Les Ombres du Jour
La nuit recouvrait la ville de son voile. Des milliers de petites étoiles brillaient loin au-dessus des arbres, paisibles, offrant un spectacle d’une beauté inchangée depuis le commencement des temps. Cependant, de temps à autres, un éclat un peu plus brillant se mêlait aux autres, clignotait en différents endroits de la voûte céleste, puis disparaissait. Bien loin d’être une de ces beautés stellaires, inatteignables et lointaines, elle appartenait au bas monde des hommes, à un objet volant désormais omniprésent dans le ciel. Un drone. Mais aucun de ces drones ne pouvait remarquer, sous les amas de feuilles qui reflétaient la lumière argentée de la Lune, les silhouettes qui se terraient, le souffle coupé. Les murs de l’entrepôt abandonné qui les entourait dissimulaient leur présence et la fraîcheur avait eu le temps de s’insinuer en eux. Ils se cachaient ici depuis tellement longtemps qu’ils ne rêvaient que d’une chose : que la relève arrive. Et elle avait plusieurs heures de retard, sans aucun doute. À une heure aussi avancée de la nuit, ils devraient être au chaud, en train de se reposer ou de discuter avec leurs camarades, mais ils ne pouvaient pas laisser leur avant-garde sans défense. C’était le poste le plus avancé, le plus visible et le plus proche de la métropole. Il ne faisait aucun doute que d’où que vienne le danger, il se manifesterait ici.
Les deux silhouettes, allongées sur le sol, scrutant la forêt urbaine et les ruines de leurs jumelles à vision nocturne, commençaient à s’impatienter silencieusement. Il leur semblait que leurs jambes ne répondaient plus et que chaque gravats, chaque pierre sur le sol était devenu une part de leur corps. Et les regards qu’ils échangeaient étaient de plus en plus sombres, même s’ils ne parvenaient pas vraiment à deviner l’éclat des yeux de leur partenaire. Que pouvaient bien faire leurs amis ? C’était une période relativement calme certes, ils n’en étaient qu’à la phase de lancement de leur plan, mais s’ils étaient découverts maintenant, plus personne ne résisterait à ces…
- Enfin !
L’une des ombres ne put se retenir de soupirer. Deux personnes se dirigeaient vers eux, au pas de course. Et ils étaient si soulagés que s’ils ne les avaient pas vu s’arrêter à quelques pas et murmurer, levant les yeux vers le clair de lune à l’angle de ce qui jadis avait été une rue pavée, ils auraient volontiers pris leur pause immédiatement, persuadés que ces deux-là prendraient la relève. C’est d’ailleurs ce que faillit faire le moins prudent des deux, mais l’autre le retint. Il y avait quelque chose d’anormal dans ce regard vers le ciel. Leurs compagnons avaient perdu l’habitude de jeter instinctivement leurs prières vers les étoiles. Ils savaient qu’il n’y avait personne, là-haut, pour leur venir en aide. Il n’y avait jamais eu personne pour leur éviter la souffrance, la peine ou le silence. Il n’y avait aucun Dieu qui veillait sur eux depuis les astres.
Et plus personne ne levait dans leurs rangs les yeux vers le ciel, habitués qu’ils étaient à n’avoir qu’une voûte obscure et solide au-dessus de la tête. Ceux-là n’étaient donc pas des leurs. Qui étaient-ils ? Ceux qu’ils attendaient, peut-être. Ceux qu’ils devraient tuer pour ne serait-ce que faire frissonner la société qui les rejetait. Sinon, des traîtres. Et aucun homme ne pouvait échapper à la sentence qui attendait les espions, les menteurs et les voleurs. Du moins, pas chez eux. Enfin, ils en auraient vite terminé, et puis, retrouver leurs cadavres près d’ici allait grandement favoriser leurs chances de survie, s’ils en croyaient leur boss. Le destin fait bien les choses.
