La chute sembla s’éterniser comme si le temps lui-même s’était figé. À bout de souffle, le costaud avait cessé d’hurler mais il entendait Orm répéter sans cesse des injures. Une lueur se dessinait en dessous d’eux, se reflétant sur la roche qui les entourait mais surtout sur le sol semblant couvert de pierres précieuses. Sib pensa d’abord à la torche lancé par son chef mais l’origine de la lumière venait bien trop de la droite pour que ce soit ça.

  Le hurlement d’un titan vint résonner dans le gouffre et le trio vit l’un des monstres, celui qui avait été brûlé, avait sauté à son tour. S’ils survivaient à cette chute, ils n’en seraient pas pour autant tirés d’affaire.

  Approchant bien trop vite du sol, Sibjorn ferma les yeux et prit sa dernière inspiration. Il repensa à la basse-ville, ses vieux quartiers mal éclairés où régnait en permanence un brouillard malodorant. Il vit une jeune femme, les cheveux roux lui tombant sur les hanches avec de beaux yeux bleus et le visage couvert de tâches de rousseurs sans gâcher sa beauté. C’était à cause d’elle s’il en était là. Ogard n'était pas le seul à avoir des histoires tournant autour de jolies filles. Cette pensée arracha un sourire à Sibjorn, il allait mourir en riant, nerveusement certes mais il avait le sourire.

  Une sensation de froid lui agressa la peau et les muscles. Il pensa même que tous ses os venaient de se briser. Le choc lui donna l'impression que tous ses os venaient de se briser, même si la violence de l'impact lui parut moins douloureuse qu'il lavait estimé. Plus rien ne bougeait autour de lui, il ne sentait plus Orm ou Ogard, il ne les entendait plus. C’était donc à ça que ressemblait la mort ? Le silence et un froid abyssal ? Finalement, sa vie n’avait pas été si différente, pensa-t-il. L’esprit embrumé, Sibjorn mit plusieurs secondes avant d’oser ouvrir les yeux. Il aperçut alors ses amis gesticuler frénétiquement et il comprit enfin : ils étaient bien tombés dans une étendue d’eau !

  Sa tête émergea et il prit une profonde inspiration pour sentir l’air entrer dans ses poumons. Ce fut comme une bouffée de chaleur et d’espoir qui s’immisça en lui.

 – Ne restez pas là ! hurla Ogard pour sortir Sibjorn de son euphorie à l’idée d’être en vie et lui faire attraper Orm avant que ce dernier se noie.

Le chasseur se rappela alors du titan qui avait également sauté. Il nagea en soutenant son compagnon pour s’éloigner le plus vite possible. Le corps fatigué et douloureux, porter Orm ne fut pas une mince affaire et ils ne s’éloignèrent pas de beaucoup avant que le monstre vienne percuter la surface du lac souterrain. Provoquant plusieurs remous qui rendirent la natation encore plus difficile, Sibjorn parvint à attraper le rebord d’un rocher, s’entaillant les doigts par la même occasion et y colla Orm pour qu’il puisse se hisser.

  Ogard avait disparu dans les flots et Sibjorn en fut traversé d’angoisses. Accroché à son caillou, il ne chercha pas à sortir, scrutant les alentours avec un mélange de peur et d’espoir. Ce fut Orm qui le sortit de sa réflexion en l’attrapant par l’épaule pour l’aider à retourner sur la terre ferme.

 – Où est le vieux ? beugla Sib en tournant la tête comme un hystérique.

 – J’en sais rien mais sors de là ! Dépêche-toi ! lui ordonna Orm en tirant sur les vêtements de son ami.

À moitié sorti de l’eau, Sibjorn bascula sur le sol et entraîna son compagnon dans sa chute. Les deux hommes s’étalèrent lamentablement et Orm grogna : son bras cassé avait frappé la roche, lui occasionnant une vive douleur. Trop stressé par la disparition de l’ancien et la proximité avec un titan, Sibjorn n’y prêta pas spécialement attention et se contenta de bondir sur ses jambes pour saisir sa hache. Le cœur frappant sa poitrine avec force, le corps frémissant à cause du froid et de la peur, il ne savait pas trop quoi faire. Devait-il attendre que le monstre fasse surface ou plonger pour chercher Ogard ?

