10. Maya Delorme – 22 Avril
Jasmin Palace - 20h40
En arrivant sur la terrasse de l'hôtel, Maya s'émerveille devant le coucher de soleil. Ciel et océan fusionnent en une palette de couleurs, allant du jaune pâle au rose sombre. L'astre flotte sur cette toile, comme suspendu dans le temps.
Oeuvre éphémère d'un artiste insaisissable.
L'équilibre parfait entre le jour et la nuit. Maya se sent sereine. Le fardeau, porté pendant de si longs mois s'évapore.
S'avançant d'un pas léger sur le dallage ocre, la jeune femme repère aussitôt Julia, en galante compagnie. Aucunement étonnée, Maya s'en amuse : son amie est une croqueuse d'hommes. Celui-ci pourrait être séduisant, à condition d'aimer le look viking. Il a une carrure impressionnante à côté de la petite blonde pétillante.
Les deux amies s'embrassent. La biologiste salue l'invité surprise d'un signe de tête.
— Je te présente Andor... euh...
— Samaras, enchaîne le principal intéressé d'une voix gutturale. Vous devez être Maya, ajoute-t-il avec un sourire charmeur.
— On s'est rencontrés sur la plage, le coupe Julia. Faut bien que je m'occupe pendant que tu bosses !
Un clin d'oeil amusé répond à la boutade. Les plongées doivent commencer le lendemain. Accro à son travail, Maya n'a pu s'empêcher de passer plusieurs heures en recherches pour se préparer à sa mission.
Installées dans de confortables fauteuils, toutes deux se racontent leur après-midi, reléguant pour un temps Andor au rang de bibelot. Cela n'a pas l'air de l'ennuyer. Tandis que Julia poursuit ses bavardages, Maya s'aperçoit que le goujat la reluque sans prendre la peine de s'en cacher. Grande, l'allure sportive, la scientifique ne laisse pas les hommes indifférents. Ses longs cheveux cendrés, ses yeux, tantôt bleu sombre, tantôt gris sont deux particularités qui interpellent la gent masculine. Habituellement, Maya n'y prête aucune attention. Pourtant, dans le cas d'Andor, cela tourne à l'indécence.
Mal à l'aise, la jeune femme avise les verres pratiquement vides, prétexte idéal pour s'éloigner. Le regard de "Ragnar" pèse dans son dos. Sa courte robe de dentelle anglaise bleu nuit lui paraît soudain inexistante. La soirée s'annonce longue.
Arrivée au bar, à l'opposé de la terrasse, Maya décide de s'offrir un verre en solo avant de retourner au supplice. Perchée sur son tabouret, elle savoure son breuvage à petites gorgées, cherchant une excuse pour couper à cette soirée.
Les couleurs du crépuscule s'estompent. La toile se pare d'argent. Bougies, lampions, braseros tamisent l'ambiance. La piscine diffuse une lumière turquoise, telle un joyau dans son écrin de verdure. Les enfants s'amusent dans les jardins, les adultes prennent du bon temps, parenthèse d'insouciance dans leur quotidien.
Derrière le comptoir, une télévision diffuse les images d'une chaîne d'information en continu. Maya trouve cela déplacé sur un lieu de vacances. Cependant, la manipulation médiatique a si bien porté ses fruits qu'une curiosité malsaine anime désormais tout un chacun, partout dans le monde. L'étudiante estime faire partie des chanceux parvenant encore à résister aux sirènes du catastrophisme. Se tenir informée en toute objectivité, se contenter des faits.
Il y a de quoi alimenter les conversations ces derniers temps. Entre les catastrophes naturelles qui s'enchaînent et les conflits armés, personne n'est épargné. Notre planète et notre civlisation s'essouflent. C'est cyclique et donc inévitable.
Perdue dans ses pensées, Maya éprouve soudain une sensation étrange, un frisson intense qui l'enveloppe tout entière. Ce vibrato apaisant, vivifiant, la renvoie à ce moment où Nathan est apparu dans les flots. Elle sourit.
— Excusez-moi, vous êtes bien mademoiselle Delorme ?
Surprise, cette dernière se retourne. L'homme qui se tient face à elle lui est inconnu. Pourtant, une indéfinissable sensation de déjà-vu s'empare de la biologiste. Elle observe son interlocuteur avec attention.
Environ vingt-cinq ans, taille moyenne, mince mais solidement bâti. Ses cheveux châtains, courts et indisciplinés encadrent un visage doux où s'affiche un sourire en coin témoignant d'une insolente assurance. Cependant, ses prunelles d'azur dévoilent d'amères expériences. Vêtu d'une chemisette kaki sur un pantalon de toile beige, son poignet gauche s'orne d'un fin bracelet en argent brossé, serti d'un cristal de roche de la taille d'une olive.
Voilà un specimen que Julia qualifierait d'appétissante petite friandise.
