’il aurait perçu en la reniflant ? Elle avait été tartinée de crème et de parfum par les servantes, elles avaient essayé de faire attention à ses plaies, mais plus d’une fois les différents produits lui avaient tirés des gémissements de douleur après avoir touché sa chaire à vif. Ce seul souvenir suffit à faire trembler ses mains qu’elle camoufla sous sa robe. L’homme eut un mouvement vers elle qu’il suspendit et son cerveau lent compris enfin. Mais ça ne pouvait être ça… Pourquoi s’enquerrait-il de son état ? Seulement elle ne voyait pas d’autres réponses possibles. Le faire attendre plus longtemps n’était pas envisageable, aussi elle répondit en priant.

« Je vais bien Mon Seigneur, merci de vous préoccuper d’une petite chose comme moi. »

Un des hommes derrière elle commença à lui tourner autour à pas lent, elle sentit sa peur remonter à la surface, était-il celui qui la punirait ? Son cœur battait à toute allure et sa respiration devint courte. Quand le chambellan allait-il enfin venir la chercher ? L’homme lui faisait penser à un tigre jaugeant sa proie. Il prit alors la parole.

« Vede coume attaoure elh ? Ast grandel attaoure, nuö ?

- Pinse què ast Elh ? Demanda le premier.

- Parquè astri aspertti attaoure coume què, cui, salnoné ?

- Ast tanté picco… Ast salomën appropre anné Elh ? Surenchérit un autre. »

L’échange était sur le ton de la discussion mais un silence pesant s’installa. De quoi avaient-ils parlé ? Puis, comme prenant une décision mûrement réfléchie, celui qui l’avait reniflé eut un soupir résigné et lui tendit une main gigantesque. Sa peau était pâle et son avant-bras couvert de tatouages. Qu’attendait-il d’elle ? Elle se repassa la courte phrase du barbare en boucle mais elle ne voyait pas ce qu’elle aurait pu mal comprendre. Lui avait-il demandé de lui donner quelque chose ? Nishka avait-elle oublié de la prévenir d’un changement au protocole ? Devait-elle lui offrir un cadeau dont elle ne savait rien ? Son cerveau, noyé dans l’incompréhension, ne faisait plus acte de ce qui se passait autour d’elle. La douleur mêlée à la chaleur des vêtements la faisait transpirer à grosses gouttes et, les yeux fixés sur la main tendue, elle se sentit perdre pied. Allait-elle s’évanouir à nouveau ? Avant qu’elle ne réalise ce qui se passait, le barbare lui prit la main et la posa sur son avant-bras musclé.

« Dame, viens. »

Et il commença à marcher vers la porte ouverte de la salle du trône. Quand avait-elle été ouverte ? Et, surtout, qui l’avait ouverte ? Sa main posée sur l’avant-bras nu de ce géant qu’elle ne connaissait pas, elle allait rentrer dans la salle du trône sans avoir été annoncée, entourée d’ennemis de l’Empire d’Or. Mais l’homme lui avait donné un ordre direct, ne laissant guère de doute sur la marche à suivre.

Ses jambes eurent d’abord du mal à la porter mais le barbare lui soutint le bras pour les premiers pas. Avait-il peur d’être embarrassé par sa maladresse ? Son regard se posa sur la hache accrochée à la ceinture du guerrier. Allait-il se présenter devant le Roi des rois en portant ses armes ? S’il tenait à sa tête il ferait mieux de s’en débarrasser mais elle ne pouvait le lui dire. Cette hache n’aurait pas du être là en première place, les gardes du palais auraient du la lui retirer avant même son entrée dans les jardins.

Mais bien vite ses inquiétudes disparurent. Ses pieds avaient atteint le tapis vert canard et un murmure effaré traversa la cours. Elle sentait les yeux de tous rivés sur elle et la marche était interminable. La fatigue la fit trébucher à plusieurs reprises mais chaque fois le barbare à ses côtés ralentissait et lui permettait de se rattraper avant que quiconque ne s’en aperçoive. Sans lui, elle se serait étalée de tout son long depuis longtemps. Elle ne comprenait pas ses intentions et se mit à douter qu’il le fasse de manière intentionnelle. Il n’en avait aucun intérêt.