Une des ombres se releva et s’étira. Elle détestait vraiment ces missions de surveillance, à rester immobile pendant des heures. Il était temps de se dérouiller un peu. Calmement, une main se posa sur le manche de l’arme étendue à ses côtés. Il n’y eut pas le moindre bruit, pas le moindre mouvement, tandis que des pieds nus foulaient les pavés envahis par les mauvaises herbes. Ils ne virent rien : l’éclat métallique de la lame qui venait de les tuer ne leur apparut qu’après leur mort. L’un avait encore le sourire aux lèvres. Sans doute avait-il eu le temps de reconnaître la fine silhouette de la jeune fille à la faux d’os, qu’il avait observée se battre sur ses écrans la veille, avant que sa tête ne se détache du reste de son corps.
- Qu’est-ce que c’était ? murmura une voix.
- INRIS, souffla l’autre.
- Tu les as tués ?
- Oui.
La nature frissonna devant la rapidité de la réponse. Le bruissement des feuilles resta longtemps le seul son à résonner à travers les ruines.
- Et les autres ? finit-on par murmurer.
- La relève ? Sûrement morts. Ou dans un sale état.
- Tu veux dire que…
- Oui.
Elle n’avait pas hésité une seconde. Elle essuya sa lame sur son pantalon avant de poser une main réconfortante sur l’épaule de son partenaire. Mais sa voix gardait le tranchant qui la caractérisait.
- Je rentre prévenir la base, si quelqu’un arrive, vérifie son identité. Et en cas d’urgence, n’hésite pas. Ils n’hésiteront pas non plus.
- Très bien, murmura-t-il en serrant les dents.
Il savait qu’il leur en coûtait autant de prononcer ces mots comme si de rien n’était, pourtant il lui en voulut un peu, mais ne dit rien. Il laissa le silence retomber sur les ruines et son ombre glissa sur le mur effondré derrière eux, tandis qu’elle disparaissait.
Avec un grincement imperceptible, une trappe se referma. Dans la lumière artificielle que diffusait une ampoule pendue au plafond de béton, la silhouette se précisa. Féminine, sans aucun doute et de petite taille, la forme solitaire qui était projetée sur les murs se glissa le long du couloir sans faire le moindre bruit. Rien ne trahissait sa présence en ces lieux. Elle marcha longuement, descendant toujours plus loin sous terre, jusqu’à parvenir à une salle ronde et bruyante, creusée à même la roche. Des tables étaient installées le long des murs, en cercles concentriques espacés et les bancs recouverts de manteaux de couleurs. Malgré cette joyeuse apparence, il n’y avait aucun rire, aucun sourire sur aucun visage. On se serait aisément cru à un enterrement.
Ils ne la virent tout d’abord pas arriver. Sa démarche féline et silencieuse, comme appartenant à ce lieu, n’attirait pas l’attention. Elle aurait pu bondir sur eux, souplement, et de ses griffes tracer dans leurs dos les longs sillons sanglants qu’ils méritaient pour monter une garde aveugle et repérable à des kilomètres, cependant leurs conversations tournaient autour de son absence. Elle les en aurait presque félicités si elle n’avait pas été d’une humeur massacrante que de longues heures de planques n’avaient pas arrangée.
- Où sont Hector et Josh ? demanda-t-elle d’une voix calme et claire, faisant sursauter l’assemblée.
Il y eut un peu de grabuge, puis le silence revint comme un homme se levait pour lui répondre. Et son visage sombre en dit plus long que ses paroles.
- Ils sont partis prendre la relève.
- Oui, ils devaient prendre votre poste, ajouta un imbécile. Ils n’y sont pas ?
La salle se tourna vers lui, irritée. Une voix l’injuria, d’autres soupirèrent. Nombreux furent ceux qui se demandaient s’il n’était pas sourd en plus d’être idiot. La dureté du ton de la jeune femme le fit retomber sur son banc.
- Non. Nous les avons attendus plusieurs heures, asséna-t-elle en glissant ses poings serrés dans son dos, puis elle reprit après s'être assurée que sa voix ne tremblait pas. Deux ennemis sont apparus de notre côté, il reste pour l'instant trop dangereux de se lancer à leur poursuite dans l'obscurité. Les recherches devront attendre le lever du soleil.
Quelque chose dans le regard humide d'un combattant lui serra le cœur, mais elle se contenta de secouer la tête sans montrer ses émotions. Puis ce fut comme si elle se forçait à ajouter quelques mots, à mi-voix :
- Que ceux qui les connaissaient commencent à faire leur deuil. Si vous voulez mon avis, ils sont morts.
