Chapitre 12 - Cercle de pierre
L’après-midi continua comme il avait commencé. Ishta désignait avec entrain telle fleur ou tel objet ou encore tel animal et Ulrik lui en donnait la traduction. Parfois il essayait de lui expliquer des concepts plus complexes mais ne connaissant que peu de mots dans la langue de l’Empire, l’exercice se terminait bien souvent en fou rire. Jamais encore elle n’avait ri ouvertement devant un homme. Encore moins avec un homme. De par leur position sur le cheval, elle ne le voyait pas et, bien vite, elle en oublia même à qui elle parlait.
Ulrik paraissait apprécier le jeu et s’amusait parfois à l’interroger sans prévenir sur des mots déjà vus, riant gentiment si elle venait à se tromper. Mais ça arrivait rarement et son vocabulaire sur la faune et flore de montagne grandissait de manière incroyable. Elle avait également appris à compter et à nommer les jours de la semaine grâce à l’aide momentané d’Einar, lorsque celui-ci remontait la colonne jusqu’en position de tête. Sa bonne humeur se propagea bientôt au reste du groupe et d’autres guerriers se mirent à proposer tel ou tel mot. Elle finit par devoir deviner à quel objet pouvait bien correspondre le mot crié par un guerrier de la colonne.
Ce n’est que quand Ulrik désigna Pahala, solle en Íbúan, que l’évidence lui sauta enfin au visage. Elle commença à scruter le ciel mais aucune trace de l’astre manquant. Doosara n’était nulle part. Quelques rires s’élevèrent autour d’elle quand ils comprirent ce qui la dérangeait.
« Cì a oun suolla solle, dit-il. Doosara nüo. Derrière dol montagnes. »
Comme ça Doosara ne sortait pas de derrière les montagnes. Étrange. Prise par la curiosité, elle comptait bien questionner Einar dès que possible lors du repas du soir.
La falaise avait laissé place au flan de la montagne, le chemin étroit s’était transformé en un sentier plus large. Et, bien que la pente soit raide, la route était quand même bien plus praticable pour les chevaux. Elle leur offrait également bien plus d’endroits confortables où s’arrêter. Il leur fallut un moment pour installer le campement. Un petit arbre fut abattu afin de servir d’alimentation et de base pour le feu car la couche de neige était bien trop épaisse, celle-ci fut tassée sur un large cercle autour et ils firent des petits tas de branche d’épicéas pour les isoler du froid au moment de dormir.
Prise dans l’euphorie de sa folle journée, Ishta se mit à tasser la neige avec tout le monde. Mais ces petites chaussures du palais n’accrochaient pas comme il le fallait et elle s’enfonçait bien trop facilement. Sans parler de la cape gigantesque qu’elle ne parvenait pas à maintenir en place. Elle se sentait comme une enfant déguisée avec les vêtements de sa maman. Sa frustration se transformait doucement en colère simple, alimentée par les rires des hommes autour d’elle. Ne voyaient-ils pas qu’elle y mettait du cœur ?
Un des guerriers fini par l’attraper à bout de bras, la poser sur le tronc d’arbre.
« Siedù ! »
Elle ne connaissait pas le mot mais le geste de la main et le ton autoritaire suffirent à lui faire comprendre qu’on lui demandait de rester assise. Elle se sentait mise à l’écart comme une enfant capricieuse. L’humiliation lui fit chauffer les joues une nouvelle fois. Emportée par le sentiment de liberté ressenti dans l’après-midi, elle s’était laissée aller et avait dépassé les limites du raisonnable. Comment avait-elle pu être aussi écervelée ?
La honte laissa doucement place à la panique. Lui retireront-ils les privilèges octroyés durant la journée ? Lui sera-t-il permis de poser des questions comme avant ? De parler comme avant ? De rire ? Elle avait été trop avide. Ils s’étaient bien amusés de ses balbutiements et de ses erreurs mais désormais ils avaient vu jusqu’où allait son inconvenance et ils s’étaient lassés. Elle maudit les quelques larmes qui coulèrent le long de ses joues et les essuya d’un geste rageur. Elle ne s’aperçut de la proximité d’Einar que lorsqu’il prit la parole.
« Dame, vous bien ? »
Allait-elle bien ? Non. Pouvait-elle se permettre de se plaindre ? Non.
« Oui Messire, tout va bien. Merci de vous préoccuper d’une petite chose comme moi. »
Ishta se recroquevilla sur elle-même alors qu’Einar serrait les poings de colère, le geste était à peine perceptible mais elle avait l’habitude de chercher les premiers signes de colère. L’homme soupira avant de reprendre.
« Dame, tes jambes, mal ? »
Pourquoi aurait-elle mal aux jambes ? C’est le cheval qui avait marché, pas elle. Devant son manque de réponse, Einar précisa.