Maya, contrairement à son habitude, ne se réfugie pas dans sa réserve. Entrevoyant une occasion de ne pas retourner trop vite auprès de son amie et son crush du jour, la jeune femme lui rend volontiers son sourire.
— On se connaît ?
— Je m'appelle Noah Blake. Pour être honnête, je vous cherchais.
Cette fois, l'étudiante éclate de rire.
— On ne me l'avait jamais faite celle-là !
— Ce n'est pas de la drague. Il faut que je vous parle.
Le ton devenu grave, Maya continue pourtant de sourire.
Qu'est-ce que c'est que ce plan ? Je parie que c'est encore un coup de Julia !
— Vous allez être obligée de me suivre. Pour votre sécurité.
Son inquiétude, non feinte, la gagne en un instant.
— Je peux savoir ce qu'il se passe ?
— Je vais vous le dire, mais pas ici. Descendons sur la plage. S'il vous plaît, il faut vraiment y aller.
Ayant côtoyé le mensonge durant tant d'années, la Française sent sa défiance prendre le dessus. Un coup d'oeil discret lui apprend qu'aucun soutien providentiel ne surgira. Julia et Andor se sont éclipsés.
Tu ne pouvais pas patienter encore un peu avant d'aller batifoler ?
— Maya !
— Comment me connaissez-vous ? demande-t-elle, agacée par l'empressement de l'inconnu. Vous faites partie de la mission d'exploration du canyon ?
— Il n'y a pas de mission, déclare-t-il abruptement.
Estomaquée, Maya ne peut protester lorsqu'il la prend par le bras pour l’entraîner dans ses pas.
— Je vais vous expliquer en chemin.
La conduisant jusqu'au jardin qui mène à la plage, Blake reprend, la voix toujours empreinte de gravité :
— Nous n'avons pas beaucoup de temps. Je vais donc aller droit au but. Je fais partie d'une organisation qui rassemble des personnes particulières. Notre mission : protéger notre planète, notre civilisation.
Maya se dégage vivement, irritée.
— Nous sommes des millions à œuvrer pour la protection de l'environnement. Les associations en tous genres sont légion. En quoi la vôtre est-elle différente ?
— Comme je le disais, nous avons certaines particularités. De ce fait, nous agissons en cercle très fermé. Et nous souhaitons que vous nous rejoigniez.
— Si c'est votre façon de procéder pour recruter vos membres, va falloir revoir votre copie !
— Désolé, mais on n'a pas vraiment le temps pour le protocole. Pour faire court, notre champ d'action va au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Faites-moi confiance, vous comprendrez tout en temps voulu.
Confiance ? Sûrement pas !
Delorme s'arrête net, exaspérée. Ils ont atteint la plage. La pleine Lune se reflète sur le sable humide, donnant aux flots une lueur spectrale. Noah Blake lui fait face sans ciller.
Il est sûr de lui, persuadé que je vais le suivre.
— C'est maintenant que je veux comprendre, s'entête la jeune femme.
— Vous saurez tout dans quelques heures, promis.
— Pourquoi ai-je l'impression qu'on ne me laisse pas le choix ?
— Parce que sans vous, notre mission est vouée à l'échec.
Sa voix s'est soudain adoucie. Délicatement, il pose sa main sur le bras de Maya, qui tressaille. Le frisson, ressenti quelques minutes auparavant, l'envahit de nouveau, plus fort, plus profond. Un bref instant, il n'y a plus que le bruit des vagues, le sable s'insinuant dans ses sandales, la douce brise marine et cette étrange sensation.
Assaillie de questions, de doutes, la scientifique cherche une logique dans ces propos, une explication aux émotions et sensations qui l'agitent. Le jeune homme ne la quitte pas des yeux. Tout en lui est à l'affût. Tension insupportable.
— Ça suffit maintenant. Si vous avez besoin de mon expertise de biologiste, préparez-moi un contrat. Dans le cas contraire, je m'en vais.
La retenant fermement, Noah ne lui laisse pas le temps de tourner les talons. La poigne est autoritaire, sans pour autant être brusque. Affrontement silencieux. Maya tente de se libérer, serre les dents. Le vibrato s'accentue. De sa peau, l'onde se propage à son sang, ses organes.
Noah tourne alors la tête en direction de la Lune, l'enjoignant à l'imiter.
— Regardez-la.
Machinalement, elle obéit. La lueur de l'astre court sur sa peau telle une caresse. Une vague d'émotions la submerge. Maya a un mouvement de recul quand ses yeux se posent à nouveau sur Blake. Un voile rouge vif ondule autour de lui. C'est à la fois effrayant et attirant, mêlant douceur et puissance.
— Qu'est-ce que...
Pour toute réponse, il lui prend la main, soulève son bras. La même aura l'enveloppe, à ceci près que la sienne est immaculée.
