Désastre lunaire (1)
Pendant ce temps, à l’autre bout du monde, quelqu’un d’autre revenait doucement à lui. Plongé dans l’obscurité, le corps meurtri, un homme gisait sur le sol froid. Il ne voyait rien dans ce noir et n’entendait rien non plus. Hormis le bruit de sa respiration et celui de son rythme cardiaque qui frappait à ses tempes. La peur et la douleur l'accompagnaient dans cette solitude non désirée, l'incompréhension aussi : comment était-il arrivé là ? Sa tête lui faisait mal, sûrement s'était-il cogné en tombant, mais ce n'était rien comparé à sa jambe et son épaule. Il tenta de bouger, la douleur lui arracha un gémissement, il oublia l’idée de se lever pour le moment. Le jeune homme resta là, étendu sur le marbre, attendant que sa vue s'habitue à la pénombre. Il sentait un second cœur battre dans sa cheville, des vagues de douleur pulsaient en rythme, était-elle brisée ? Il resta allongé pendant un bon moment, soulagé de parvenir à remuer ses orteils. De son bras valide, il auscultait son corps, cherchant du bout des doigts les éventuelles plaies. Il avait une bosse sur le front, peut-être souffrait-il d’une commotion ? Cette éventualité expliquerait sa confusion, sa difficulté pour remettre ses idées à leur place.
Au bout d'un moment, agacé de ne rien faire, il se tourna sur le sol pour se retrouver ventre à terre et malgré la douleur d'une cheville foulée ou brisée, il rampa lentement et difficilement. Écoutant le bruit de sa respiration, de ses râles qui lui faisaient échos, il était seul dans un lieu fermé, seule certitude dont il disposait et ne le réconfortait en rien. Sa main heurta un mur. Il était arrivé au bout du chemin et il ne pouvait que longer l’obstacle dans l'espoir vain de trouver un passage, quelque chose pouvant lui permettre de se dire que tout n'était pas perdu. L’individu lutta alors pour s’assoir, un effort considérable consommant ses dernières forces. Il commençait à avoir soif, sa bouche devenue pâteuse avec le temps et sa tête tournait, prise de vertige. Il hurla alors de toutes ses forces, dans l’espoir d’être entendu. Mais rien, hormis sa voix qui résonna encore et encore. De frustration, il frappa le mur, s'écorchant les doigts contre la surface rigide. Mais il nota une sensation étrange en plus de la douleur. Il cogna de nouveau pour vérifier et entendit la paroi sonner creux : il y avait quelque chose derrière. Il fit glisser ses doigts sur le pan lisse et remarqua que ce n'était pas de la pierre, ni du marbre, mais de l'acier. Une porte ? Il tambourina dessus jusqu'à s'épuiser et glissa pour se retrouver de nouveau allongé. Le souffle court, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, la tête vacillante : il allait mourir ici.
Le temps s'écoula, laissant passer plusieurs minutes ou peut-être des heures. Difficile à déterminer pour le captif qui avait perdu tout espoir de s'en sortir. Il ne cherchait même plus à frapper le mur, à trouver une échappatoire. Son seul objectif à présent, était d'économiser ses forces, de dormir un peu pour se reposer. Il se torturait à savoir s'il manquerait d'air à un moment ou si la soif l'emporterait. Son estomac lui faisait mal, des crampes douloureuses lui donnaient envie de vomir, peut-être à cause de la faim ou du stress. Il parlait à haute voix, écoutait son écho pour imaginer qu'il n'était pas seul, qu'il avait quelqu'un auprès de lui pour ses derniers instants. Parfois le détenu appelait à l'aide, d'autres fois il pleurait ou se mettait à rire nerveusement. S'il avait imaginé mourir dans de telles conditions, lui qui rêvait d'aventures, de découvertes, de devenir quelqu'un d'important et de fort. Il allait disparaitre dans un trou sans réaliser quelque chose de bien ou de grand, sans laisser la moindre trace de son existence sur le monde. Il se rassurait en se disant que son grand frère le pleurerait un temps.
Soudain, sa mémoire lui revint. Il marchait avec son frère et ses compagnons dans un abri souterrain et le bruit d’un mécanisme résonna dans ses souvenirs. Puis sa chute dans les abysses l'avait conduit ici. Sven poussa un grognement rauque en remuant son corps. Il ne pouvait pas abandonner. Il ne devait pas douter d’Orm, garder foi en son grand frère. Il trouverait un moyen de le retrouver. Sven s’imagina différents scénarios : ses compagnons brisaient le plafond, la lumière envahissait l'endroit, sa vision trouble puis la liberté dans les larmes et la joie. Ou l'attente interminable et la folie qui le rongeraient doucement à cause de l’isolement. Son imagination allait et venait au gré de son humeur, le rendant parfois optimiste mais aussi défaitiste. Il en venait à espérer mourir rapidement pour ne pas souffrir davantage.
