Base Secrète - 13h00

Postée au sommet d’un rocher, Maya se perd dans le tumulte du ressac. Les vagues viennent se briser sur la roche, puissantes, implacables. Les embruns caressent le visage de la jeune femme, le roulement hypnotique la berce, l’isole du reste du monde. Ses pensées vont et viennent au rythme des flots.

Depuis trois jours, Maya explore son influence sur l'eau, emmagasine des informations qu'elle classe méthodiquement dans sa base de données mentale. Si le processus s'avère rassurant, il l'amène également à reconsidérer les différentes étapes de sa vie. Le chemin qu'elle emprunte la conduit vers un avenir insoupçonné tandis qu'il réfute son passé, une fois de plus.

Si les informations peuvent être traitées objectivement, il n’en est pas de même pour les émotions. N’y tenant plus, la Française quitte son poste, descend sur la petite crique attenante, puis se déleste rapidement de son teeshirt et de son pantalon, ainsi que de son dispositif de communication, un émetteur-récepteur placé au creux de son oreille. D’un pas sûr, sans craindre le froid, ni les assauts des vagues, elle avance jusqu’à perdre pied, se laisse submerger par son élément. Ses sens s’adaptent au changement d’environnement avec facilité, l’apaisement la gagne en un instant. Elle se laisse porter par le courant, bientôt rejointe par une myriade de petits poissons argentés. Sur les rochers alentour, les anémones de mer, tentacules ondulant paresseusement, attendent leurs proies imprudentes.

Soudain, un son étouffé parvient à la biologiste. Un son provenant de l’extérieur. À regrets, Maya sort la tête de l’eau. Sur la plage, à quelques brasses, trois personnes s’agitent en tous sens. Elle reconnaît les jumeaux Tanaka, accompagnés de Blake. Celui-ci, tenant le tas de vêtements dans les mains, scrute les vagues. La jeune femme se décide à regagner le rivage.

À mesure qu’elle avance, les traits de Noah se précisent, crispés. Il paraît contrarié. Pourtant, dans ses prunelles fixées sur elle, Maya distingue une lueur de soulagement. Il l'observe, comme pour s’assurer qu’elle est entière. Quand elle sort de l’eau, le regard devient dur, inquisiteur. Il ne semble même pas prêter attention au fait qu'elle soit en sous-vêtements.

Au moins il ne me reluque pas d'un air lubrique comme l'auraient fait la plupart de ses congénères.

— L’une des principales règles des Éléments est de rester joignable H24, assène-t-il sévèrement en brandissant l’émetteur-récepteur.

Delorme lui fait face sans se dérober, retient une réflexion cinglante, puis se résout à présenter ses excuses.

— Je suis désolée, mais j’avais besoin de solitude.

— C’est une mission à temps plein, la coupe-t-il d'un ton sec. L’Organisation doit pouvoir compter sur chacun d’entre nous, à tout moment. Ce genre de petite escapade pourrait avoir des conséquences regrettables.

La condescendance dans le ton de Blake irrite profondément Maya. Cette fois, elle ne peut retenir ses mots :

— Estime-toi heureux que je ne me sois pas tout simplement tirée d’ici !

— On se calme ! intervient soudain Aïko en les rejoignant, Izaya sur les talons. La délicatesse n’est pas le point fort du frangin, ajoute-t-elle en adressant un clin d’œil à sa nouvelle amie. Il voulait juste dire qu’il s’est inquiété pour toi, n’est-ce pas, Noah ?

Le regard appuyé qu’elle lance à son frère adoptif semble l'adoucir instantanément. Il baisse les yeux, pousse un long soupir, puis se tourne vers la Française.

— Ouais, excuse-moi, concède-t-il à contrecœur. Je n’aurais pas dû m’emporter. Bien sûr que je me suis inquiété pour toi. Enfin, comme je m’inquiète pour chacun d’entre nous.

