Pertes et décisions (4)
Ils reculèrent lentement. Ogard n’avait pas réussi à se séparer de sa petite marmite, faisant perdre un peu de temps au groupe. Par chance, les goules avaient le pas mal assuré sur le pont, mais le trio ne pouvait pas poser de pièges s’ils voulaient maintenir la distance. Le chemin longeant le mur, tel une corniche, bifurquait sur la droite pour redevenir un couloir. Là, ils ne risquaient plus de tomber du rebord, ce qui était un premier soulagement pour Orm et ses amis. Le vacarme et le clapotis de l’eau indiquaient que plusieurs créatures étaient tombées, ce qui arrangeait la situation pour les trois bannis. C’est alors que Sibjorn se figea sur place. Les yeux fermés, il prit une longue inspiration alors que ses phalanges blanchirent en serrant le manche de sa hache. Son chef le fixait, mal à l’aise à l’idée de ne pas pouvoir l’aider.
– Tu es sûr de toi ?
Le grand gaillard hocha la tête pour confirmer. Il fit un grand moulinet avec son arme tout en se retournant. Les genoux légèrement fléchis, il se tenait en position : prêt à se battre.
Une première charogne apparut, croisant le regard du guerrier avant de se jeter dessus. Sibjorn leva les bras au-dessus de sa tête pour abattre sa francisque. Le coup percuta le crâne, étalant le corps au sol dans un craquement sonore. La respiration concentrée, il arracha l’acier des os tandis qu’une autre bondissait vers lui. D’un mouvement du bras gauche, il bloqua l'attaque, sentant l'haleine putride avant de porter un coup de pommeau dans la gorge du cadavre, le repoussant suffisamment pour faire tourner la hache avec son autre main afin de lui ouvrir la panse. Roulant sur le sol, les tripes à l’air, la goule gesticulait en grognant, elle cherchait à se relever malgré ses blessures. Ecœuré par ce spectacle, Sibjorn n'eut pas le temps de l’achever car deux autres approchaient déjà. Il faucha leurs jambes dans un mouvement circulaire, les envoyant au sol avec force. S'ensuivit un autre arc de cercle relevant le fendoir pour asséner un coup mortel. Sa respiration se faisait plus saccadée, il commençait à avoir chaud à cause de l'effort mais cette sensation s'amplifia quand il sentit une main se serrer autour de sa cheville. S'affolant alors, il tenta de se défaire de l'entrave et perdit l’équilibre, Sibjorn poussa plusieurs jurons. Il tira sur son arme pour la déloger du cadavre sans y parvenir tout en voyant les molaires de la goule approcher dangereusement de son pied. Il entendait son sang tambouriner à ses oreilles, la panique montait en lui. D'instinct, ses mains lâchèrent la hache pour saisir la gorge et le crâne de la créature. Il frappa la tête contre le sol à plusieurs reprises, brisant les os, éclaboussant les dalles de sang et de cervelle. Une vive douleur lui arracha un cri, la mâchoire d’un de ces êtres se refermait sur son épaule. Il se releva dans un bond, partant en arrière pour percuter le mur et écraser la bête. Il réitéra l’action plusieurs fois avant de parvenir à saisir un bras décharné, tirant alors dessus pour repousser son agresseur. Deux autres humanoïdes irradiés approchaient, Sibjorn prit alors le temps de les compter : une au sol, les tripes à l'air, celle qui venait de le blesser et les deux retardataires. Le souffle court, il transpirait abondamment et son rythme cardiaque s'était emballé. Dès le départ, il avait su que ce ne serait pas facile, mais Orm n'était pas en état de se battre. Il pensa machinalement qu'avec un peu plus de patience, Ogard aurait peut-être pu les avoir en une fois. Mais il avait besoin d'évacuer, de se défouler pour la disparition du petit frère de son meilleur ami. S'il n'avait pas marché sur ce piège, jamais ils n'en seraient là. Les goules n'auraient pas été attirées et Sven serait toujours là. Comment pourrait-il regarder son compagnon dans les yeux après ça ?
Sibjorn retira sa veste en fourrure, elle était poisseuse de sueur et de sang, la laissant tomber par terre. Il se retrouvait en débardeur, son masque à gaz autour du cou. Il avait des tatouages sur les bras, des symboles appartenant à l'ancienne civilisation. Il n'avait jamais su ce qu'ils voulaient dire, pour lui c'était une partie du passé de l'humanité et c'était ça l'important. Il avait pris l'habitude de se faire un tatouage après chaque erreur qu'il avait commise, pour s'en souvenir, pour ne pas faire deux fois la même stupidité. Le vieux plaisantait à dire qu'à ce rythme, il n'aurait pas suffisamment de peau pour tout noter. À ce moment précis, il pensa qu'il pourrait justement la donner pour sauver ses compagnons. Les goules se ruaient dans sa direction et il hurla alors.