 – Tu crois que ce truc est mort ? demanda-t-il sans grande conviction.

 – Si on a survécu… j’imagine que lui aussi, malheureusement.

 – Et où est cet enfoiré d’Ogard !? hurla Sibjorn.

Orm n’osa pas répondre, craignant que, si l’hypothèse était exprimée, elle se réaliserait. Il se mit à genoux au bord du lac et chercha à son tour une trace de leur compagnon. Les deux hommes restèrent ainsi plusieurs secondes sans prononcer le moindre mot.

  La surface de l’eau ondula et l’énorme gueule du monstre en jaillit, poussant un grognement. Comme ils s’y attendaient, le titan avait bel et bien survécu à la chute. Le géant les aperçut et battit grossièrement des bras pour se diriger vers eux en soufflant bruyamment. Sibjorn leva sa hache, prêt à l’accueillir. La colère lui fit oublier la fatigue et la douleur, il se nourrissait du chagrin qu’il ressentait à l’idée d’avoir perdu Ogard.

  Orm porta la main à sa ceinture et tira sur un objet métallique qu’il brandit en direction du titan. De sa main gauche, il pointait un revolver avec un canon qui s’élargissait de la base vers l’extrémité. Le bras tremblant, le jeune homme se concentrait pour viser. Étant droitier cela lui était un peu compliqué. Sibjorn en avait presque oublié que son chef possédait en plus de sa hachette, un artefact ainsi qu’un arc même s’il n’avait pas ce dernier sur lui.

  Pressant la gâchette, la détonation résonna dans la cavité souterraine à en vriller les tympans des deux hommes. Le projectile similaire à une bille enflammée fonça et percuta le crâne du titan qui disparut sous l’eau.

 – C’est bon cette fois ?

 – J’en sais rien Sib. T’es vachement bavard quand tu as la trouille, n’empêche, fit Orm pour tenter de détendre l’atmosphère.

  Avant que Sibjorn puisse répondre, le monstre refit surface, agitant frénétiquement les bras pour nager. Alors que le titan se rapprochait du bord, les deux hommes pouvaient mieux détailler ce qu’ils voyaient. Des petits yeux noirs, un large nez écrasé et légèrement rouge, de longues oreilles pointues et une mâchoire qui devait être carrée avant qu’elle ne soit déboitée et pende grossièrement sur le côté. Il y avait une légère similitude avec les humains mais ça s’arrêtait là. Une fois le titan à deux mètres d’eux, ils remarquèrent aussi la gorge déchirée qui saignait abondamment. Le géant posa une main fébrile sur la roche et Sibjorn y abattit sa hache, lui tranchant le membre juste au-dessus du poignet. À bout de force, le colosse s’enfonça dans l’eau pour y disparaitre.

  Ils avaient gagné. Ils avaient survécu et tué le titan de glace. Mais la victoire avait un goût incroyablement amer. Cet endroit leur avait déjà arraché Sven qui avait disparu dans les profondeurs d’un tunnel et à présent, Ogard avait sombré à son tour. Sans un mot pour fêter leur victoire, pour exprimer la joie d’être en vie, ils restèrent là à contempler le lac.

  Sibjorn aida enfin Orm à se relever et tous les deux se tournèrent pour voir d’où provenait la lumière. Soutenant son compagnon pour l’aider à marcher, le costaud jeta un dernier regard en arrière pour faire ses adieux à son vieil ami. Il le connaissait depuis sa plus tendre enfance. Ogard traînait souvent dans la basse-ville pour distribuer quelques vivres aux familles dans le besoin. En grandissant, Sib s’était lié d’amitié avec le commerçant qui l’avait même embauché pour ranger ou transporter ses affaires. Pour Sibjorn, Ogard était comme un membre de sa famille, comme l’oncle bienveillant qui apportait des cadeaux à chaque fois qu’il venait, comme un père qui aidait son fils à trouver sa place dans la société. Ou encore comme un ami à qui on peut se confier. C’est le cœur lourd que Sibjorn fixa la surface du lac, maudissant ce gouffre et cet endroit ainsi que ces titans de glace.