22. Maya Delorme – 23 Avril
Base Secrète - 14h
Maya s’allonge sur sa couchette, l’esprit trop confus pour mettre de l’ordre dans ses idées.
Du regard, elle fait le tour de la pièce austère : plafond de roche voûté, murs blanchis à la chaux, lit militaire, petite table assortie de deux chaises, quelques étagères contenant ses maigres affaires, des bougeoirs ainsi qu'une petite lampe à gaz. La seule source de lumière naturelle provient de la porte, équipée d’une moustiquaire et donnant sur l’océan.
La jeune femme ferme les yeux. Ne pas penser. Ne pas penser à l'ouragan avançant droit sur eux. Ne pas penser à cet étrange cube de cristal, à cette sensation de perdre toute consistance. Ne pas penser à cette impression d'être arrachée à sa vie. Ne pas penser à Julia.
Bercée par le bruit des vagues, Maya, épuisée par les événements des dernières vingt-quatre heures, s'assoupit. Un léger bruit la réveille en sursaut. Elle se redresse brusquement, les sens en alerte. L’imposante carrure du dénommé Björn Lindström se tient sur le seuil.
— Je peux entrer ?
Maya acquiesce, d'un signe de tête. Il place une chaise près du lit puis s’assoit, une lueur de compassion dans ses prunelles d'acier.
— Comment te sens-tu ? s’enquiert-il simplement.
— Franchement ?
Il sourit, l’engageant à poursuivre.
— J’ai connu mieux, soupire-t-elle en se passant les mains sur le visage. Accepter l’inexplicable est assez difficile pour moi. Depuis hier, je nage en plein paranormal. D’abord, il y a cette aura, apparue je ne sais comment. Ensuite, j’apprends qu'une poignée d’autres personnes est comme moi, que nous sommes les seuls au monde à pouvoir empêcher des catastrophes et sauver notre planète de la destruction. Tout ça en éliminant une espèce d’entité intra-terrestre qui tue les êtres vivants pour absorber leur énergie vitale. En quelques minutes, vous avez bousculé les lois scientifiques établies et par là même l’origine des événements naturels et climatiques. Je ne mentionnerai pas non plus les manipulations mentales à grande échelle perpétrées par cette… chose. Enfin, que dire de ces aptitudes qui nous permettent de maîtriser les éléments ? Ou de ce cube qui nous a téléportés d’un complexe cinq étoiles à un village troglodyte ?
Maya s’interrompt pour reprendre son souffle. Sa tirade a été débitée si vite qu’elle en a presque oublié de respirer. Björn l'a écoutée en souriant gentiment.
— C’est un bon résumé, dit-il enfin. Si tu t’en sens le courage, je te propose de faire le tour de ce village troglodyte.
— J'ai une question d'abord.
— Je suis persuadé que Julia se trouve en sécurité, enchaîne-t-il immédiatement. Les Tuteurs ne sont pas du genre à laisser les blessés derrière eux. Tu auras des nouvelles avant ce soir.
Maya parvient à se détendre légèrement. Elle accorde difficilement sa confiance, pourtant Björn semble sincère. C'est un homme mûr dont la simplicité inspire la sympathie.
— Bien. Alors, allons explorer notre nouvel environnement. Qui sait ? Peut-être que je m'y sentirai plus à mon aise.
— Je pense que ça va te plaire.
Ils sont brusquement interrompus par un Rayan survolté déboulant dans la chambre.
— Maya ! Faut que tu voies ça ! Viens vite !
La jeune femme sourit. Ce petit gars respire la bonne humeur. Une énergie positive bienvenue. Débarrassée de sa tenue de lin blanc, Maya a retrouvé ses propres vêtements avec soulagement. À son arrivée, elle n'a même pas été surprise de constater qu'ils l'attendaient dans son logement. Après avoir enfilé une paire de chaussures de sport, elle sort avec l’adolescent, suivie de Björn.