Sven se réveilla en sursaut, une flamme dansait au loin et se rapprochait de lui. Il n'osait y croire et retint sa respiration en voyant son frère, torche à la main, avancer vers lui en souriant. Était-ce un rêve ? Non, les bruits de pas ne trompaient pas, c'était bien réel : on venait à lui pour le sauver. La barbe de son frère semblait bouger à la lueur des flammes, comme si elle était vivante. Orm posa ses yeux vairons sur son petit frère, son regard empli d’amour et de bienveillance réchauffa les entrailles du jeune homme agonisant. Il tenta d’attraper la main que lui tendit son sauveur, ses doigts ne trouvèrent rien à saisir avant de retomber mollement sur le sol. La déception fut telle une douche froide pour le prisonnier. Une larme perla sur sa joue, il frissonna à l’idée de cette flamme chaude et rassurante sortie d’un de ses fantasmes. À demi-conscient, Sven était pris d'hallucinations, il imaginait des choses, il voyait des gens, il s'était même vu mort, son squelette prenant la poussière dans un coin. Sa bouche était sèche, il remuait les lèvres, y passait sa langue pour l'humecter, cherchant un peu de salive dans un recoin.
Un cliquetis métallique le fit tressaillir. À bout de forces, il parvint à se tourner en direction du bruit, il avait perdu tout sens d’orientation, ne se souvenant même plus de quel côté se situait la porte métallique. S'en suivit un grincement à faire mal aux tympans. Une lueur filtra dans la pièce d'abord timidement puis avec confiance pour aveugler Sven, obligé à mettre sa main devant son visage pour s'en protéger. La mort venait finalement le chercher. Une silhouette se dessina dans l’embrasure de la porte, révélant une personne relativement petite. Le blessé ignorait s’il délirait encore, une femme venait le sauver, ça n’avait pour lui aucune logique. Mais celle-ci s’avança pour se pencher sur le corps fatigué et meurtri du jeune adulte. Sa vision devenue moins floue, accoutumée à la lumière, il parvenait à distinguer les traits de l’inconnue : des yeux d’un gris métallique brillant presque dans le noir, un petit nez et une peau d’une pâleur morbide. Il s’attarda ensuite sur ses fines lèvres, légèrement bleutées avant d'apercevoir une marque au coin de sa mâchoire. Celle-ci s’étendait du bas de la joue jusque dans le cou. Une trace de brûlure ou une cicatrice, rendant sa peau mutilée plus brillante. Sa chevelure d’un noir de jais, tombait de chaque côté de son visage pour toucher le sol. Il émanait d’elle une présence qui coupa toute envie à Sven de prendre la parole. La demoiselle portait une longue robe noire pour dissimuler les formes de son corps malgré qu’elle soit rongée par le temps. Une odeur rance se dégageait de la mystérieuse femme, sûrement à cause de ses haillons.
L’étrangère passa ses doigts fins et squelettiques sur le corps de sa trouvaille, pour s’attarder sur l’épaule meurtrie puis sur la cheville douloureuse. Elle se cambra davantage sur Sven afin de l’examiner. Ses lèvres étaient alors si proches de son visage qu’il pouvait sentir son haleine, un parfum de viande crue. Il sentit son estomac se nouer à l’idée qu’elle puisse être cannibale. Son cerveau enchaina les théories sur qui elle pouvait être ou ce qu’elle comptait faire de lui. Elle plongea alors son regard dans le sien, il n'y lur aucune émotion, ce qui lui glaça le sang.
– Tu devrais survivre…
Sa voix était à peine plus audible qu’un murmure, ce qui le fit frissonner. D’une main ferme, elle empoigna la jambe valide de Sven. Ce dernier, pris de panique, tenta de se débattre. Voyant qu’elle ne relâchait pas son emprise, il sortit de sa poche le tournevis qu’il avait précédemment trouvé pour poignarder l’inconnue. Il enfonça l’outil dans l’avant-bras de son agresseur, l’obligeant à le lâcher. Elle recula pour extirper l’objet de son membre blessé en bronchant à peine, pour jeter finalement l’arme de fortune plus loin. Le sang s’égoutta sur le sol pour former une petite flaque dans un clapotis sonore. Mais l’écoulement se tarit rapidement sous le regard hébété de Sven.
– Je suis là pour t’aider. Alors si tu veux vivre, laisse toi faire.
Elle n’avait pas levé le ton et pourtant, il s’en dégageait une certaine autorité. Sven hocha la tête pour dire qu’il abdiquait. Il mettait sa vie entre ses mains, pour le meilleur ou pour le pire. Avec une force surprenante pour son gabarit, elle traîna sans mal le corps du chasseur sur le sol. Elle l’emmena hors de cette pièce lugubre et sombre pour un couloir parfaitement éclairé. Elle l’emportait vers les entrailles du monde, dans les abysses. C’était la sensation qu’en avait Sven. Il se demanda si elle pouvait être la Faucheuse, déguisée en femme pour mieux le tromper. La peur, la soif et la faim ne l’aidaient pas à rester lucide, il dérivait vers l’inconscient en s’imaginant les pires fins possibles.
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