« Froid et cheval ça faire mal au dos et aux jambes. Toi tu te lèves, va au feu et si tu mal, tu dis. »
Elle comprit son erreur quand elle se leva. Engourdie par le froid, elle ne sentait presque plus ses pieds, les muscles de ses cuisses étaient durs comme du bois et lui tirèrent des douleurs terribles jusque dans le bas du dos alors qu’elle se mettait debout. Impossible dans ces conditions de trouver son équilibre, elle dût s’appuyer sur le bras que lui présentait Einar. Une fois debout, la seule idée de marcher les quelques mètres la séparant du feu lui fit monter les larmes aux yeux.
« Dame, je sais ça être très dur, mais muscles doit pas être froid. Déjà trop longtemps on a attendu. Tu marches, je suis là, je te tiens. Après tu mets pommade et avec chaleur c’est mieux. »
Les paroles étaient douces. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’on lui ait parlé avec tant de bienveillance. Même Ning, alors qu’il disait la soigner, ne montrait pas autant de compassion. La réalisation de ce simple fait lui fit couler des larmes plus amères que la douleur.
Le chemin jusqu’au feu lui parût incroyablement long. Là, sur un tapis de feuilles de pin embaumant l’air et étourdie par la chaleur soudaine, le poids de sa fatigue et de sa tristesse la rattrapa de nouveau. Incapable de s’arrêter de pleurer elle ne comprit pas ce qu’Ulrik tentait de lui dire. À peine était-elle capable de l’entendre à travers ses sanglots. Mais alors le guerrier glissa une main sous sa cape, attrapa sa cheville et la ramena vers lui.
Il n’avait pas été brusque mais elle reconnu le geste pour l’avoir vu mille fois dans la salle d’attente des bureaux de son père. Avant d’avoir pu réfléchir à ce qu’elle faisait, son corps se rappela sa dernière visite chez l’Empereur et elle donna des coups de pied répétés et paniqués sur le bras du guerrier. La réalisation de ce qu’elle était en train de faire la frappa aussitôt mais elle était incapable de se raisonner. Plutôt mourir que de sentir à nouveau ce sentiment de faiblesse et d’impuissance. N’importe quel homme avait le droit de la battre à mort pour ce qu’elle faisait, qu’importe à qui elle appartenait. Et bien qu’elle meurt.
Ulrik lui lâcha la cheville et aussitôt elle recula le plus loin possible de lui. Sa cape resta sur place et elle se retrouva à ramper dans la neige, ses voiles de coton trempés et glacials sur sa peau. Elle reprit sa respiration et le calme revint soudain à ses oreilles. Elle ne se rappelait même pas avoir crié. Autour du feu, les guerriers s’étaient figés mais elle n’osait toujours pas les regarder. Lequel d’entre eux viendrait pour appliquer la sentence ?
C’est Einar qui fit quelques pas vers elle. Mais au lieu de donner des coups, il prononça quelques mots.
« Dame, tout va bien. Nous fait rien à toi. Juste soin. »
Il retira sa cape et s’approcha de nouveau un peu, le vêtement de fourrure à la main. Le froid la transperça soudain jusqu’aux os et elle se mit à grelotter violemment. L’homme n’attendit plus pour parcourir les derniers mètres les séparant, il l’enroula dans la cape et la ramena près du feu tout en lui parlant calmement.
« Tu as pas danger ici. Nous on frappe pas toi. On prend pas toi. Ulrik rien faire à toi. Il juste soigner tes jambes pour que tu dors bien. Et si lui pas soigner, toi demain pas pouvoir marcher ou être à cheval. »
Petit à petit la raison reprit le contrôle de sa tête. Les guerriers n’avaient été rien d’autre qu’avenants envers elle jusqu’ici. Pourquoi changer d’habitude soudainement ? Ils n’y gagnaient rien. Le froid s’était infiltré jusqu’à ses os et elle se mit à trembler de manière incontrôlable. Si Ulrik voulait réellement se soulager comme les soldats le faisaient avec les servantes, ce n’est certainement pas ses piètres coups de pieds ou ses pleurs qui l’en auraient empêché. Pourquoi prendre la peine de la réchauffer et tenter de la calmer s’ils comptaient la battre à mort ensuite ?
Elle était de nouveau auprès du feu, Einar s’était assis mais ne l’avait pas lâché pour autant. Posée comme une enfant sur les genoux en tailleur du guerrier, elle se sentit bête et ça la mit en colère. Sa peur avait été légitime. Pourquoi devrait-elle avoir honte ?
« Je être là, Ulrik va soigner jambes à toi, tu d’accord ? »
C’est alors qu’elle vit ce qu’elle n’avait pas remarqué la première fois, le pot d’onguent et les lanières de cuir que le géant tenait en main. Elle se laissa faire quand il vint lui prendre la cheville pour étendre sa jambe et avec une infinie douceur il déroula les lanières de fourrure et lui enleva ses chaussures. Aussitôt la vie revint dans le camp. Les guerriers reprirent le cours de leurs tâches et une douce odeur de nourriture se répandit dans les airs.
La soirée se termina dans un brouillard opaque pour Ishta. La chaleur, les soins, le ventre plein, elle s’endormit avant d’avoir compris ce qui se passait.