— Un peu plus quand même, murmure Izaya, sourire espiègle aux lèvres.

— La ferme, Tanaka !

— Ben quoi ? C’est normal que tu te fasses du souci. Maya est quand même la fille de la légende.

— Vous n’allez pas remettre ça tous les deux ? s’agace l’Élément Feu.

— Nous pensons quand même que Maya doit savoir, insiste Aïko. Effectivement, ce n’est qu’une légende. Chacun est libre de l’interpréter comme il l’entend. C’est pourquoi nous estimons qu’il est nécessaire qu’elle soit au fait de ce qui la concerne, de près ou de loin. Elle a suffisamment été maintenue dans l’ignorance, tu ne crois pas ?

Maya observe l’échange entre ses trois compagnons, tout en se rhabillant. Les jumeaux attendent l’approbation de leur aîné.

Un démon, des superpouvoirs, des tablettes prophétiques, et maintenant une légende ! Rien ne devrait plus me surprendre.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? interroge la nouvelle recrue, son regard passant de l’un à l’autre, s’attardant sur Blake plus qu’elle ne devrait.

Noah capitule. D’un signe de tête, il enjoint Aïko à poursuivre. Izaya affiche un sourire triomphant, puis invite tout le monde à s’asseoir sur le sable. Sa jumelle prend une longue inspiration avant d'entamer son récit, d’une voix douce, empreinte de mélancolie.

***

Sol et Luna legenda

En des temps reculés, le Destructeur des mondes devint si puissant que l’Univers entier se trouva en péril. C’est alors que Gaïa créa les Éléments. Outre leur capacité à commander le feu, l'eau, l'air et la terre, chacun de ces êtres exceptionnels fut choisi par un corps céleste afin de devenir le réceptacle de son énergie cosmique. Ainsi, la Terre elle-même, Mars, Jupiter, Vénus et leurs sœurs s'incarnèrent en ces valeureux guerriers.

Cependant, cela s'avéra insuffisant. L'insatiable Démon ne cessa de gagner en vigueur et fut bientôt sur le point de briser ses chaînes. Désespérée, Gaïa supplia les astres majeurs de lui venir en aide.

Secrètement épris l'un de l'autre, condamnés à ne pouvoir s'unir qu'en de rares occasions, le Soleil et la Lune y virent un espoir de rompre le sort qui leur était infligé. Ils prirent donc vie à leur tour et purent enfin se jurer de passer l'éternité côte à côte. Leur arrivée au sein du clan des Éléments modifia considérablement la répartition des forces en présence.

Lorsque vint l’heure de l’ultime affrontement, les pouvoirs élémentaires des protecteurs de Gaïa atteignirent leur apogée. Mais les astres sont versatiles. L'Ange de l'abîme en saisit toute la portée, se jouant insidieusement de ses adversaires. Si bien que, quand il réclama un sacrifice, la Lune, trahie, perdit son incarnation, nourrissant la Bête de sa vie et de ses pouvoirs élémentaires.

Le Seigneur des ténèbres déclencha alors un cataclysme contre lequel nul ne put agir. Les eaux envahirent les terres jusqu'aux plus hautes montagnes, le ciel s'obscurcit et le jour devint nuit. Épaulé par le peu de compagnons qui lui restaient, ivre de rage et de chagrin, le Soleil déchaîna sa toute-puissance, renvoyant le Destructeur à ses origines.

Cependant, une infime part de lui subsista, tapie dans les profondeurs, attendant de reprendre consistance.

Ce que l'hôte de l'astre solaire avait subi en terme de décharge énergétique était colossal. Aucun être humain n'aurait pu y résister. Pourtant, il survécut, trainant sa détresse jusqu'aux confins du monde englouti.

Il est écrit que le Soleil transmit sa puissance à la descendance de son hôte, dans l'espoir que sa compagne le rejoigne un jour. Car ce n'est qu'ensemble, qu'ils vaincraient.

