Chapitre 27

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En remontant la route qui menait vers la zone périphérique, Zelda ne pensait qu’à ces derniers instants passés en sa compagnie. Elle avait enfin pu admirer son sourire. Elle avait senti ses doigts sur la peau de son poignet. Le vent avait joué avec ses cheveux. Sa voix avait résonné à ses oreilles. Une euphorie sans pareille l’avait envahie au moment où leurs lèvres s’étaient rencontrées. Et sa voix avait prononcé son prénom. Comme dans un rêve.

Elle était soulagée. Non, elle était heureuse. Pour la première fois depuis plusieurs années, sans doute, elle était vraiment, vraiment heureuse. Elle goûtait à une sensation unique, à un amour interdit, à un bonheur indescriptible. Son sourire n’avait rien d’un masque de comédie et elle se surprenait parfois à éclater de rire en croisant les regards des passants en ce soir de printemps.

Lorsqu’elle arriva en vue des sombres recoins qui matérialisaient la fin de la zone couverte par les drones, elle se figea. Il y avait des gens. Ou plutôt, il y avait beaucoup de gens. Et ils étaient trop silencieux pour s’être retrouvés ici par hasard. Un bruit plus discret la poussa dans l’ombre d’un mur. Sans aucun doute surveillaient-ils, eux aussi.

Était-ce de sa faute ? Avait-elle, dans sa folie, mis en danger ceux qu’elle aimait, pour cet instant de félicité ? Tout ce qui s’était passé n’avait-il été qu’un piège ? Joy l’avait-elle… ? Pourquoi ne s’en était-elle pas doutée ? C’était trop beau pour être vrai, bien trop beau… ! Et elle y avait cru ! Elle s’était laissée aller, jusqu’à placer son entière confiance en l’ennemie, parce qu’elle… Parce qu’elle… L’aimait…

Brusquement, quelque chose se brisa en elle. Elle s’effondra contre le mur, comprenant enfin le véritable sens des mots qu’elle venait de penser. Si elle avait été dans son état normal, elle aurait hurlé à la trahison et massacré tous ceux qui auraient osé se mettre sur son passage, mais un amour perdu rend toutes ces choses futiles : la colère se change en larmes, la haine en douleur et la trahison en regrets. Et Zelda ne savait quel sentiment était le plus fort, comme son corps lui semblait être à la merci d’un tortionnaire, son visage grêlé par une pluie d’orage, son cœur brisé en mille éclats sanglants. Elle éclata en sanglots convulsifs, bruyants, disgracieux et pourtant tellement pathétiques que si un Dieu s’était penché sur elle, sans aucun doute il lui aurait tendu la main. L’aurait-elle acceptée ? Rien n’était moins sûr.

Car la main qu’elle refusa la frappa violemment au visage. Un goût de sang imprégna sa langue instantanément et dans l’obscurité, elle ne remarqua même pas que sa conscience la quittait. Elle s’effondra dans rue, aux pieds de ceux qui l’attendaient derrière la limite.

Le projecteur d’un drone était fixé sur sa silhouette inconsciente, sa caméra mitraillait et inondait l’espace visuel de Joy Kafka, l’aveuglant momentanément. Il lui fallut un instant pour reconnaître ce visage et moins d’une seconde pour qu’elle ne s’effondre. Leur amour aurait duré moins de dix minutes.

- Joy Kafka, vous êtes en état d’arrestation pour entrave à la justice et participation aux activités d’un groupe terroriste.

Elle sursauta et se retourna. Derrière elle, le barman s’entretenait avec un homme en uniforme et deux de ses collègues l’encadraient alors que son verre était toujours à ses lèvres. Apparemment calme, elle fit glisser les dernières gouttes d’alcool dans sa gorge, se leva et prononça quelques mots, que personne autour d’elle ne semblèrent entendre, à part les deux officiers. Aucun ne pouvait comprendre. Et aucun ne put réagir à temps, lorsque son corps s’effondra sur eux.

La cellule dans laquelle se réveilla Zelda était aussi accueillante que l’intérieur d’un cercueil. Sombre, dépourvue de fenêtres, vide, étroite et silencieuse. Elle se redressa, promena son regard sur les environs, avant de se rallonger. D’incroyables maux de têtes lui donnaient l’impression que le simple souffle qui s’échappait régulièrement de ses lèvres faisait trop de bruit pour qu’elle puisse le supporter. Elle avait dû recevoir un coup assez fort, elle se rappelait la rue sombre, les silhouettes, la trahison de Joy…

Elle voulut poser sa main sur ses yeux pour dissimuler ses larmes, mais le simple contact entre l’eau salée et sa peau était un supplice. Et elle ne la connaissait que trop bien, cette torture des larmes sur les plaies ouvertes, cette sensation qui vous déchirait de part en part, de l’âme au corps. Même si d’habitude, c’étaient des larmes de honte qui la détruisaient sur un lit d’hôpital et non pas celles d’une souffrance amoureuse, surtout pas sur une couchette de cellule. Elle laissa échapper un gémissement et se résigna à laisser couler les larmes qui lui brûlaient les yeux et qui dans le noir se teintaient de rouge en passant sur la balafre qui courait le long de l’arrête de son nez.