Le matin du lendemain commença comme celui de la veille mais Ishta voyait l’énervement des guerriers dans chacun de leurs gestes. Les échanges étaient plus courts, plus secs, plus nerveux. Les rires avaient disparu et elle n’avait pas besoin de lever les yeux de ses pieds pour imaginer les regards en coin à son attention. La tranquillité qu’elle avait ressentie hier au coin du feu était un lointain souvenir et elle ne comprenait pas ce qui les avait retenus hier de la punir s’ils étaient tellement en colère de son attitude. Pourquoi faire preuve de temps de prévenance la veille, si tous la méprisaient le lendemain. Avait-elle confondu bonté et devoir ?
Milles raisons lui vinrent en tête mais l’une d’entre elles était plus probable que les autres. Sans doute que son futur mari devait avoir un tel contrôle sur son peuple que personne n’eût oser aller contre ses souhaits. Le soulagement de se savoir en relative sécurité fût vite effacé quand elle comprit que la protection ne serait que de courte durée. Qui alors la protégerait de ce mari terrifiant ?
Le départ se fit dans le silence et il continua alors que Pahala montait haut dans le ciel, ses rayons perçant à travers la cime des arbres de la forêt qu’ils traversaient. Le ventre d’Ishta commençait à protester alors que les hommes firent passer de la viande séchée. Ulrik lui donna sa ration mais personne ne fit mine d’arrêter les chevaux et elle n’osa pas demander pourquoi.
Le chemin emprunté serpentait dans la forêt à flanc de montagne depuis le matin. Ishta se demandait jusqu’où encore pouvaient-ils bien grimper, cette pente devait avoir une fin. Pahala resplendissait dans le ciel immaculé mais l’air n’en était pas moins glacial. Et plus ils montaient, plus la cape avait du mal à la maintenir au chaud.
Au bout d’une heure ou deux, la forêt stoppa brusquement, laissant place à un plateau large se terminant par une falaise donnant sur… Rien.
Avaient-ils atteint le bout du monde ?
« Nous être arrivés, lui murmura Ulrik. »
Arrivés ? Déjà ? Elle n’y connaissait pas grand-chose en géographie mais elle savait que pour atteindre les territoires barbares, enfin, les territoires du Konungaland, se corrigea-t-elle, il fallait plusieurs semaines de voyages depuis la Capitale. Or, ils ne chevauchaient que depuis deux jours.
Et puis, arriver où ? Elle ne voyait rien d’autre qu’un cercle de pierre sur ce plateau. Certes les pierres étaient imposantes, certaines faisant parfois trois fois la taille d’un homme, mais cela ne ressemblait pas à une ville. Même pas à un hameau.
Pourtant tous les guerriers mirent pied à terre. Ils se passèrent entre eux un pot en terre cuite contenant une pâte noire et graisseuse qu’ils appliquèrent d’un geste expert autour de leurs yeux. Quand vint le tour d’Ulrik, il en profita pour badigeonner généreusement les yeux de la jeune fille. La mixture lui rappelait la poudre de khôl que les gens du désert se mettaient autour des yeux à l’aide d’une petite baguette fourchue. Elle trouva la méthode Íbúan bien plus pratique à appliquer mais le résultat était nettement moins beau. Les femmes du désert utilisaient le khôl pour mettre leurs yeux en valeur, créant des arabesques descendant parfois sur les joues ou le nez.
Dans le désert, le khôl était vital, protégeant les yeux de la lumière rebondissant sur le sable. Et, avec ce qu’elle avait vu jusqu’ici, elle comprit vite que la neige devait en faire autant.
Enfin, ils remontèrent tous à cheval. Ulrik mit la capuche d’Ishta en place, la serra un bon coup et modifia sa position sur la selle, remontant ses genoux contre sa poitrine, la roulant presque en boule dans sa cape de fourrure, appuyée contre son torse. Puis il prit les pans de la cape qu’il portait encore et les enroula autour de la jeune fille, ne laissant dépasser que le haut de sa tête, lui permettant ainsi de voir autour d’eux.
« Nö, froid est døthich, dit Ulrik, l’air sévère. »
L’homme avait parlé en Íbúan et, même si elle ne comprit pas bien le dernier mot, elle s’apprêta à affronter un froid encore plus terrible. La tête posée contre la chemise en laine du guerrier, entourée de deux capes des plus épaisses, elle se sentait comme dans un petit cocon de sécurité.
Quand tous furent installés et grimés de noir, les chevaux se dirigèrent vers le centre du cercle de pierre. Alors qu’ils se rapprochaient, elle comprit son erreur. Toutes n’étaient pas des pierres informes. L’une d’entre elles, la plus imposante, était en réalité une statue représentaient une femme habillée d’une armure étrange. La pierre était vieille et abîmée, il lui manquait un bras et celui qui restait tenait une lance aussi haute qu’elle. Quelque chose qu’Ishta ne put définir se tenait dans son dos et une couronne simple était posée sur son front.
Hakon avait depuis longtemps pénétré le cercle quand Ishta réussi enfin à décoller ses yeux de la statue colossale.
Et elle comprit alors comment ils avaient pu traverser le Saam’Raji en une journée.
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