De son côté, loin de renoncer, la Lune se jura de détruire le Démon qui l'avait arrachée à son amour si brièvement retrouvé. Elle assura donc Gaïa de son soutien à une seule condition : que l'Élément qui l'abriterait soit créé à son image.

Ainsi, un jour, quand l'intégrité de l'Univers sera à nouveau menacée, la Lune redescendra sur Terre, incarnée dans le corps d'un être d'une puissance extraordinaire. Ses pouvoirs seront si grands, sa beauté si unique, que le Mal la convoitera, la traquera.

De nombreuses épreuves attendent les astres majeurs afin de pouvoir être à nouveau réunis et la victoire ne sera acquise qu'au prix de lourds sacrifices.

***

Alors que les derniers mots s’envolent, Maya prend un moment afin de réfléchir à ce qu’elle vient d’entendre.

Il s’agit d’une légende, d’un récit prenant sa source dans des faits réels, mais susceptible de les déformer. Les tablettes, elles, sont des artefacts, des témoignages du passé. Dans les deux cas, les grandes périodes de l’histoire des Éléments sont retracées : Gaïa face au pouvoir destructeur, la création des Éléments, leur puissance renforcée, l’affrontement final, le Déluge. Si l’on excepte le côté romanesque de la légende…

Le côté romanesque, c’est bien ce qui met Maya mal à l’aise en cet instant. Son regard glisse sur le col du teeshirt de Noah. L’astre solaire y est brodé dans des tons de jaune et d’orange tranchant avec le rouge sombre du tissu. Du bout des doigts, la jeune femme effleure la Lune nacrée à la base de son propre cou. Elle rompt finalement le silence :

— Si je comprends bien, résume-t-elle en choisissant ses mots, d’après la légende, c’est la première fois depuis des millénaires que les énergies des astres majeurs se retrouvent en présence l’une de l’autre.

— D’après la légende, oui, confirme Aïko. D’autre part, aucun document du Codicem Elementis ne mentionne une quelconque présence lunaire depuis le Grand Cataclysme.

— Pas étonnant que ça soit explosif !

— Ah ! Tu vois ! s’exclame Izaya à l’adresse de Noah. Il ne lui a pas fallu deux minutes pour comprendre. Tous les deux, vous êtes faits…

— Le Soleil et la Lune, le coupe précipitamment sa sœur, sont des astres dominants. Ils doivent réapprendre à partager le même territoire. Il va vous falloir un peu de temps.

Noah, qui n’a pas ouvert la bouche tout au long de l’échange, se décide enfin à lever les yeux du galet qu’il manipule distraitement.

— Le temps, c’est ce qui nous manque, déclare-t-il à Maya sur un ton nettement plus aimable. Tu vas devoir travailler dur pour éprouver tes capacités.

— Comment être sûr que c’est bien de moi qu’il s’agit ?

— Comment peux-tu en douter ? Regarde-toi ! T’es juste parfaite !

Izaya rougit aussitôt de son audace.

— Si ton père t’a rendue invisible aux yeux du monde, aux yeux des Corrompus, ce n’est pas pour rien, intervient une fois de plus Aïko. D’une manière ou d’une autre, il savait que tu étais un être d’exception.

— Comment pouvait-il le savoir ? Selon Mac, mes pouvoirs se sont manifestés uniquement le jour où ma mère et moi avons eu cet accident. Mon paternel n’était pas là.

— En fait, on a peut-être une piste, expose Noah, hésitant.

— Le contraire m’aurait étonnée, sourit Maya. Je t’en prie, continue. Au point où j’en suis, je crois que je peux tout encaisser.

