16. Rayan Elfassi – 23 Avril
QG - 10h55
Perdu dans ses pensées, Rayan Elfassi s'abîme dans la contemplation de l'océan. Rien que pour admirer le majestueux panorama, ce petit voyage valait le coup. Cependant, l'adolescent sait qu'il n'est pas ici pour faire du tourisme. À cette idée, une vague d'excitation le submerge.
Au fond de lui, il s'est toujours senti étranger dans sa propre vie, asphyxié par son quotidien. Un vide dans son existence devait être comblé. Malheureusement, ses tentatives pour y parvenir n'ont fait que l'amplifier. Rayan est, depuis toujours, persuadé qu'un destin particulier l'attend. Loin d'être une lubie d'adolescent, cette certitude l'habite depuis son enfance.
Fils unique, surprotégé, ses parents l'ont élevé de façon à assouvir leurs propres ambitions. Naturellement brillant, étudier n'a jamais procuré aucune satisfaction au garçon. Bien au contraire, malgré ses deux ans d'avance, il s'est toujours fermement ennuyé en classe, intégrant les apprentissages avec une facilité déconcertante. Toute activité extrascolaire lui était refusée, hormis les clubs de calcul mental ou d'échecs. Son temps libre devait être consacré au travail. Rien n'aurait pu convaincre ses parents du contraire. Alors il a tenté de se rebeller. Mais, faire le mur pour aller fumer des joints, sécher les cours pour passer la journée à la piscine, casser des voitures, se montrer insolent et s'habiller comme un voyou ne pouvait pas mener à grand chose.
— Salut ! Je peux me joindre à toi ?
Rayan se retourne. Le jeune type qui approche lui fait aussitôt bonne impression. Un peu plus âgé que lui, peau sombre, visage long et jovial surplombé d'une coupe afro un peu rétro. Le Marocain lui tend la main pour se présenter, trop heureux de faire de nouvelles connaissances.
— Rayan Elfassi.
— Luther Bolt, répond le jeune homme d'une voix enjouée. Je viens de New York. Tu es novice aussi ?
Je vais avoir un pote des States. Ça claque !
— Ouais. Je suis arrivé hier soir, de Marrakech.
— L'une des plus belles villes au monde.
— À mon avis c'est un peu exagéré. C'est juste qu'en ce moment, c'est très tendance. Ça passera quand les jetsetteurs kifferont une autre destination.
— N'empêche, j'irais bien y chercher un peu d'inspiration.
— Tu es un artiste ?
— Je suis peintre et sculpteur. Mais... disons que je suis un peu en panne en ce moment. Cette invitation est plutôt bien tombée.
— À toi aussi ils t'ont servi un prétexte bidon ? demande Rayan à qui le ton ironique de Luther n'a pas échappé.
— Une expo internationale de jeunes talents. Et toi ?
— Tournoi d'échecs.
Tous deux éclatent de rire. Rayan reprend :
— En même temps, d'après le peu que je sais, s'ils avaient dit la vérité dès le départ, mes vieux ne m'auraient jamais laissé partir. C'est un truc de malade ce qui nous arrive !
***
Autoroute de Marrakech - 24 heures plus tôt
L'adolescent regarde défiler le paysage. Les terres ocres des collines arides, émaillées du vert sombre des arganiers, annoncent l'arrivée prochaine aux contreforts de l'Atlas. Ce voyage inattendu, Rayan en est convaincu, marque le début d'une nouvelle vie.
Sur ses genoux repose son sésame : une invitation sur papier épais à en-tête de la Fédération Royale Marocaine des Échecs, estampillée du sceau royal. L'écusson aux lions dorés brille de mille feux.
Ma darone en a pris plein la vue sur ce coup-là ! Elle aurait jamais pu refuser ce genre d'invitation. À moi la belle vie pendant quelques jours !
À ses côtés, son chauffeur, un certain Björn Lindström, n'a pas franchement le nom ni le physique d'un membre d'une quelconque fédération nationale. Blond, d'âge mûr, le visage aimable et paternel ; Rayan le trouve sympathique. Étant celui qui le sort enfin de chez lui, le lycéen en ferait vite son meilleur ami. Depuis le début du voyage, il ne cesse de lui poser des questions qui, pour l’essentiel, portent sur les activités à faire en dehors du concours. Patient, Björn lui parle de la région, de son dynamisme ainsi que de ses richesses naturelles.
Il est pas marocain mais il en connaît un rayon sur le pays !
Tout à coup, après un long silence, la conversation change de ton. Dans la voix chaleureuse de son chauffeur, Rayan peut sentir une certaine tension, comme une urgence :
— Écoute petit, je vais te parler de certaines choses que tu auras peut-être un peu de mal à assimiler sur le coup, mais je sais que tu es suffisamment intelligent pour comprendre.
L’esprit de Rayan se met à cogiter à une vitesse folle : enlèvement… prostitution… trafic d’organes… mariage forcé... activités terroristes… Tout le côté sombre du Maghreb y passe.
Se rendant compte du malaise de son jeune passager, Lindström reprend aussitôt la parole avec un sourire rassurant :
— Tu paniqueras quand je t’aurai expliqué. Pour commencer, je te confirme que nous n'allons pas à un concours d’échecs.
— Sérieux ? enchaîne Rayan, narquois.
— Je travaille pour une organisation un peu… particulière. Et c’est là-bas que je t’emmène.