Ils avaient déjà parcouru la moitié du chemin quand Ishta vit du coin de l’œil la rangée de gardes le long de l’allée, séparant les barbares des nobles de la cour, assemblés dans la salle. Ishta comprenait mieux pourquoi leurs armes n’avaient pas été retirées, il n’y avait pas besoin de le faire. Sans nul doute qu’une autre rangée s’était placée entre eux et les marches menant au trône. Quant à elle ? Pourquoi s’embêter à lui accorder ne serait-ce qu’un garde ? Après tout elle avait onze autres sœurs pour la remplacer en cas de problème…

Ils arrivèrent enfin au bout du tapis et Ishta se prosterna.

« Gloire au Roi des rois, Grand Sage devant les Éternels, Sauveur du Peuple et mon Père bien aimé. »

La phrase laissa comme un arrière-goût amer dans sa bouche et elle entendit l’interprète royale répéter ses salutations dans la langue des étrangers. Apparemment peu habitué à la parler, il buttait sur certains mots et son allocution était tout sauf fluide. Elle attendit que son père fasse signe à une servante de l’aider à se relever mais ce sont deux mains puissantes qui lui attrapèrent les bras délicatement et l’aidèrent à se remettre sur pied. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que de chaque côtés d’elle se trouvait un guerrier barbare. Ne sachant pas comment réagir, elle se plaça en position d’attente, tête baissée.

Ishta senti un malaise s’installer dans la salle alors que les courtisans murmuraient nerveusement. Maudit voile ! Que c’était-il donc passé ? La voix de Lakshan, chambellan du Roi des rois, tonna alors dans la salle et fit taire la foule.

« À genoux devant le Roi des rois, Grand Sage devant les Éternels, Sauveur du peuple ! »

Elle comprit qu’aucun des guerriers ne s’était prosterné. Personne n’avait pris la peine de leur donner le protocole ? Ou bien l’avaient-ils ignoré ?

L’un des barbares répondit d’une voix calme et posée. La réponse fut traduite tant bien que mal par un interprète visiblement très inquiet de transmettre le message.

« Nous venons d’un pays où chaque homme est roi sur son domaine, aussi petit soit-il. Un roi ne se prosterne pas devant un autre roi. »

Les derniers mots du traducteur furent accueillis par un silence pesant. Chacun attendant la réaction de l’Empereur. Ishta ne put qu’admirer le courage de l’homme. Il n’avait pas seulement refusé de se prosterner, il avait ramené le grand empereur du Saam’Raji au niveau du commun des mortels. Le Roi des rois prit la parole, d’un ton tout aussi calme.

« Lakshan, cette affaire est des plus pressantes, aux Enfers d’Ashun le protocole ! »

Accuser son chambellan de faire un excès de zèle lui permettait de sauver la face mais qui, ici, était vraiment dupe quant à la position de force des barbares ? Ishta ne put s’empêcher d’y trouver une certaine satisfaction.

L’un d’entre eux fit quelques pas en avant et s’adressa à l’empereur, aussitôt traduit par l’interprète, de plus en plus nerveux.

« Nous avons trouvé ce petit oiseau devant la porte de la salle du trône. Est-ce votre fille adorée dont vous nous avez tant chanté les louanges ?

- C’est elle, répondit le Roi des rois. N’est-elle pas aussi délicieuse que je vous l’avais décrite ? »

Une sensation de déjà vu s’empara d’Ishta. Le guerrier barbare eu un léger rire et s’approcha d’elle, du bout des doigts il fit tinter les grelots lestant le bord de son voile. Une nouvelle fois la jeune fille reçut une bouffée de cette odeur si particulière, toujours incapable de savoir ce qui la dérangeait. Via le traducteur, le barbare répondit à l’empereur d’un ton moqueur.

« Pour vous répondre, encore faudrait-il pouvoir l’admirer.

- Les femmes du Saam’Raji sont bien élevées, elles ne se dévoilent pas aux yeux de tous avant leur mariage. Et après, elles ne le font qu’avec l’autorisation de leur mari.

- Insinuez-vous que nos femmes sont mal élevées ? »

C’est un autre barbare qui avait pris la parole et l’interprète du s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à finir la phrase, la peur le faisant bredouiller et parler trop bas. Personne de mémoire d’homme n’avait autant manqué de respect au Roi des rois.

« J’énonce simplement que nos coutumes diffèrent sûrement des... »

Mais d’un soupir bruyant, l’homme ayant joué avec ses grelots interrompit l’empereur et prit la parole d’un air ennuyé. La cour retint sa respiration comme une seule et même entité. L’interprète ne traduisait rien et Ishta maudit une nouvelle fois son voile. Que se passait-il ? Elle aurait tout donné pour voir aujourd’hui l’expression de son père. Est-ce que quiconque avait déjà osé l’interrompre au milieu d’une phrase ? Elle entendit le pauvre traducteur s’entretenir à voix basse avec le chambellan. Enfin, celui-ci s’adressa au Roi des rois.

