Au pied du glacier (1)
Une goutte d’eau ruissela d’une colonne de glace formant une stalactite, la perle tomba sur une surface métallique pour poursuivre son chemin en pente douce. Suivant le trajet laissé par une larme précédente, elle dévala la tôle pour chuter dans le vide. S’écrasant sur le sol en émettant un léger clapotis. À quelques pas se trouvait un tonneau en ferraille où un feu avait été allumé pour réchauffer et éclairer la petite pièce. Grâce aux flammes, il était possible de voir un établi bancal et couvert de rouille. Dessus, trainaient un marteau et plusieurs tournevis, sur sa droite était fixé un étau dont la mâchoire et le manche étaient cassés. De l’autre côté de la pièce, des matelas de fortune avaient été installés : des couvertures posées à même le sol et, derrière, un véritable lit de camp usé et rapiécé. Des ressorts avaient percé le tissu laissant de la mousse s’en échapper. Il régnait dans la salle une odeur de ferraille, de poussière le tout mélangé à la fumée et la moisissure.
La porte s’ouvrit, un homme aux cheveux grisonnants entra alors. Il tenait une petite lampe à huile qu’il posa sur l’établi et s’assit sur le lit grinçant. L’individu avait la quarantaine bien tassée, son front commençait à se dégarnir mais d’imposantes rouflaquettes venaient compenser ce souci capillaire. C’était du moins l’avis du quarantenaire. Il poussa un soupir, passa ses doigts sur son menton pour ensuite se frotter les lèvres et les joues. Une longue cicatrice partait de sa tempe droite pour descendre jusqu’à sa mâchoire inférieure. Il s’empoigna le front, son regard perdu dans le vague. Depuis combien de temps étaient-ils ici ? Combien de jours s’étaient écoulés depuis le début des recherches ? Il avait perdu le fil, laissant les secondes défiler et se transformer rapidement en jours. L’homme commençait à perdre espoir et se demandait comment il pouvait obliger les autres à se résigner. Il devait leur faire admettre que c’était peut-être trop tard, que perdre davantage de temps ne servirait à rien. Comment pourrait-il demander à son ami d’abandonner son petit-frère ?
De colère, il mit un coup de pied dans une conserve qui traînait sur le sol. Celle-ci rebondit contre le tonneau pour disparaître dans l’obscurité en faisant pas mal de bruit. D’un bond, le quarantenaire se releva pour se mettre à marcher, à faire les cent pas. Comme s’il n’avait pas suffisamment piétiné dans ce dédale souterrain. Comme si cela pouvait l’aider à mieux réfléchir. Il se remémora machinalement tout ce qu’il avait vu avec ses compagnons.
Ils avaient exploré tout l’étage pour y découvrir un entrepôt où du minerai était entassé. Ils avaient pensé au départ, qu’il s’agissait de décombres, mais c’était bien rangé dans des caisses ou des wagons. L’endroit devait être autrefois une mine. Dans le doute, l’ancien avait prélevé quelques morceaux pour les rapporter. Il avait essuyé une moquerie d’un de ses collègues, lui disant qu’en ramassant autant de choses, il finirait par ne plus pouvoir porter son sac. Ils avaient ensuite découvert ce qui servait autrefois de réfectoire, mais l’endroit hébergeait plusieurs créatures décérébrées. Le trio en tua quelques-unes avant de condamner l’accès pour éviter tout problème.
L’homme pensa ensuite au dortoir qu’ils avaient vu, l’endroit aurait été parfait pour s’y reposer s’il était encore en état. Partiellement ensevelis, il y régnait un froid mordant et des restes de goules traînaient sur le sol. Le quadragénaire se souvint l’horreur qu’il avait ressentie quand il avait vu pour la première fois les créatures qui avaient élu domicile dans le dortoir. D’énormes insectes, longs d’une trentaine de centimètres pour une vingtaine de hauteur. Munies de mandibules au niveau de la mâchoire, les bestioles en plus d’être rapides, étaient agressives. Cependant, ces énormes cafards - comme les avait surnommés l’ancien - n’aimaient pas le feu ni la lumière. Ils récupérèrent un lit et bloquèrent la porte par précaution. Après avoir vu ça, ils en avaient supposé que ces insectes servaient de repas aux goules de cette mine mais que l’inverse était également le cas. L’endroit abritait donc deux espèces vivantes qui s’entredévoraient pour survivre.
L’exploration des niveaux inférieurs se solda rapidement par un échec. Depuis la passerelle qui les avait conduits ici, ils étaient descendus dans le hangar inondé, l’eau y était glaciale et s’y aventurer signifiait prendre le risque d’une hypothermie. L’un de ses compagnons ne perdait pas espoir de s’y frayer un chemin, quitte à escalader les véhicules ou les caisses. Mais ses tentatives s’avérèrent infructueuses jusque-là. En fouillant, ils avaient bien découvert des chemins pour descendre, mais tous conduisaient à des gravats, comme si quelqu’un avait volontairement bloqué les accès.
L'ancien commerçant en eut assez de marcher, il s’assit de nouveau sur le lit de camp. Il tira son sac pour le poser sur ses genoux afin d’en fouiller le contenu. L’homme en sortit de la viande séchée ainsi qu’une gourde. Sale habitude qu’il avait de grignoter dès qu’il cogitait trop ou simplement quand il était contrarié. Dans leurs recherches pour porter secours au jeune du groupe, ils avaient découvert un autre passage menant vers les hauteurs. Jusque-là, ils ne s’y étaient pas intéressés car leur compagnon avait disparu dans les profondeurs. Mais la curiosité poussait l’ancien à savoir où débouchait ce chemin. Malheureusement quand il avait suggéré cette idée à son chef, il essuya un refus, ce dernier trop obnubilé par la disparition de son frère.