— Voilà pourquoi l'Organisation Elementum a besoin de vous.
Sous le choc, la jeune femme se laisse tomber dans le sable, fixant ses mains. Toute notion de temps, d'espace, disparaît au profit du halo nacré.
Ce n'est pas mon imagination, ni mon subconscient. C'est réel, bien réel ! Reprends tes esprits, réfléchis. Il doit bien y avoir une explication. Oh merde ! Mais qu'est-ce qui m'arrive ?
— Debout !
La scientifique relève la tête. Plus vive, l'aura écarlate de Noah s'agite. Il fixe quelque chose sur sa droite. Suivant son regard, elle étouffe un cri puis se redresse, chancelante. Une peur indicible lui saisit les tripes.
Maintenue par Andor Samaras, ainsi qu'un autre type au visage de vautour affamé, Julia présente une pâleur extrême. Ses yeux hagards, cernés de noir semblent déjà regarder la mort. Des coulées sanguinolentes marbrent ses bras, son abdomen, ses jambes. Autour de ses ravisseurs, pulse une émanation ténébreuse. Un goût de bile remonte dans la gorge de Maya.
— C'est un cauchemar, murmure-t-elle, désemparée
Les deux hommes ne sont qu'à quelques mètres. Traînant Julia, ils continuent d'avancer dans leur direction, leurs yeux d'onyx rivés sur la Française. Quand enfin ils s'arrêtent, Andor sourit froidement :
— Le seul moyen de sauver ta copine, c'est de venir avec nous.
Alors la fumée sombre qui l'enveloppe s'anime, s'étire en tentacules d'obsidienne. Avides de saisir leur nouvelle proie, les appendices luisants se rapprochent, se multiplient. Bien que partagée entre une terreur indescriptible et un sentiment d'urgence impérieux, la biologiste ne parvient pas à faire le moindre mouvement pour venir en aide à son amie.
Ça ne peut pas se terminer comme ça, ma Julia. On a tout affronté ensemble. Il y a forcément une solution.
— Prends ma main !
Sentant les doigts de Noah se mêler aux siens, elle s'y agrippe désespérément. Son aura opalescente palpite au rythme des battements de son cœur affolé. Ses tempes pulsent sous l'afflux sanguin. Une chaleur grandissante se dégage de son partenaire, Maya peut la sentir. Une chaleur sèche, impitoyable. Tétanisée, l'étudiante panique, ferme les yeux pour retenir les sanglots qui affluent.
"Tu peux la sauver. Maintenant !"
Nathan ?
Maya rouvre brusquement les paupières, aspirant une grande goulée d'air, comme si le souffle lui avait manqué durant une éternité. Ses pieds s'ancrent dans le sable, ses muscles se raffermissent. Une saveur iodée emplit sa bouche, le mouvement perpétuel des vagues murmure à ses oreilles. L'océan s'insinue sous sa peau, les courants roulent dans ses veines, abreuvent ses cellules de leur puissance. Sous la pulsion d'une froide détermination, Maya resserre sa prise sur la main de Noah puis reporte toute son attention sur les bourreaux de son amie.
Son halo se disperse en volutes opalines, danse un instant devant le sinistre duo. Andor ne semble plus aussi sûr de lui. Son enveloppe couleur de houille tressaille, puis opère un repli. Le viking porte la main à son col, tirant nerveusement dessus. Son comparse commence à haleter, lui lançant des regards paniqués. Ils ont lâché leur victime qui gît entre eux, recroquevillée.
Quelqu'un émet un grondement rauque, menaçant :
— Andor, viens me chercher !
Maya réalise avec angoisse que les mots sortent de sa propre bouche. Un sombre instinct l'anime en cet instant. Une pulsion primale ne demandant qu'à être assouvie. Noah lui lâche la main. Il se jette sur Julia, l’entraînant hors de portée de ses prédateurs. Le vautour tente de l'intercepter. Un flash aveuglant déchire la nuit. L'otage a disparu. Des circonvolutions écarlates apparaissent tout à coup, se mêlant aux volutes nacrées. Unies dans l'assaut, elles gagnent en puissance, redoublent d'ardeur. Danse lascive. Danse macabre. Exutoire.
L'atmosphère se charge de fines particules scintillantes, minuscules perles de Lune. Les premiers râles se font entendre. Les tortionnaires de Julia s'affalent sur le sable, silhouettes tassées, corps desséchés. Dans la lumière céleste, flotte leur quintessence, inexorablement attirée. Maya en veut davantage malgré la souffrance que cela lui procure. Son corps se brise, hurle sa douleur, sa soif. Douleur insoutenable. Douleur salvatrice. Extase.
Un geyser de flammes d'une puissance extraordinaire submerge soudainement les deux hommes. Un choc violent, tel une décharge électrique, secoue la jeune femme. Le sol se dérobe sous ses pieds.
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