En débarquant tout à l'heure, un épais brouillard couvrait les alentours, accentuant la confusion qui régnait déjà dans les esprits. Cependant, l'omniprésence de l'océan n'a pas échappé à Maya. Maintenant, le soleil rayonne de toute sa puissance, caresse les flots, illumine la roche, chauffe les vents. Subjuguée, la jeune femme se tient face à un paysage à la fois grandiose et hostile.
Le luxe est une notion subjective !
Le flanc escarpé du plateau où se sont réfugiés les membres de l'Organisation Elementum abrite les habitations. À vue d'œil, ce sont plus de vingt grottes aménagées, disséminées ça et là. Pour accéder à la plupart d'entre elles, des chemins de chèvres sillonnent la paroi, dont certains semblent pour le moins périlleux. Au pied de cet ensemble, une pente douce de sable, parsemée de maigres touffes de plantes grasses, mène à une étendue de roche noire semblable à une dentelle volcanique. Les vagues heurtent l'abrupt rivage sans discontinuer, redoutables. Ici, la nature se façonne dans l'instant. Ici, tout n'est que pure et primitive expression de la création. Maya s'emplit les poumons d'air marin, goûte le sel des embruns, se noie dans le tumulte du ressac. Sa peau frissonne sous la douce chaleur du soleil.
Peut-être que je pourrais trouver ma place dans un endroit pareil.
Toujours plongée dans le brouillard, la portion nord de la côte tarde à se dévoiler, tandis que vers le Sud, le regard porte à plusieurs kilomètres. De nombreux gouffres et criques suscitent la curiosité de la biologiste.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle à Björn.
— Toujours sur le même continent, a priori, répond-t-il évasivement.
— Mais encore ?
— Ce lieu est censé être un refuge inviolable, grâce à la fée Technologie. Notre Veilleur pourrait t'en dire davantage, moi ce n'est pas mon truc. Trop vieux, sûrement ! Quoi qu'il en soit, notre localisation est un secret bien gardé. Nous sommes ici dans l'une de nos bases secrètes dont seuls quelques uns ont les coordonnées exactes. Et nous n'en faisons pas partie. Nous ne pouvons qu'extrapoler. Le Portail, ce fameux cube de cristal, a été programmé depuis le QG.
Impatient, Rayan prend la main de Maya, puis l’entraîne sur un chemin descendant vers l'océan, laissant Lindström suivre à son rythme. Un peu plus loin, la piste disparait au cœur d’un amas rocheux. Ils s’y engouffrent pour déboucher ensuite en haut d’un escalier creusé à même la pierre. En contrebas, ils rejoignent Aïko ainsi que ses nouveaux coéquipiers, Liz Mc Kennan et Luther Bolt. Ces derniers observent avec curiosité les Éléments Feu en pleine démonstration de leurs aptitudes. Maya se prépare à basculer un peu plus dans l'inexplicable.
Ma nouvelle routine, semble-t-il.
Étrangement, la jeune femme se sent sereine. La colère, l’incompréhension, les doutes, s’effacent momentanément pour faire place à l'instant présent.
Les combattants ont déployé leurs auras, dont la teinte rouge varie d'un individu à l'autre.
— Voici Teri Delenikas et Jonas Bennett, précise Björn. Ils font partie de l'Organisation depuis, respectivement, dix et six ans. Avec Noah, ils forment une équipe expérimentée, d’une efficacité à toute épreuve.
— J’suis amoureux ! s’exclame soudain Rayan, déclenchant le rire de ses compagnons.
Loin de s’en offusquer, il continue de contempler Teri, fasciné.
— Dis, Björn, nous aussi on aura ces tenues-là ? demande l'adolescent d'un air rêveur.
Les ensembles de lin – certes très confortables mais peu pratiques – ont été remplacés par des combinaisons de combat beaucoup plus fonctionnelles.
— Elles sont déjà prêtes, il me semble.
— Cool ! Parce qu'elles déchirent grave !