— Nous avons enquêté sur Elena Hristova, ta mère. Elle était astrologue. Attention, pas une de ces voyantes illuminées qui gravitaient autour des puissants d'Europe de l'Est au siècle dernier. Elle était la dernière fille d'un couple très en vue de Varna, une petite ville au bord de la mer Noire. Elena pratiquait l'astrologie comme un loisir. On dit qu'elle était très douée. Les mondaines du coin la sollicitaient régulièrement pour qu'elle fasse leur thème astral. Elle se prêtait au jeu et finit par avoir une réputation non négligeable dans le domaine. Il est probable qu’elle ait réalisé ton thème astral à ta naissance. Rappelle-toi, l’autre soir, je vous ai dit que l’astrologie était née avec les Éléments.

— Ma mère aurait donc eu connaissance de ce qui m’attendait et elle en aurait informé mon père.

— C’est ce que nous pensons. Afin de valider ses thèmes astraux, elle les faisait signer et dater par deux témoins. Possible qu'il se soit agi de ton père et de ta tante.

— Et lui, au lieu de m’aider à faire face à mon destin, il a préféré tout occulter. Il aurait dû se douter qu’un jour ça nous exploserait à la figure.

— Écoute Maya, ne t’appesantis pas sur le passé. En tant qu’Éléments, nous avons tous vécu des événements lourds à porter. Aïko et Izaya ont perdu leurs parents, et Gil n’a jamais voulu me dire qui était mon père. Les jumeaux ont fait des recherches pour retrouver d’éventuels membres de leur famille, sans succès. Pour ma part, j’ai essayé à maintes reprises d’en savoir plus sur mon géniteur. J’en ai voulu à ma mère durant des années. Mais nous avons fini par comprendre que tout ça nous empêchait d’avancer. Pire, ça nous éloignait de notre objectif. Tu ne pourras pas changer ce qui t’est arrivé, ni les choix que d’autres ont fait à ta place. L’important, c’est ce que tu es aujourd’hui : un atout majeur pour la sauvegarde du monde. Concentre-toi sur le présent, Maya.

Noah s’est exprimé avec une sollicitude non feinte, sans la quitter des yeux. Une douce chaleur envahit la jeune femme. Elle prend une grande inspiration pour effacer son trouble, puis lance sur un ton qu'elle espère enjoué :

— Compris, chef ! Je me remets au boulot !

Elle se relève, imitée par ses compagnons. L’atmosphère se détend considérablement. Maya et Noah prennent la tête du groupe sur le chemin du retour. La jeune femme ne peut s’empêcher de poser la question qui la taraude depuis quelques minutes :

— J'ai compris qu'en plus de corrompre des individus lamda, Abaddon peut également prendre le pouvoir sur l'un de nous. Or, je n'ai pas noté d'inquiétude particulière à ce sujet dans vos discours.

— En fait, ce ne sont pas des individus lambda. La mieux placée pour t'en parler serait Teri.

— Tu oublies Natalia, intervient Izaya dans son dos.

Noah lui jette un regard lourd de reproches par-dessus son épaule :

— Je doute qu'elle souhaite partager son expérience. Quoi qu'il en soit, la possibilité d'un Élément corrompu ne peut être écartée. Mais, vu notre isolement, il y a peu de chances pour que cela arrive. Tom Weber et son équipe relèvent en permanence des données concernant notre état physique et psychologique, ainsi que sur la façon dont nos énergies se comportent. Il balance les infos aux services de l’Organisation en charge de les analyser. Quand Tom récupère les rapports, il les transmet aux Tuteurs quotidiennement... si tant est qu'ils puissent les recevoir. D’autres questions ? enchaine Blake sur un ton exagérément léger.

— Une dernière.

Maya hésite un instant.

— Ce qui unit Sol et Luna… rassure-moi, nous deux, on n’est pas obligés d’être… ?

— Non, bien sûr que non ! s’empresse-t-il de répondre.

— C’est pourtant ce qui pourrait nous sauver la vie. Vraiment, je suis déçu ! Vous pourriez faire preuve d’un peu plus d’abnégation, tous les deux !

— La ferme, Tanaka !