– Ogard, tire !
Mais au lieu d'entendre la détonation de l'artefact, ce furent des bruits de pas. L'ancien accourait pour l’aider : son couteau dans une main et la hachette de Orm dans l'autre. Il enfonça sa lame dans la gorge de la goule qui avait mordu Sibjorn. Il tomba avec le cadavre, emporté par l'élan. Le costaud ignorait comment réagir devant cette scène : sentir l'espoir et le réconfort d'être assisté ou d'être sceptique par l'intervention maladroite de son compagnon. Il l’attrapa par le manteau pour l’aider à se relever. Les deux hommes croisèrent leurs regards, échangeant un sourire. Ogard tendit la hachette que Sibjorn s’empara sans rechigner.
Les deux créatures attaquèrent, l’une attrapa le manteau du quarantenaire qui porta plusieurs coups de poignard dans le torse de son adversaire. Sib avait attrapé le poignet de la sienne, tirant sur son bras pour la déséquilibrer. Le hachoir vint s’enfoncer dans la mâchoire de la créature décharnée qui s’écroula sans demander son reste. Se dirigeant vers l’ancien marchand pour l’aider, il en avait oublié celle qui gisait au sol, agonisante. Elle s’agrippa à sa jambe, le faisant tomber. Une pression dans le mollet le fit hurler, la goule attaquait déjà son festin. La position ne l’aida pas spécialement pour se dépêtrer, il tenta de bouger, de frapper avec sa jambe libre. Mais Ogard qui reculait pour échapper à son agresseur, risquait de lui tomber dessus à son tour. Il poussa sur ses bras, se relevant avec les crocs de la goule dans sa chair, l’adrénaline l’aidant à supporter la torture. Il saisit le reste de tignasse sur le crâne dégarni pour arracher les dents de son muscle. La hachette venant perforer les os pour achever la goule. De son côté, Ogard s’en était finalement sorti, touchant la jugulaire de sa cible. Les deux hommes s’adossèrent au mur, soufflant comme des bœufs. Plié en deux, Sibjorn poussa un soupire tout en grimaçant : il souffrait, mais il était vivant. Après plusieurs secondes, il se redressa, tituba vers son compagnon à qui il tendit la main.
– Merci vieil ami. Sans toi…
– C’est normal. Et tu me remercieras quand on trouvera un coin tranquille et que je suturerai tes plaies.
Orm était resté à l'écart, observant en silence. Jamais dans sa vie il ne s’était senti aussi inutile. Le poing crispé de son bras valide en disait long sur la frustration qu’il éprouvait. Incapable de porter secours à son frère ni d’aider ses amis. Il regarda son bras droit bandé et enflé. Dire qu’il avait voulu le sacrifier, il n’y a pas si longtemps. Et là, il aurait tout donné pour s’en servir, pour se battre. Il détourna les yeux quand Sibjorn et Ogard le rejoignirent, ouvrant la marche tout en restant silencieux. Ils poussèrent une vieille porte rouillée qui grinça, celle-ci débouchait sur une petite pièce sans éclairage. Tâtonnant le mur à l’aveugle, Orm espérait trouver un interrupteur mais il n’eut pas se plaisir. Utilisant une torche pour y voir quelque chose, le trio découvrit un vieil établi poussiéreux, des outils dans un triste état ainsi que quelques chaises. Ogard semblait satisfait et déposa sa lanterne sur la table en acier à côté de l’étau.
– On devrait pouvoir souffler ici.
– Tu comptes me recoudre dans le noir ? questionna Sib.
– Il y a une lampe au plafond. Donc, il y a un moyen d’allumer. Cherchez un coffret métallique au mur.
– Je… suis désolé, déclara alors Orm. Je sais que dans mon état, je suis un poids. Que je ne peux pas vous demander ça. Mais je vais quand même le faire.
Sibjorn fixa intensément son chef et posa sa main sur son épaule avant de lui sourire.
– On est tous d’accord pour le retrouver. On va se faire une petite base puis sécuriser les alentours. Ensuite, on le cherche et on ne partira pas sans lui.
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