05. Alec Bates - 20 Avril
Londres - 18h50
Alec arrive pile à l’heure, comme toujours.
Sortir la carte magnétique. La coller contre le boitier. Clic. Ouverture de la porte. S’essuyer les pieds. Une fois… deux fois… trois fois. Vestiaire. Trente pas. Un… deux… Code casier 012210 012210 012210. Enlever le blouson. Le plier. Le ranger sur l’étagère du haut, bien centré. Enfiler la redingote. Boutons. Un… deux… trois…
Tous les jours le même rituel. Alec aime les rituels. Alec vit de rituels.
Sur le revers de son uniforme, le petit badge est bien en place :
Alec Bates
Gardien de nuit
Musée Ferguson
Monsieur Ferguson est riche, très riche. Il se vante d’avoir été un grand aventurier. De ses voyages autour du globe, il a ramené des centaines de pièces rares et insolites. Au fil des cinq salles que comporte le musée, elles ont été mises en valeur avec minutie. Alec les connaît dans leurs moindres détails. Il a appris à les aimer, autant que monsieur Ferguson lui-même.
Gagnant le hall d’entrée, Bates croise la nouvelle hôtesse d’accueil. Elle est en train de ranger son espace de travail. Il murmure un « bonsoir » par politesse mais ne la regarde pas. Cela lui est impossible. Il fuit le regard de ses congénères. Qu’ils le prennent pour un attardé lui est égal. Ils ne savent pas, eux, ce qu’il voit dans leurs yeux quand, par mégarde, un furtif contact s’établit. Ils ne savent pas l’horreur qui les guette, les monstruosités tapies dans l’ombre de leurs fragiles existences.
Alors le gardien de nuit baisse la tête, disparaît derrière ses boucles blondes. Il s’enfonce aussi vite qu’il le peut dans les sombres salles du musée Ferguson. Là, commence sa ronde. Là, parmi les ombres du passé, lui apparaît l’avenir.
Un avenir aux multiples versions dont il consigne chaque détail dans des cahiers d’écolier. Puis, la peur au ventre, le jeune homme attend. Il sait que chaque événement dont il a eu la vision se réalisera. De quelle façon, là est toute la question. Certaines variantes le terrorisent plus que d’autres.
Après avoir déambulé plusieurs heures parmi les poteries, costumes cérémoniels, têtes réduites et autres fossiles, Alec sent l’engourdissement familier le gagner. Lentement, il s’assoit contre la pierre froide d’un sarcophage. Il se doute de ce qui l’attend ce soir : il a rendez-vous avec la fin du monde.
Bates a vu des villes décimées, des volcans se réveiller, des tremblements de terre éventrer des pays entiers, des côtes englouties sous les flots. Une lueur d’espoir a brillé quelques temps, faisant taire la terreur pour laisser place à une version de l’avenir des plus apaisantes. Cependant, cela n’a pas duré et le cauchemar a vite repris le dessus.
***
« Cahier 16. Texte 23.
Je marchais dans une forêt de sapins. Mes pas faisaient crisser les aiguilles sèches. Ça et là, une branche tombée à terre gênait ma progression. Même dans mes rêves je suis maladroit.
Soudain le bois s'est ouvert sur une clairière. Le chemin que je suivais reprenait de l'autre côté. J'allais traverser quand, sur cette autre portion de sentier, un homme a débouché. Enfin, je crois que c'était un homme. Il était immense, recouvert d'une cape à capuche rouge sombre. Je ne pouvais pas voir son visage. C'est ainsi que la Mort est représentée en général. Une sorte de fumée sombre ondulait autour de lui, zébrée par intermittence de protubérances reptiliennes, noires, luisantes. Je me disais que ce que j'avais en face de moi était bien pire que la Mort.
Je voulais fuir, mais mes jambes refusaient de m'obéir. Je me demandais si ce démon me verrait ou si j'étais là en simple observateur. C'est comme ça, dans mes rêves. Parfois j'observe, parfois je participe. Je préfère observer, mais je n'ai pas vraiment le choix.
L'humanoïde à la cape s'est avancé dans la clairière. Derrière lui, un autre type est apparu. De taille normale celui-là, vêtu d'une combinaison noire, du genre de ces tenues portées par des agents secrets à la télévision. Il était suivi de plusieurs autres personnes, hommes et femmes de tous âges, portant tous le même uniforme. À l'instar de leur leader, ils étaient environnés de cette espèce de fumée charbonneuse. Une aura menaçante présageant les pires fléaux.
Très vite, j'ai eu, face à moi, toute une armée. Sous les pas de ses soldats, le sol se fissurait, les sapins s'embrasaient comme des torches.
C'est alors que mes pieds ont quitté le sol. Je me suis élevé lentement. J'avais ma réponse, j'étais observateur. Ce que j'ai vu était terrifiant. Dans le sillage des guerriers, tout n'était que désolation. Partout, la terre était crevassée, brûlée ; les océans se déchaînaient ; les villes implosaient dans un chaos indescriptible. Et partout, des hurlements, des plaintes, des gémissements. Une cacophonie insupportable qui me vrillait les tympans. Humains, animaux, végétaux unis dans une même souffrance.
Ce... cette chose n'est pas la Mort. Je le sais. Partout, elle répand la destruction, la souffrance, la haine et la violence. Elle est le Chaos. »
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