Maya se demande s'il parle du vêtement ou de la silhouette parfaite de celle qui le porte. La quarantaine, peau mate, visage long aux traits réguliers, la brune est assurément très belle. Tout à coup, des flammes jaillissent de ses yeux. Blanches, lumineuses, comme celles provoquées par la combustion du magnésium. Sitôt lancés, les projectiles luisants perforent les blocs rocheux sur lesquels ils sont dirigés. D’une main, Teri manipule une boule de feu, la modelant distraitement à sa guise. Maya l’imagine fort bien en sorcière d’une de ces nouvelles séries fantastiques à la mode : séduisante et dangereuse.
À sa gauche, se trouve Jonas Bennett. Grand, solidement bâti, environ trente ans, cheveux de jais, c'est le type au regard sombre aperçu plus tôt au QG. Il tient un bloc de roche noire de la taille d’une brique. Maya ne saisit pas tout de suite ses intentions. Puis, la couleur et la texture de la pierre, se modifient. Le minéral entre en fusion.
Incroyable ! Il doit atteindre plus de mille degrés pour obtenir ce résultat.
Effarée, la jeune femme constate que les prunelles de Bennett ressemblent maintenant à deux éclats de braises ardentes. Voyant qu’elle ne détourne pas les yeux, Jonas lui adresse un sourire ambigu. Il n’en faut pas davantage à Maya pour rompre le contact et diriger son attention sur le dernier membre de l’équipe.
À toi, Blake. Maintenant que tu m’as traînée dans une autre dimension, montre-moi si ça en vaut la peine.
Noah manie une balle de sable humide avec cette même assurance qu’il affichait la veille au soir. Plaçant la sphère dans sa paume droite, il tend le bras. Un craquement retentit, immédiatement suivi d'un petit arc lumineux qui enveloppe l’objet. En une fraction de seconde le sable se transforme en fulgurite. Blake la lance en l’air puis, d’un geste rapide et précis, s’approprie la boule de feu de Teri qu’il envoie sur l’objet cylindrique, le désintégrant aussitôt. Rappelant la sphère à lui, il la laisse flotter un instant au-dessus de sa main. Soudain, l’objet incandescent se liquéfie, se coule en Noah pour ne faire qu’un avec lui. Bientôt, d’ardentes et délicates zébrures éphémères apparaissent sur les parties visibles de sa peau, remontant le long de son cou, de son visage, jusque dans l’azur de ses yeux.
Un trouble indéfinissable saisit Maya, une émotion surgie de l’inconnu, d’une autre vie… la vie d’une autre.
Pourtant, c’est de la mienne qu’il s’agit maintenant. Pourquoi ai-je l'impression de le connaître sans l'avoir jamais vu ? Pourquoi l’ont-ils envoyé, lui, pour venir me chercher ?
— Maya ! Ça va pas ?
L’intervention de Rayan la surprend.
— Si, ça va, le rassure-t-elle. C’est juste… Ne t'inquiète pas, je vais bien.
— On dirait pas ! s’exclame l’adolescent. Dis-donc, tu le kifferais pas un peu le Noah ? Ton aura s'énerve !
Effectivement, son halo brille intensément, s’agite en tous sens. Björn s’approche, appose ses mains sur les épaules de sa nouvelle équipière.
— Détends-toi. Ferme les yeux et respire à fond. Concentre-toi sur ton rythme cardiaque, imagine-le qui ralentit progressivement.
Maya se laisse guider par la voix apaisante du Suédois. Les battements de son cœur se font plus espacés, plus réguliers.
— Maintenant, visualise ton aura. Pour l’instant, elle n’en fait qu’à sa tête mais sache qu’elle te sera fidèle jusqu’à ton dernier souffle. Elle est ton énergie, ton reflet, ta puissance, ta protection. Elle s'est propagée à travers le temps pour arriver jusqu'à toi. Tu es son ultime réceptacle. Elle est ce qui peut t’arriver de mieux. Accepte-la.
Lorsque Maya rouvre les yeux, son enveloppe nacrée a disparu. Pourtant, la biologiste la sent dans chacune de ses cellules, bien présente, prête à se manifester.
Björn affiche un sourire bienveillant.
— L’acceptation sera ta force.
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