Organisation. Le mot a un effet excitant aux oreilles de Rayan. Cette fois il ne pense pas « organisation terroriste ». Clairement, Björn n’a rien d’un assassin. Non, ce sont des images de films d'espionnage, de poursuites en voiture, de cascades, de scènes de crime qui s'imposent à son esprit.
— C'est quoi cette organisation ?
— Je ne peux pas tout te dire maintenant mais je vais te donner le topo général. Nous devons mener à bien une mission de la plus haute importance. Pour cela, nous avons besoin de personnes aux compétences particulières, comme toi Rayan.
— Compétence ? Genre mon Q.I. ?
— Non, ta force.
— Je suis une crevette, réplique Rayan, je fais juste de la natation. Mais dis rien à mes parents s'te plaît, ils sont pas au courant. Ma mère pense que la piscine est un vrai bouillon de culture. Elle a pas tort mais c'est le seul endroit où je me sens un peu libre.
— Je serai muet comme une tombe, répond Björn avec un clin d'œil appuyé. La force dont nous avons besoin n’est pas musculaire ! C’est plutôt un don.
— Je veux pas te vexer, mec mais t'as dû te planter. J’ai aucun don !
— Tu es sûr ? Comment te sens-tu quand tu es dans l'eau, à la piscine ?
L'adolescent réfléchit un instant. Il doit mettre des mots sur cette sensation si particulière.
— C'est simple, une fois dans la flotte, j'ai juste l'impression d'être dans un cocon, mon chez-moi. Tout ce qui m'étouffe en temps normal disparaît comme par enchantement. Parfois, je m'imagine sur une île, minuscule en plein milieu d'un gigantesque océan. Là, environné d'eau, rien n'aurait plus d'importance. Dans ces moments-là, mon cerveau arrive à se persuader que la piscine fait des vagues.
Sans quitter la route des yeux, Björn effleure le bras de Rayan de sa main droite. Le jeune Elfassi en ressent un curieux frisson. Il baisse alors les yeux et étouffe un hoquet : son bras se nimbe d’un étrange halo blanc se diffusant progressivement à tout son corps. Il panique :
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Qu’est ce que tu m’as fait ?
— J’ai juste fait ressortir ce que tu as en toi. Les vagues de la piscine étaient bien réelles. Tu les as créées, petit. Inconsciemment.
Rayan reste interloqué.
— Franchement, si j’avais été capable d'un truc pareil, tu penses pas que je l’aurais su ?
— Non, pas forcément. Il faut un événement particulier ou le contact avec une personne comme toi pour que le phénomène s’active.
Le jeune homme a un rire un peu crispé.
— Cool je suis activé ! On rentre en pleine SF, mec !
Après un court instant de réflexion il ajoute :
— Donc si je comprends bien, tu me ressembles… pardon, t'es un vieux, alors je te ressemble.
Björn rit franchement. Puis, à son tour, il s’enveloppe d’une fine aura immaculée.
— Ne sois pas insolent, bonhomme ! Mais oui, tu as raison, nous sommes pareils tous les deux… et quelques autres. Nous ne sommes qu’une poignée sur Terre et nous devons nous réunir au plus vite.
— Et ce truc, ce halo, tout le monde peut le voir ? Genre si je me balade dans la rue...
— N'espère pas t'en servir pour épater les filles. Il n'existe que peu de personnes capables de le percevoir, à part les gens comme nous. Ceux qui y parviennent ont des facultés de perception extrasensorielle. C'est rarissime.
— Alors ça sert à quoi ?
— Cette aura est la manifestation d'une énergie, d'un pouvoir élémentaire. Dans notre cas, nous avons la capacité de commander à l'élément eau, tandis que d'autres agiront sur le feu, l'air ou la terre.
— Alors tu penses que j'ai réellement créé des vagues dans la piscine ? Et je saurais faire quoi d'autre, selon toi ?
— À toi de le découvrir.
***
En compagnie de Luther Bolt, Rayan, exalté, s'installe confortablement dans l'open space du QG de l’Organisation Elementum. C'est une histoire de fous, pourtant tout lui semble vrai.
Des pouvoirs sur l'eau, une organisation mystérieuse et maintenant, ça ! Sa Majesté leur a carrément donné la moitié de sa propriété. Ma mère s'en étoufferait ! Rien que cette salle, elle est juste incroyable ! Ces équipements... surtout le frigo américain plein à craquer ! Et la table de billard, les écrans géants, la vue sur l’océan… et cette bibliothèque, le rêve ! Je passerai le reste de ma vie ici s’il le faut !
À côté des garçons, sur l'immense sofa en U, couleur crème orné de délicates arabesques dorées, se tiennent deux jeunes femmes. Les nouvelles recrues ont fait connaissance rapidement quelques minutes plus tôt. À l'extrémité de l'une des banquettes, Liz McKennan, arborant le jaune de l'élément terre, tout comme Luther, ressemble à un frêle animal traqué. La brunette au visage pointu garde la tête rentrée dans les épaules, inspectant nerveusement la pièce de son regard noisette. Non loin de Liz, Maya Delorme, une beauté froide sur qui l'adolescent hésite à poser les yeux. Elle l'impressionne.
Faudra t'y faire. Vu ses fringues, elle est dans ton équipe.
Un râclement de gorge.
— Bienvenue à tous les quatre, lance, en pénétrant dans la pièce, un bel homme distingué au regard et à la voix rassurants. Ses homologues entrent à sa suite.
Les Tuteurs dont Björn m'a parlé. Le grand déballage va commencer !
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