Baie de Tokyo - 00h35

Rayan garde les yeux fermés quelques secondes. Bien qu'indolore, voyager à travers le Portail laisse une brève mais désagréable sensation d’étourdissement. Lorsqu’il rouvre les paupières, l'adolescent est momentanément déstabilisé. Ils viennent de quitter une après-midi ensoleillée pour se retrouver en pleine nuit. La question du décalage horaire ne lui a pas une seconde effleuré l’esprit. L'adolescent frémit d'impatience. Lui qui n'est pratiquement jamais sorti de chez lui, se retrouve soudain à l’autre bout du monde. Il ne verra pas grand-chose du Japon, mais le fait de simplement en fouler le sol est très excitant. Björn le tire brutalement de ses pensées :

— Il va falloir grimper !

Le jeune El Fassi lève les yeux. La haute silhouette blanchâtre se détache sur le ciel sombre. Tom Weber les a envoyés au phare de Kannonzaki, en bordure de la baie de Tokyo. Le balcon de veille étant trop étroit pour y programmer leur arrivée, les trois Éléments Eau doivent accéder au sommet par leurs propres moyens. Ils traversent le parking, jusqu’à la porte d’entrée. C'est un vieux phare n'ayant, apparemment, jamais été rénové, ou du moins, pas de façon très poussée. Arrivés devant le panneau en bois, Rayan se creuse la tête à la recherche d'une solution pour entrer, lorsque, d’un coup de pied bien appuyé, Björn force l’ouverture. Le craquement retentit dans la nuit. Un frisson glacé saisit Rayan.

— Perso, j'aurais crocheté la serrure. C'est plus silencieux.

— Pas que ça à faire, gamin !

Lindström entre en premier, suivi de Maya. Jetant un dernier regard vers le parking, Rayan les rejoint à l'intérieur. Ne reste plus qu'à gravir l'interminable escalier traversant les différents étages du phare, jusqu’au balcon de veille, d’où leur mission doit être accomplie. Le lycéen sent une boule se former au creux de son estomac.

C'est pas un entrainement cette fois. Des vies sont en jeu et le temps est compté.

Il croise brièvement le regard de Maya, tout aussi tendue que lui. Björn, quant à lui, fixe l’horizon, se projetant probablement déjà dans l’action.

Ils se positionnent comme prévu, face à la baie de Tokyo, les novices se plaçant chacun d’un côté de leur mentor. À cette heure tardive, aucun bateau ne circule. Dans le ciel, la lumière de la Lune peine à percer l'épaisse couche nuageuse. Pourtant, de l’autre côté du golfe, à quelques encablures, on distingue une ligne épaisse, plus sombre. La péninsule de Chiba.

Un puissant séisme, d’une magnitude de neuf virgule trois sur l’échelle de Richter, vient d’avoir lieu au large de la côte est de cette langue de terre. D’après Weber, le tsunami engendré par la secousse sera d’une hauteur exceptionnelle, risquant fort d’engloutir la péninsule pour se déverser ensuite dans l'anse et envahir l’intérieur des terres. À cela s’ajouteront les répliques sismiques dont l’intensité ne diminuera pas significativement dans les prochaines heures, voire les prochains jours. Mais ça, c'est la mission des Éléments Terre.

Björn les regarde, l’un après l’autre.

— Nous y voilà ! Rappelez-vous, on se concentre sur l’eau, on la ressent…

— On ne fait qu’un avec elle, poursuit Maya.

— On la dompte et on lui impose notre volonté, termine Rayan.

Soudain, l’atmosphère change imperceptiblement. L'adolescent ne saurait dire en quoi, cependant, il le ressent. Une lourdeur accompagnée d’un grondement sourd et lointain. Sans se concerter, tous trois rivent leur regard sur la péninsule, de l’autre côté de la baie. Le phare oscille dangereusement, comme si une vague passait sous ses fondations. L'équipe Eau s'agrippe au garde-corps mais l’étrange sensation induite par la réplique ne dure que quelques secondes.

Le Suédois entre en contact avec les Éléments Terre. Aïko, Liz et Luther se trouvent sur une île artificielle, non loin de là. Leur rôle est d’influer sur les ondes sismiques afin de diminuer leur intensité, jusqu’à les stopper.

Tout le monde étant en place, le Veilleur intervient :

— On ne peut plus attendre. La vague n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la côte est. Elle a une hauteur de plus de cinquante mètres. Il faut agir, maintenant !

Une aiguille glacée transperce Rayan de la plante des pieds au sommet du crâne.

Bismillah !

D’un même mouvement, les trois coéquipiers tendent les bras, paumes en avant, libérant toute la puissance de leurs auras. L'adolescent a soudain l’impression qu’une part de lui-même quitte son corps. Les halos se rassemblent, se propulsent vers l’avant sur des kilomètres, illuminant les flots d’une lumière blanche éclatante, presque surnaturelle. Elle atteint la côte de la péninsule de Chiba, puis continue sa progression.

Brusquement, un obstacle se dresse sur le chemin de leur champ d'énergie, une force contraire ralentissant son avancée. Rayan comprend que le point d’affrontement vient d'être atteint. Le tsunami se forme, tente d'imposer sa domination.

Ne surtout pas lâcher prise.

L’onde océanique continue de faire pression ; le jeune homme le ressent comme une attaque frontale, physique. Il lutte, alliant sa force à celle de ses compagnons. Une vision cauchemardesque s’impose à lui. Une vague terrifiante, telle qu’il n’en a jamais vue. Une montagne d’eau sombre et écumante, d’où émerge une monstruosité tentaculaire affamée.

Björn a dû ressentir sa peur car, toujours concentré sur ce qui se passe au-delà de la péninsule, il souffle :

— Ne te laisse pas impressionner. C’est ton élément. Tu dois lui dicter ta volonté.

Alors, les trois auras réunies plongent dans la vague colossale. Avec elles, les consciences des Éléments Eau. Ils ne sont plus sur le phare, mais au cœur de la vague… ils sont la vague.