Le silence tomba, lourd, épais, goudronneux. Personne ne chancela, personne ne hurla. Cependant, tous les visages étaient fermés, les regards durs et les mâchoires serrées. La plupart, les poings serrés, montraient combien il leur en coûtait de perdre ainsi des camarades. Mais le calme général prouvait qu’ils s’y étaient préparé, qu’ils connaissaient les risques. Qu’ils auraient aussi bien pu être à leur place. Et qu’ils ne pleureraient pas, parce qu’ils ne voulaient pas qu’on les pleure.
Elle non plus ne pleurait pas. Simplement, elle comprenait leur douleur et saluait leur courage. C’était une chose à laquelle ils n’avaient d’autre choix que de s’habituer. Il fallait aller de l’avant. C’est pourquoi elle fit comme si rien n’était arrivé et leur donna ses ordres, comme elle en avait l’habitude.
- Il faudra que quelqu’un aille relever Marcus. Je compte sur vous.
- Bien, chef !
Elle les regarda tous, debout, les mains croisées dans le dos. Elle leur sourit. Ils étaient forts. D’un signe de la main, elle les autorisa à se rasseoir et sortit par une des galeries qui menait vers ses appartements. Les couloirs, bien que tortueux, dangereux, parfois même fragiles, ne lui faisaient pas peur. Elle les connaissait par cœur. Le chemin qui menait à sa chambre n’avait rien d’un mystère pour elle, habituée de la fourmilière souterraine où se rassemblaient des centaines, peut-être des milliers de personnes pour qui la lumière du soleil resterait pour toujours un rêve lointain, ou pour les plus chanceux un souvenir inaccessible.
En poussant la porte de l’alcôve circulaire où elle avait ses habitudes, son œil croisa son jumeau dans le miroir et confirma ce qu’elle savait déjà. Le sang de ses adversaires avait taché ses vêtements. Sa lame devait… Elle se figea. Elle l’avait laissée dehors. Elle était rentrée sans son arme. Son rythme cardiaque s’accéléra brusquement, tandis qu’elle vérifiait autour d’elle ce qu’elle savait déjà. Enfin, ce qu’elle croyait déjà savoir, puisque lorsqu’elle baissa le regard sur ses jambes, le petit bâton blanc et sa dragonne reposaient sagement contre son pantalon, dans l’étui de sa jarretière. Elle soupira de soulagement et se laissa tomber sur son matelas. Le grognement de douleur qui s’en suivit résonna jusqu’à la salle ronde, auquel répondit une voix en provenance de la salle qu’elle venait de quitter.
- Un problème, chef ?
- Non, ce n’est rien, cria-t-elle pour être sûre de se faire entendre, tout en passant une main sur son visage. Et puis je vous ai déjà dit que je n’étais pas votre chef, mais vous le savez parfaitement et vous continuez. Appelez-moi Zelda, quand vous m’appelez chef, j’ai l’impression de manquer de respect au boss.
- Depuis que les tunnels se sont éboulés, vous êtes la plus…
- Haut gradée, oui je sais, le coupa-t-elle brusquement, déjà fatiguée de devoir hurler dans les couloirs dans l’espoir d’être entendue. Ne prenez pas de mauvaises habitudes, si quand on aura consolidé les couloirs vous continuez comme ça, vous risquez de vous faire réprimander et moi avec. Vous êtes sous mes ordres, si je ne vous tiens pas correctement, vous allez me faire tuer, compris ?
- Compris, chef !