« Votre Grandeur, l’homme demande pourquoi la princesse attendait-elle seule dans le couloir, sans escorte, si elle est votre trésor le plus précieux. Il s’inquiète que vous ne tentiez de le duper. »

Le Roi des rois poussa un soupir agacé qui surprit la jeune fille. Son père était l’exemple même du contrôle. Jamais il ne laissait transparaître une émotion si ce n’était pas pour l’avantager dans une conversation. Ce soupir en disait long sur son énervement interne. Les barbares le poussaient à bout volontairement, son père ne le voyait-il pas ? Pourquoi se laissait-il avoir ?

« Comme vous avez pu le constater par vous-même, mon palais est l’endroit le plus sûr de l’Empire d’Or, chacun sait que toucher à un cheveu de la tête de ma fille adorée est une condamnation à mort. Elle ne pouvait être plus en sécurité. »

Ishta fut sidéré par la facilité avec laquelle son père avait pu sortir un tel mensonge. N’importe lequel des guerriers présents aurait pu faire ce qu’il voulait d’elle quelques minutes auparavant seulement. Un des barbares eu un rire incrédule qu’il fit passer pour une quinte de toux et la vérité s’étala devant les yeux d’Ishta. Voilà ce que l’Empire d’Or était à leurs yeux, une maison de bouffons. Ce n’était rien d’autre qu’une blague qui les faisait bien rire, comme un termite se rit du charpentier. L’attitude désinvolte des barbares lui donna des sueurs froides. Ils étaient sûrs d’eux. Le ricanement à peine caché de ce barbare signifiait la fin de l’Empire. Était-elle la seule à le voir ? Ils gagnaient, et ils le savaient. Alors, pourquoi étaient-ils venus jusqu’ici ? Pas pour elle c’était certain. Des femmes, ils devaient en avoir plein chez eux. Alors pourquoi ?

« Bien, bien, reprit le guerrier, aussitôt l’interprète s’était mis à bredouiller la réponse du barbare, mi-parlant mi-gémissement. Et bien voilà qui conclut notre visite. Nous partirons donc dans une semaine avec la future mariée. Veillez à préparer ses affaires, nous prendrons tout ce que vous pourrez mettre dans une calèche. »

Une semaine ? Comment ça une semaine ? L’homme qui l’avait soutenue à l’allée s’approcha d’elle et lui reprit le bras. Sans se poser plus de questions elle le suivit sur le chemin du retour. Autour d’elle des murmures scandalisés s’élevaient alors que les guerriers barbares venaient de prendre congé de l’Empereur, sans lui demander son avis et en lui donnant des instructions comme on le ferait à un laquais. Mais son esprit était préoccupé par d’autres problèmes. Comment pourrait-elle partir dans une semaine alors que son blason n’était pas terminé ? C’était la seule chose qui pût lui donner un minimum de statut. Si pas auprès de la société au sens large, au moins auprès des autres femmes. En tant que fille de l’Empereur, son blason lui donnerait du pouvoir au sein des cercles féminins de toutes les cours du monde civilisé. S’il n’était pas terminé, elle ne serait rien d’autre qu’un sujet de rigolade. La pauvre femme n’ayant pas fini son éducation. Le blason était le symbole d’une femme raffinée et bien éduquée. Bien qu’elle haïssait le vasheekaran et tout ce qu’il impliquait, elle avait besoin de son blason pour survivre dans ce monde. Son père ne pouvait l’envoyer au loin sans le terminer… N’est-ce pas ?

Ils sortirent enfin de la salle du trône et elle entendit un des guerriers tirer un fauteuil lourd jusqu’à elle. L’homme à son bras l’aida à s’asseoir et elle se laissa faire. Prise par la panique elle ne réalisait pas vraiment ce qu’il venait de faire. Puis, sans dire un mot, ils quittèrent la pièce.

Alors que le dernier barbare fermait la porte, elle comprit enfin. Ils sentaient le cuir, l’herbe et cheval. Rien de plus. Pas d’odeur de transpiration, d’urine ou de rance. Et encore moins celle d’un parfum entêtant, voire écœurant, pour camoufler le reste. Ils sentaient bon.

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