C’est donc à contre-cœur qu’il prépara ses affaires, si les autres ne voulaient pas savoir, il irait donc seul. L’homme pensait qu’il n’en aurait pas pour longtemps et il savait se défendre. Il vérifia qu’il avait son couteau, jeta un coup d'œil à son artefact : une sorte de long fusil fait d’acier et d’iridium pouvant tirer différents types de projectiles. Son paquetage fait, il quitta la pièce en empruntant le couloir. Ses pas résonnèrent dans le tunnel éclairé par des torches que son groupe et lui avaient disposées ou par l’éclairage artificiel des locaux. Après une minute de marche et plusieurs intersections, le quadragénaire se retrouva devant l’échelle pour atteindre l’étage supérieur. Il s’assura que son sac était bien fixé dans son dos avant d’entreprendre l’ascension.
Grimper fut plus laborieux qu’il le pensait. Les barreaux se succédaient inlassablement et il fallut plusieurs minutes avant que l’homme n’en aperçoive le bout. Une fois en haut, le cœur battant, il s’appuya contre le mur pour récupérer un peu. Devant lui se tenait l’obscurité et un escalier. Derrière, des ruines dans un état déplorable. Il semblait donc plus judicieux de poursuivre vers le haut, inutile de s’engouffrer dans les décombres sans voir où il mettrait les pieds. Des voix résonnèrent alors, il tendit l’oreille pour écouter. Ses compagnons plus bas, l’appelaient pour savoir où il était. L’ancien s’agrippa au garde-fou pour se pencher au-dessus du gouffre, de là, il entendait nettement mieux les cris.
– Orm ! Sibjorn ! Je suis en haut ! hurla-t-il. Je jette un coup d’œil et je reviens !
Sa voix lui fit échos pendant plusieurs secondes avant qu’il n’obtienne une réponse :
– Ogard ! Espèce de vieux fou ! Attends-nous, on arrive !
L'ancien fit un sourire malgré lui, Sibjorn l’appréciait énormément et c’était évident qu’il ne le laisserait pas partir seul. Ogard regarda de nouveau les alentours, même s’il n’y voyait pas grand-chose.
– Je fais un tour des lieux ! Mais prenez ma lampe et plusieurs torches. On ne voit rien là-haut !
En bas, Sibjorn entendit la réponse et se tourna vers son collègue pour lui dire de prendre de quoi éclairer le chemin. Orm acquiesça même s’il n’appréciait pas cette initiative, il ne voulait pas abandonner quelqu’un d’autre. Sibjorn l’accompagna pour prendre son arme et quelques affaires. Le costaud portait une veste ouverte, laissant voir plusieurs bandages sur sa peau. Blessé lors de son combat avec les goules, Ogard avait apporté les premiers soins pour éviter une infection ainsi que le recoudre. Le costaud avait encore un peu mal mais il évitait les gestes brusques ou les efforts pour ne pas ouvrir ses plaies. Tout en marchant, il jeta un coup d’œil à son chef, se demandant comment il comptait grimper avec son bras en écharpe. Mais il n’osa pas lui demander, pour ne pas le vexer ou lui trouver une excuse pour errer ici encore, à la recherche de Sven.
Quelques minutes plus tard, ils étaient de retour vers l’échelle. Plutôt que de tout porter sur leurs dos, Orm avait eut l’idée de tout attacher ensemble. Sibjorn pouvait monter en tenant une longue corde et une fois en haut, avec Ogard, ils n'auraient qu'à tracter la charge. Quant à lui, Orm grimperait ensuite, espérant y arriver avec un seul bras. Sibjorn s’engagea donc et monta sans trop de difficulté, son compagnon regardait la corde se balancer de gauche à droite. Il attendit que son ami lui dise être arrivé pour tirer les affaires au pied des marches. Il y avait la grande hache de Sibjorn, sa hachette, plusieurs torches en bois, des flacons de graisse à brûler ainsi que la lanterne d’Ogard. L’homme aux yeux vairons tira plusieurs coups secs sur la corde pour dire que c’était prêt et ses compagnons hissèrent ainsi le paquetage, ce qui prit pas mal de temps. Et ce fut finalement le tour pour Orm de suivre le mouvement. Il soupira avant d’y aller, utilisant sa seule main valide. Il se balançait en avant pour se donner de l’élan à chaque fois qu’il lançait sa main au barreau suivant. Obligé de faire plusieurs pauses lors de son ascension pour souffler, il transpirait à grosses gouttes et sentait son cœur battre dans sa poitrine ou contre ses tempes. Il poussa plusieurs jurons et tendit l’oreille pour écouter ses compagnons l’encourager. Après une demi-heure d’efforts intenses, Orm parvenait enfin au sommet. Il s’écroula sur le dos, le souffle court et sentant qu’il avait quelques vertiges. Sibjorn lui tapota l’épaule en lui faisant un sourire.
– J’ai eu peur pour toi plusieurs fois, mais tu y es parvenu mon pote. Je suis fier de toi !
Orm lui rendit son sourire mais ne répondit rien, trop fatigué pour parler.
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