Elle s’y attendait et ne releva pas. Il aurait fallu qu’elle les punisse, seulement ce n’était qu’un jeu pour eux, ils avaient conscience de ne pas faire de mal et s’arrêteraient probablement dès que la voûte aurait été renforcée. Depuis près d’une semaine qu’ils y travaillaient, il ne faisait aucun doute qu’on l’y convoquerait un jour ou l’autre. Et si ce jour-là ils faisaient l’erreur de l’appeler « chef », devant le boss… Elle n’était déjà pas très appréciée par certains de ses collègues, elle savait que leurs subordonnés n’hésiteraient pas à leur rapporter tous les bruits qui pourraient écorcher petit à petit l’image que les autres avaient d’elle. Son équipe bénéficiait de certains privilèges uniques en leur genre, ce qui était injuste pourtant, nul ne se démenait plus qu’elle pour tenter d’obtenir aux autres ce qu’elle avait gagné sans le demander. Elle n’y pouvait rien si le boss refusait toujours…
Le lit grinça lorsqu’elle se laissa tomber dessus. Son regard dériva sur sa poitrine et les tâches de sang lui revinrent en mémoire. Elle se releva et enleva la veste de cuir noir. Encore une à passer au vinaigre… Son pantalon était lui aussi maculé de rouge. Il allait vraiment falloir qu’elle rachète des habits, tous ceux qui restaient dans sa penderie gardaient des traces suspectes, rougeâtres, ou des déchirures. Elle profiterait sans doute d’un jour de congé pour faire quelques courses, peut-être qu’elle ramènerait quelques bonbons aux enfants…
Un soupir profond lui échappa. Elle n’aurait le temps de le faire que lorsqu’ils auraient rouvert les accès vers les galeries principales et que la situation serait sous contrôle. La sécurité d’abord. Et pour sa propre sécurité, elle ne pouvait pas sortir de cette pièce sans avoir au préalable nettoyé son arme. Tout pouvait rouiller, même entre des murs de roche et de béton et des kilomètres sous terre. Il faudrait donc qu’elle s’occupe de ça en priorité, si elle ne voulait pas se faire réprimander… Ça voulait également dire qu’elle ne pourrait pas aller dîner…Son ventre se rappela à son bon vouloir, mais elle ne lui répondit pas. Quel était le besoin le plus pressant, pour l’instant ? À part sa lame, bien sûr…
Ah. Oui, il y avait ça. Son esprit lui rappela au dernier moment qu’il fallait qu’elle aille quelque part. Vite. Quelques minutes plus tard, elle sortait de sa salle de bain, propre et affamée. Sur son lit, quelqu’un avait déposé son kit de nettoyage et un plateau-repas dégarni. En l’absence de garde-manger, les vivres qu’elle ramenait lorsqu’elle n’était pas en service s’épuisaient rapidement. Elle ne pouvait pas acheter plus qu’elle était capable d’en porter, mais il fallait qu’elle nourrisse une vingtaine de combattants sans que les autorités ne la remarquent particulièrement. Alors dévaliser un supermarché, une boucherie ou même le boulanger du coin risquait d’attirer un peu trop l’attention et de les mettre en danger. Le manque de nourriture ne pouvait pas vraiment les faire tomber, mais ses hommes devenaient étrangement irascibles lorsqu’ils avaient faim et il fallait l’avouer, elle-même supportait mal cette sensation. La bonne santé économique de l’organisation lui avait toujours assuré une assiette pleine, pour le meilleur comme pour le pire.
Et effectivement, elle expérimentait le pire. Le cuisinier en chef était de l’autre côté de l’éboulement et les combattants étant bien loin d’avoir ses capacités, les dernières semaines avaient été difficiles. Elle s’étonnait de survivre aux désastres culinaires et autres tentatives gustatives cataclysmiques, même si elle se savait parfaitement incapable de faire mieux. Jetant un regard dégoûté au plateau, elle fronça le nez lorsqu’un fumet repoussant lui parvint et préféra s’atteler à son nettoyage. Chaude ou froide, une horreur était une horreur.
Des cris la prirent par surprise au cours de son inspection et en instant, elle se dressait seule au milieu de la pièce, en garde, prête au combat.
- Chef Zelda ! appela une voix qui semblait surexcitée. Venez, les autres ont fini de rouvrir le passage ! Le boss vous appelle de l’autre côté !
- Dîtes-lui que je m’habille et que j’arrive ! beugla-t-elle en envoyant valser l’infâme plateau.
Le bruit du métal contre la pierre résonna quelques instants. Elle s’était ruée vers sa penderie en laissant tomber tout ce qu’elle tenait et arrachait désormais un cintre. La jeune femme le regarda avant de l’envoyer voler au travers de la pièce. Ils furent nombreux à le suivre, avant qu’elle ne mette la main sur la seule chose qui lui permettait d’être présentable devant le boss. Elle enfila ce qu’il lui avait offert pour son dix-neuvième anniversaire, attrapa son arme et se mit à courir dans les couloirs.
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