Chapitre 50
Joy arrivait au centre-ville, où une petite fontaine de pierre dispensait une douce fraîcheur. Elle la savoura quelques instants et s’appuya contre elle, rêvassant. Le doux ruissellement de l’eau l’apaisait et lui permettait de réfléchir plus posément. Oui, il y avait sans doute d’autres mesures à mettre en place… À commencer par une limite du temps de jeu automatique, la suppression de certaines aides au jugement et évidemment la révélation de leur stupidité en limitant les ondes à certains endroits et en en diminuant les quantités pour permettre la réinsertion de ceux qui se cachaient sous leurs pieds. Enfin, elle ne pourrait pas faire tout ça toute seule, mais elle avait le soutien des bonnes personnes. Quoi qu’on dise, ce n’était pas eux qui étaient en tort. C’était elle, c’étaient ses parents, mais pas eux. Les victimes ne faisaient de mal à personne.
L’image de Théo Kaïra refit surface, brutalement, sans prévenir. Elle hoqueta, se raccrochant de toutes ses forces à la pierre pour éviter de basculer. Sa gorge la brûlait. Elle contemplait, sur le béton, la large flaque brillante qui reliait le corps à la tête et imprégnait lentement son uniforme d’écolier. Son estomac se révulsa, elle se tourna vers la fontaine, haletante, sans rien faire d’autre que de tenter de respirer, d’oublier. Son reflet, sans cesse troublé, avait la pâleur d’un mur de béton. Elle retenait des larmes qui semblaient tenir à tout prix à rouler sur ses joues. Non, elle ne pleurerait pas. C’était hors de question. Pas tant qu’elle n’aurait pas parlé avec Zelda face à face. Il y avait des choses dont elles devaient absolument parler.
Mais aujourd’hui n’était pas le jour. Joy releva la tête et laissa ses yeux se poser sur les jeux de lumière à la surface de l’eau. Autour d’elle, sur la place, tout semblait ordinaire. Des gens aux terrasses, des enfants en vacances qui jouaient sous la halle, non loin. Leurs rires, leurs protestations. Ils se couraient après. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas vu des enfants jouer à chat ensemble. Elle-même n’y avait jamais joué. En fait, elle n’avait jamais eu beaucoup d’amis, petite. Pas plus qu’elle n’en avait adulte, d’ailleurs. On l’avait toujours encouragée à tester les dernières nouveautés, les jeux développés par ses parents, ou plutôt par leurs ingénieurs. Les jeux collectifs, en dehors de Synestya, ne l’avaient jamais vraiment intéressée.
Comme elle pensait à ses derniers combats, qui remontaient déjà à plus d’un an auparavant, l’onglet du jeu clignota dans son espace visuel. Elle avait une notification.
Nous vous avons organisé un event pour vous réconforter, madame la Présidente. Nous espérons qu’il vous plaira. Nous le lancerons lorsque vous serez sur la place centrale du village. C’est un cadeau de la part de toute l’équipe de création et de direction.
La jeune femme sourit. Vraiment, plus personne ne savait faire de message formel, ces jours-ci. C’en devenait ridicule. Mais elle ne pouvait pas leur en vouloir. Ce qui était important, c’était qu’ils avaient fait un geste pour elle, ces imbéciles… Et avec tout le travail qu’ils avaient à abattre pour l’event de l’automne, les cent cinquante ans de la Walt Disney Company, ils auraient mieux fait de ne pas perdre leur temps… Elle espérait au moins qu’ils avaient bien fait les choses. Peut-être même qu’ils avaient invité quelques bons joueurs pour lui venir en aide. Enfin, elle ne saurait pas tant qu’elle n’aurait pas ouvert le jeu. Fermant les yeux pour chasser la topographie des lieux de son esprit, elle chantonna quelques vers d’un mauvais poème qu’elle avait composé pour passer le temps.
Synestya, connexion !
Voilà l’incantation
Le joli petit mot
Pour noyer le poisson
Perdre son horizon
Et montrer son numéro.
Elle rouvrit lentement les yeux. Ses artistes avaient vraiment fait du bon travail. Là où un paysage bucolique s’étalait en réalité, les plaines et les forêts de glace semblaient presque plus réelles. Les sapins, statues d’émeraudes recouvertes d’une épaisse couche de coton doux brillaient sous un soleil étrangement pâle pour la période. Elle se trouvait au cœur d’une forêt gelée, non loin d’une clairière où semblait s’être imposé un énorme rocher qui avait tout sauf l’air normal. Il avait une couleur argentée caractéristique des objets manipulables, mais surtout, il n’était pas recouvert de neige, alors qu’elle-même devait chasser les flocons de ses cheveux et de ses épaules. C’était donc lui, son adversaire.
Elle fit un pas vers l’avant, ses bottes métalliques s’enfonçant jusqu’aux genoux dans la poudreuse. Son armure était certes une bonne protection pendant les combats, mais on ne pouvait pas dire que c’était toujours très pratique pour l’exploration. Elle resserra ses ailes éclatantes autour de ses épaules, espérant qu’elles lui tiendraient chaud. Malgré la doublure en fourrure que le programme de confort avait offerte à son avatar dans les zones hivernales, avoir un grand trou dans le dos n’était pas la meilleure manière d’éviter d’attraper un rhume. Mais bon, elle était la seule à avoir des ailes, il fallait bien qu’il y ait quelques inconvénients…
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