- Elle est réveillée ! murmura une voix dans le couloir.

- Ça tombe bien, l’chef voulait l’interroger avant l’autre, lui répondit une autre. Y dit qu’elle en sait plus qu’la cheffe d’INRIS… J’le crois pas, attends, qui peut en savoir plus qu’eux ? Y sont tout l’temps dans not’tête et elle c’est just’ une meurtrière… T’imagine, toi ?

Les deux silhouettes qui bavardaient se détachaient étrangement sur le mur sombre et lorsque la lumière se décida à s’allumer, sans doute un système plus ancien que la guerre, leurs visages apparurent aussi soudainement, aussi étrangement que dans un rêve. Mais la prisonnière ne les vit pas. Elle ne les écouta pas. Elle s’en fichait. Tant qu’on ne la forçait pas à quitter sa cellule, qu’on ne se moquait pas de ses larmes et qu’on ne lui parlait pas de cette femme…

- Debout. On va t’interroger, grogna la première voix.

- Fait gaffe, elle pourrait t’sauter d’ssus et t’égorger avec les dents comme elle l’a fait l’aut’ jour…

- Aucun risque, regarde-moi ça. Elle serait même pas capable de tenir debout, avec le coup que tu lui as balancé. Tu devrais faire plus attention, quand-même.

- Me r’tenir cont’ ces…

- Attention à ce que vous allez dire, susurra une douce voix féminine. Traitez-moi une seule fois et je vous jure que je vous tuerai, même si c’est la dernière chose que je dois faire de ma vie.

- Ta gueule, sale…

- Vous voulez vraiment mourir ? Vous, les policiers, vous tenez vraiment peu à la vie… Qu’est-ce que vous diriez de choisir votre mort, avant que vous ne prononciez un seul mot de plus ? Je suis certaine que votre collègue acceptera joyeusement de nous servir de garant.

- Silence, prisonnière. On veut pas vous parler, nous, on doit juste vous emmener voir not’ chef.

- N’y pensez même pas. Qu’il vienne, s’il veut discuter. Je ne bougerai pas de là, de toute façon. Et peu importe ce que vous direz, ça ne changera rien.

- V’z’avez pas l’choix, v’savez. Soit vous v’nez avec nous, soit c’est l’aut’ qui parle et v’z’êtes morte.

- Laissez parler ceux qui le veulent, après tout c’est leur droit. Je ne veux rien avoir à faire avec des gens de votre espèce, c’est compris ? Alors faîtes-moi le plaisir de débarrasser le plancher, que je puisse profiter de la puanteur de cet endroit sans en plus avoir à supporter votre français ridicule.

- Si elle parle, v’z’êtes morte. C’est la Présidente d’INRIS, quand-même.

- Peu m’importe ce que devient cette traîtresse, de toute façon, elle ne sait rien. Je n’ai pas été assez stupide pour lui parler et si c’est ce que vous croyez, alors bon courage. Parce que vous n’obtiendrez pas beaucoup plus d’elle que de moi, même sous la torture. Allez-vous-en, faîtes-la passer au détecteur de mensonges ou je ne sais quoi et dîtes-lui bien que c’est une femme de la pire espèce. Il y a des choses avec lesquelles il vaut mieux ne pas jouer. Qu’elle parle, j’en rirai sur l’échafaud.

Les deux hommes avaient perdu leur air goguenard. Leurs yeux semblaient prêts à sortir de leurs orbites et pour l’un, la lumière jaunâtre se reflétait sur son teint pâle. Il avait la bouche ouverte, la peau plissée, retroussée au point qu’elle découvrait les dents du policier. Son camarade avait un visage fermé tellement sombre que la lumière refusait de s’en approcher. Lorsqu’ils tournèrent les talons, sans plus chercher à la raisonner, il ne faisait aucun doute qu’ils fuyaient. Heureusement qu’aucun autre prisonnier n’était présent, ils auraient été la risée des gardiens.

Sans doute, cela aurait amusé Zelda, mais les larmes qu’elle avait retenues et sa voix tremblante refusaient de la laisser profiter de ce moment. À peine avaient-ils disparu qu’elle laissait à nouveau entrevoir sa douleur. Toujours gisante sur cette paillasse inconfortable, ses larmes ayant coulé jusqu’à l’avoir irrémédiablement imprégnée, elle avait le sentiment de n’être plus rien, ni corps ni esprit, que seule sa conscience flottait, désormais incapable de la moindre pensée heureuse. Dans sa tête, il n’y avait plus qu’elle et la terrible souffrance qui accompagnait son visage.

- Nous n’aurons même pas eu le temps d’être heureuses…, murmura-t-elle en réprimant un sourire triste.

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