01. Maya Delorme – 18 Avril
Roscoff - 21h
Maya accroche sa blouse au porte-manteau, éteint les lumières, puis verrouille la porte du laboratoire. Il est près de vingt et une heures. Cette longue journée s'est avérée peu productive. En arrivant ce matin, l'étudiante prévoyait d'avancer dans la rédaction de sa thèse. Au lieu de quoi, son responsable lui a demandé de l'assister sur d'autres travaux. Par conséquent, son étude de l’Adaptation des cyanobactéries marines au gradient latitudinal de température - Maya avait mis plusieurs mois avant de trouver un titre aussi pompeux que ceux de ses collègues thésards - n'a pas avancé d’une ligne.
Il est déjà bien tard. La doctorante quitte rapidement le service de collection des cultures de la Station Biologique de Roscoff où elle travaille depuis dix-huit mois. Les couloirs sont déserts. Dans le hall, le gardien la salue d’un geste amical. Il la voit constamment faire des heures supplémentaires. En sortant du bâtiment, la jeune femme s'arrête un instant pour s’emplir les poumons d’air marin. Le magnifique édifice du XVIIème siècle domine la Manche. Il offre un cadre de travail unique. De plus, quand elle en a l'occasion, Maya apprécie de vagabonder le long de la côte bretonne ou plonger entre les épaves jonchant les fonds marins de la région.
Ce soir, il fait particulièrement bon. La marée haute vient effleurer le pied de la digue sur laquelle la biologiste décide de s’asseoir. Elle se laisse envahir par le roulement apaisant du ressac. Inévitablement, Nathan accapare ses pensées. Ses yeux rieurs, ses boucles brunes, son sourire franc. Souvent, elle se remémore leur rencontre, à Paris, alors qu'ils étaient lycéens. Complices dès le premier jour, leur amour s'est épanoui au fil du temps. Les années passées à ses côtés resteront les plus belles de sa vie.
***
Six ans plus tôt - Courseulles-sur-Mer - Côte normande
Bien avant d’arriver à destination, alors que le train n’en finissait plus de sillonner la campagne normande, Maya avait éprouvé une étrange sensation qui ne fit que croître au fil des kilomètres. Au début, ce ne fut qu’une infime accélération de son rythme cardiaque, puis il lui sembla percevoir distinctement le flot de son sang dans ses veines. Pas une simple réaction épidermique, mais plutôt l’intensité du flux, sa densité. Bizarrement, il paraissait changer de texture, se liquéfier davantage. Maya ferma les yeux, se laissant aller contre le dossier de son siège. Une agréable impression de flottement l’enveloppa, son imagination s’enflamma. Une suite d’images, une bande dessinée au réalisme saisissant.
Elle, flottant au milieu d’un lac de montagne, lentement poussée par un courant protecteur, jusqu’au torrent qui l’emportera dans sa course joyeuse. Où la rivière emmène-t-elle Maya ? Où Maya emmène-t-elle la rivière ? Ce n’est pas assez rapide. Maya plonge. Le cours d’eau s’élargit, accélère, gronde. Maya sourit. L’océan. Bientôt. Maintenant ! Elle nage à présent d’une vague à l’autre, évoluant avec aisance, savourant la douce sensation d’être enfin chez elle. Le soleil, en tenue d’apparat, lui souhaite la bienvenue.
— Maya ! Ce n’est pas le moment de dormir, on arrive !
— Je ne dors pas !
— Vu ton sourire, je dirais même que tu rêvais ! s’exclama Nathan en se levant pour saisir leurs sacs à dos dans le porte-bagages.
Sa compagne l’observa un instant. Ses yeux noisette pétillaient d'excitation. Il avait préparé ce séjour avec minutie. Leurs premières vacances à deux !
Non loin du port, un charmant studio un peu vieillot les attendait. Depuis l'espace salon, la vue sur mer captiva Maya. Faisant glisser la baie vitrée, elle s'avança sur le petit balcon où trônaient deux fauteuils en osier. Elle s'accouda à la balustrade, embrassant le paysage, savourant les effluves marins. La jeune femme fit soudain volte-face :
— On y va ?
En guise de réponse, Nathan rejoignit Maya, l'enlaça, sans un mot. C'était inutile. Un simple regard, une main frôlée, un geste imperceptible : ils se décryptaient, se connaissaient par cœur.
Dix jours durant, Nathan initia Maya à la plongée et à l'exploration des vestiges peuplant les profondeurs. L'attirance qu'elle avait toujours ressentie pour l'océan se confirma. À chaque immersion, les sensations éprouvées dans le train se manifestaient à nouveau. Elle acquit alors la certitude que sa vie serait indissociable de ce monde extraordinaire dont elle avait toujours rêvé. Indissociable de Nathan.
Du moins le croyait-elle.
***
Maya a fait son deuil. Elle n'éprouve plus de douleur à l'évocation de ces souvenirs. Loin de là : elle les aime, se plaît à les évoquer.
Perdue dans ses pensées, l'étudiante laisse son regard voguer sur les flots. Tout à coup, elle sursaute : il lui semble apercevoir le visage de son fiancé dans les ondulations des vagues.
Probablement un jeu de reflets. Mon imagination me joue des tours ! J'ai presque l'impression qu'il me regarde. Je ferais mieux de rentrer me coucher, je manque de sommeil ces derniers temps.
Avant que Maya ait eu le temps de se lever, elle observe un changement incohérent dans le mouvement de la houle. Produisant d'abondants remous, la mer se retire. Incapable d'esquisser le moindre geste, la gorge nouée, la jeune femme assiste à l'impensable. Nathan se tient là, debout sur le sable, baigné d'une lueur opalescente. Un bras tendu, comme pour l'inviter à le rejoindre, il avance vers elle. Malgré la distance qui les sépare encore, sa fiancée lui offre sa main en réponse. À cet instant, elle sait que son subconscient lui accorde enfin ce qui lui a été refusé deux ans plus tôt : lui dire au revoir.
Il est peut-être temps.
Le halo qui enveloppe son unique amour tremble, puis s’étend jusqu’à atteindre Maya. Un murmure se mêle au bruissement lointain du roulis :
— Je veillerai toujours sur toi. Mais tu dois me laisser partir. Ton destin t'attend.
Un frisson intense court sur la peau de la biologiste. Nathan est juste là. Pourtant, ce n'est qu'une illusion. Les courants le lui ont pris, corps et âme, il y a longtemps. Ce soir encore, ils l'emportent en un instant. L'image de l'être aimé s'altère peu à peu. Très vite, il ne reste de lui qu’une ombre sur le sable humide, puis la mer reprend ses droits.
Un silence anormal règne le long de la digue. Spectral. Perdue entre fantasme et réalité, la jeune femme sent les larmes lui brûler les yeux. Étrangement, la lumière nacrée frémit toujours autour de son bras. Cela ne dure que quelques secondes. Lorsque le bruit des vagues s'impose à nouveau, Maya réalise que, cette fois, Nathan s'en est allé pour de bon. À sa grande surprise, elle accueille cette pensée avec sérénité.
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